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Titre : Cinq années de séjour aux Iles Canaries, par le Dr R. Verneau,...
Auteur : Verneau, René (1852-1938). Auteur du texte
Éditeur : A. Hennuyer (Paris)
Date d'édition : 1891
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb315628249
Type : monographie imprimée
Langue : français
Format : In-8° , IX-412 p., fig., pl., carte
Format : Nombre total de vues : 450
Description : Contient une table des matières
Description : Avec mode texte
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k96131492
Source : Bibliothèque du Musée national de la Marine, 2015-221227
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 14/12/2015
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BIBLIOTHÈQUE DE L'EXPLOBATEUR
CINQ ANNÉES DE SÉJOUR
AUX ILES CANARIES ?
PUBLICATIONS DU MÊME AUTEUR
SUR LES ILES CANARIES
RAPPORT SUR UNE MISSION SCIENTIFIQUE DANS L'ARCHIPEL CANARIEN. Un vol. in-8°, avec 44 figures et 4 planches lithographiées.
L'ARCHIPEL CANARIEN, SON PASSÉ, SON PRÉSENT. Broch. in-4°.
LES ILES CANARIES, LEUR ÉTAT ACTUEL, LEUR COMMERCE. Broch. in-8°. L'ATLANTIDE ET LES ATLANTES (Revue scientifique).
DE LA PLURALITÉ DES RACES ANCIENNES DE L'ARCHIPEL CANARIEN. Broch. in-8°, traduite en espagnol.
LES SÉMITES AUX ILES CANARIES. Broch. in-8°.
LES ANCIENS HABITANTS DE LA ISLETA, GRANDE CANARIE. Broch. in-So.
LA RACE DE CRO-MAGNON, SES MIGRATIONS, SES DESCENDANTS. Broch. in-8°. LA TAILLE DES ANCIENS HABITANTS DE L'ARCHIPEL CANARIEN. Broch. in-8°. HABITATIONS ET SÉPULTURES DES ANCIENS CANARIENS. Broch. in-8°. HABITATIONS, SÉPULTURES ET LIEUX SACRÉS DES ANCIENS CANARIENS. Broch. in-8°, avec 13 figures.
L'INDUSTRIE DE LA PIERRE CHEZ LES ANCIENS HABITANTS DE L'ARCHIPEL CANA-
RIEN. Broch. in-8°, avec 14 figures.
LES PINTADERAS DE LA GRANDE CANARIE. Broch. in-Sv, avec 35 figures, traduite en espagnol.
LES INSCRIPTIONS LAPIDAIRES DE L'ARCHIPEL CANARIEN. Broch. in-So, avec
7 figures.
EN PRÉPARATION
LES GUANCHES ET LES BERBERS. Un vol. in-So raisin, avec illustrations
(Bibliothèque ethnologique).
CINQ ANNÉES DE SÉJOUR
AUX ILES CANARIES
PAR
LE DOCTEUR R. VERNEAU
CHARGÉ DE MISSIONS SCIENTIFIQUES.
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 42 GRAVURES, 4 PLANCHES ET 1 CARTE
Couronné par l'Académie des sciences.
PARIS
A. HENNUYER, IMPRIME UR-ÉDITEUR
47, RUE LAFFITTE, 47
1891
Droits de reproduction et de traduction réservés.
A SON EXCELLENCE
DON FERNANDO DE LÉON Y CASTILLO
ANCIEN MINISTRE DES COLONIES EN ESPAGNE
ANCIEN MINISTRE DE L'INTÉRIEUR
ANCIEN AMBASSADEUR D'ESPAGNE EN FRANCE
Hommage de profond respect et de dévouement.
R. VERNEAU.
AVANT-PROPOS
Chargé, le 22 mars 1876, par lVI. le Ministre de l'Instruction publique, d'une mission scientifique dans l'archipel Canarien, je m'embarquais quelques semaines plus tard à Marseille. Mon premier séjour dans ces îles se prolongea jusqu'à la fin de l'année 1878. Néanmoins, je n'avais pu explorer l'archipel tout entier. Pendant huit années consécutives, les Canaries eurent alors à souffrir d'une sécheresse exceptionnelle; les îles du nord, qui ne renferment pas de sources, avaient été désertées par tous leurs habitants. Je ne pouvais, dans de telles conditions, songer à y entreprendre une expédition que mes ressources trop restreintes ne m'eussent pas permis de mener à bonne fin. Il me fallut revenir sans avoir terminé mes recherches.
Je comptais sur quelques correspondants pour me procurer les documents qui me faisaient encore défaut. Seul, mon excellent ami, M. Diego Ripoche, me recueillit, à la Grande Canarie, de nombreuses et intéressantes pièces qui sont allées enrichir les collections de notre Muséum d'histoire naturelle. De Lancerotte et de Fortaventure, je ne reçus absolument rien.
Il ne me restait qu'un moyen de compléter mes collections : c'était d'entreprendre un nouveau voyage, et c'est ce que je fis au mois de septembre 1884. Cette fois, mes recherches ont duré près de trois années.
Pendant mes deux séjours aux Canaries, je n'ai guère vécu dans les villes. J'ai parcouru l'archipel entier dans tous les sens, profitant des circonstances pour diriger mes excursions tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Il en résulte que mon journal de voyage est loin de présenter un ordre méthodique ; aussi n'est-ce pas lui que je me suis décidé à publier. J'ai cru préférable d'adopter un plan basé sur la géographie, sans me préoccuper des dates, afin de donner plus de clarté à mon récit. J'ai essayé de faire connaitre successivement au lecteur chacune des îles de l'archipel, sa configuration, son sol, ses habitants. J'ai consacré un chapitre aux productions et au commerce de ces îles; nos chambres de commerce et nos négociants pourront y trouver des renseignements utiles pour l'extension de leurs relations avec ce pays. Il m'a semblé bon de compléter mon étude par des considérations pathologiques et climatologiques qui montreront les avantages des Canaries comme station hivernale.
Bien que mes recherches aient eu principalement un caractère scientifique, j'ai laissé de côté, dans ce livre, les questions techniques, qui ont fait et feront encore l'objet de mémoires spéciaux. Je n'ai pas cru, pourtant, devoir négliger tout à fait la vieille population si intéressante que les Espagnols trouvèrent dans ces îles au quinzième siècle, et je lui ai consacré une partie de mon travail.
Je ne saurais songer à remercier nominativement toutes les personnes qui ont facilité mes recherches : la liste en serait longue, et je commettrais infailliblement des oublis. Les autorités civiles et militaires n'ont cessé de me prêter leur appui, et, à part quelques rares exceptions, j'ai trouvé un accueil bienveillant auprès des habitants de tout l'archipel. Je dois, néanmoins, un témoignage spécial de grati-
tude à M. Diego Ripoche, qui, depuis de longues années, a tout mis en œuvre pour combler les lacunes de mon travail et m'a fourni tant de documents nouveaux.
Grâce à l'intelligente libéralité de l'éditeur, il m'a été permis de donner un nombre suffisant de gravures originales pour que le lecteur puisse se faire une idée juste des Canaries. Ces gravures ont été exécutées par des artistes consciencieux, d'après les photographies de ma collection ou mes propres croquis. Parfois les documents m'auraient pourtant fait défaut, si un entomologiste connu, M. Alluaud, n'avait généreusement mis à ma disposition un certain nombre de photographies qu'il a lui-même exécutées lors de son premier voyage dans l'archipel Canarien ; qu'il en reçoive ici tous mes remerciements.
Puisse ce livre intéresser le lecteur, tout en lui apprenant ce qu'ont été et ce que sont les îles Fortunées, trop vantées par les uns, trop dépréciées par les autres, mal connues de presque tous.
Octobre 1890.
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS VII
INTRODUCTION
HISTORIQUE.
Origine des Canaries. — Elles ne sont ni l'Atlantide, ni les Gorgades,
ni les Hespérides, ni les champs Élysées des Grecs. — Voyages des Phéniciens, des Carthaginois, des Romains et des Arabes. — Navigateurs du moyen âge; Jean de Béthencourt 1
PREMIÈRE PARTIE.
LES ANCIENS HABITANTS.
CHAPITRE PREMIER.
CARACTÈRES PHYSIQUES. — ORGANISATION SOCIALE.
Les anciens Canariens appartenaient à plusieurs types. — Leurs caractères physiques et moraux. — Organisation sociale : la famille, la femme, les enfants; les rois, les nobles et les guerriers; les pasteurs, les pêcheurs et les agriculteurs; les juges et la justice.. 21
CHAPITRE Il.
ALIMENTS ET HABITATIONS.
Aliments. — Médecine. — Les habitations : grottes naturelles, grottes travaillées et grottes peintes; casas hondas; maisons et goros 40
CHAPITRE 111.
INDUSTRIE.
Le mobilier. — Instruments en pierre. — Poteries ; les artistes de la Grande Canarie. — Objets en bois, en sparterie, en os, en coquille et en peau. — Les vêtements. — La parure : colliers et pendeloques ; peinture corporelle et pinta(ieî,as ....................... 59
CHAPITRE IV.
SÉPULTURES ET RELIGION.
Embaumement des cadavres. — Les nécropoles canariennes; grottes et tumulus. — Monuments commémoratifs. — La caste sacerdotale, sa puissance. — Temples et lieux sacrés. — Les idoles. — Cérémonies du culte; les animaux chargés d'intercéder auprès de la divinité. - Conceptions religieuses 79
CHAPITRE V.
CARACTÈRES INTELLECTUELS. — CONCLUSION.
Caractères intellectuels; connaissances artistiques, scientifiques et littéraires. — Le langage. — Les inscriptions. — Conclusion : L'origine des anciens Canariens ............................... 96
DEUXIÈME PARTIE.
LES CANARIES ACTUELLES.
CHAPITRE PREMIER.
L'ARCHIPEL CANARIEN.
Situation. — Étendue des iles Canaries. — Géographie physique. — Climatologie. — Géographie politique. — Population. — Caractères des habitants 105
CHAPITRE II.
LANCEROTTE.
La côte. — Le port et la ville d'Arrecife. — Un savant. —Zonzamas.
— Les dromadaires. — Voyage dans le nord. — Tahiche, San Miguel de Teguise, Las Nieves, Haria. — Une aubade. — Une grotte de trois kilomètres. — Guatiza 119
CHAPITRE III.
LANCEROTTE (SUITE).
Le carnaval à Arrecife. — Excursion dans le centre : San Bartolomé et son curé ; San Andrés. — Une découverte désagréable. — Tinajo. — Grotte d'Ana Viciosa; ascension difficile. — Les mares d'eau salée. — Poteries de Lancerotte ............................... 138
CHAPITRE IV.
LANCEROTTE (FIN).
Départ pour le sud. — Tias; Masdache; Peiia Palomas. — Une course sur la lave. — Yaiza. — Un jet d'eau. — La montagne du Feu; cuisine sans combustible. — Un nouveau compagnon de voyage. — Femes. — Las Brenas; perdus dans une grotte. — Ru- bicon. — Papagayo; une pêche miraculeuse. — Les habitants de Lancerotte 150
CHAPITRE V.
FORTAVENTURE.
Corralejo; un coin du Sahara. — La Oliva. — Tejate. — Enseveli vivant. — Mascona. — Départ de la Oliva; une averse; un pays désert. — La Antigua; mes hôtes; les puits d'eau saumâtre. — Valles de Ortega; le malpais; les puces et les lapins. — San Pedro et Santa Inés; les truffes. — Fabrication de la soude 164
CHAPITRE VI.
FORTAVENTURE (FIN).
Santa Maria de Betancuria. — Rio Pal mas et La Peiia. — Une série de miracles. — Pâjara. — Chilegua et la montagne du Cardon. — Jandia; mœurs primitives de ses habitants. — De Matas-Blancas à Tuineje. — Le plâtre; la tonte des chameaux. — Retour à La Antigua. — Puerto-Cabras 177
CHAPITRE VII.
LA GRANDE CANAIllE.
Les contours ; le port de refuge. — Las Palmas, la ville la plus importante de l'archipel. — L'isthme de Guanarteme. — La Luz et la Isleta. — Tamaraceite. — San Lorenzo. — Arucas; l'eau; les fabriques de sucre. — Les sources et la végétation à Firgas et à Doramas. — Site pittoresque. — Guia et Gaïdar 193
CHAPITRE VIII.
LA GRANDE CANARIE (SUITE).
Agaete; forêts de pins; les compagnes des pêcheurs. — Mogan; les bergers. — D'Arguineguin à Aguimes ; euphorbes et orangers gigantesques. — Les gens d'Aguimes et les étrangers. — Temisas.
— El Ingenio. — Telde, ses propriétés, son importance. — Retour à Las Palmas 211
CHAPITRE IX.
LA GRANDE CANARIE (SUITE).
L'intérieur de l'île. — Tafira. — Santa Brigida. — San Mateo; paysage enchanté. — Artenara; une curieuse église. — Chemins dangereux. — Tejeda et les monolithes. — Tirajana. — Un cratère de quarante kilomètres de circonférence. — La grotte du diable. — La population de Tirajana n'aime pas les trouble-fêtes. — Les nègres 225
CHAPITRE X.
LA GRANDE CANARIE (FIN).
Productions et commerce. — Mouvement maritime. — Les habitants; leur costume, leurs habitations et leurs aliments ; leurs caractères intellectuels et moraux. — Le clergé et les cérémonies religieuses. — L'agriculture et les procédés agricoles. — L'industrie 241
CHAPITRE XI.
TÉNÉRIFFE.
Sainte-Croix. — Excursion dans le nord; un chemin royal. — San Andrés. — Igueste.— Anaga; un descendant des Guanches; le phare; l'hospitalité qu'on y trouve. — Taganana. — Taborno et son maire; des gens qui ne connaissent ni le pain ni le vin. — Las Carboneras. — Tegueste. — Tejina. — Punta del Hidalgo; des hôtes incommodes 256
CHAPITRE XII.
TÉNÉRIFFE (SUITE).
De Sainte-Croix à l'Orotave. — La Lagune. — L'évêque. — Taco- ronte. — Une forêt des tropiques. — Sauzal. — La Matanza. — Un cordon bleu. — Les mendiants. — La Victoria. — Santa Ursula. — La vallée de l'Orotave. — La ville; les jardins. — Le port de la Cruz. — Le jardin botanique. — Les Realejos. — La Rambla..... 272
CHAPITRE XIII.
TÉNÉRIFFE (SUITE).
San Juan; des Guanches au dix-neuvième siècle; le désert. — Icod; la fonda; le dragonnier; une sorcière; encore un Guanche. — Ga-
rachico; le curé. — Buenavista; un maire canarien. — Le sud; seize heures à cheval; deux accidents. — Adeje; le ravin de l'Enfer; une situation périlleuse. — Les troglodytes.— Guimar; le ravin de Badajoz; descente trop rapide. — Candelaria; une statue miraculeuse. — Retour à Sainte-Croix 284
CHAPITRE XIV.
TÉNÉRIFFE (FIN).
Ascension du pic. — Monte Verde. — Au-dessus des nuages. — Las Canadas; chaleur tropicale; la raréfaction de l'air. — Estancia de los Ingleses; une nuit à 2891 mètres d'altitude. — Alla Vista. — Le pain de sucre. — Le cratère. — Une glacière. — Les dangers du séjour dans un volcan. — Les habitants de Ténériffe; leur type; leur genre de vie. — Cérémonies religieuses. — Costume 301
CHAPITRE XV.
LA GOMÈRE.
Situation. — Contours. — Topographie. — Les bois. — Productions de l'île. — Villages. — Type, mœurs et coutumes des habitants. — Le langage sifflé. — Le port et la ville de San Sebastian. — Une population peu hospitalière. — Le sud. — Le paradis en miniature. — AlajerÓ. — Chipude 315
CHAPITRE XVI.
LA GO MÈRE (FIN).
Ravin de Agua Jilba. — A l'assaut d'un rempart. — La Cumbre de la Carbonera. — Hermigua. — La réception. — Le festin. — Bella- vista. — Agulo. — Une procession. — Valle Hermoso. — Un apothicaire — La cuisine au sucre. — Ascension du Roque. — La grotte du Telar. — Une chute. — Los Organos. — Conséquences de la chute. — Valle Gran Rey. — Une rivière 327
CHAPITRE XVII.
LA PALME.
Situation. — Étendue. — Topographie. — Végétation. — Sainte- Croix. — Le port. — La fonda. — Armée de moustiques. — La ville et ses habitants. — Le sud. — Diète forcée. — Les citernes en bois. — Belmaco. — Les inscriptions. — Les grottes sépulcrales; terreur qu'elles inspirent. — Fuencaliente. — Le grand désert.... 343
CHAPITRE XVIII.
LA PALME (FIN).
La Cumbre. — Les forêts de pins. — Pluie sans nuages. — Un arbre plusieurs fois séculaire et une statue turbulente. — Los Llanos. — Arguai. — Propriété modèle. — Tacande. — Histoire de revenant.
— Le nord. — Les mauvais pas. — Nouvelle ascension de la Cumbre. — La Caldera. — Un cratère de 5000 pieds de profondeur.
— Les villages du nord-est. — La Vierge des Neiges et ses miracles 351
CHAPITRE XIX.
ILE DE FEU.
Situation. — Étendue. — Topographie. — Un port dans le désert.
— Valverde. — Réception en négligé. — Le nord. — Un arbre fontaine. — Le commandant militaire — Le sud. — Le Pinar; ses habitants. — Une soirée. — Les Letreros. — Une dégringolade. — Les chèvres sauvages. — Le Mal Paso. — El Golfo 367
CHAPITRE XX.
PRODUCTIONS ET COMMERCE.
Mouvement maritime et commercial. — Commerce d'exportation : le tabac, le vin, le sucre et la cochenille; les pêches. — Commerce d'importation 381
CHAPITRE XXI.
CONSIDÉRATIONS PATHOLOGIQUES ET CLIMATOLOGIQUES.
L'archipel Canarien au point de vue médical et hygiénique; ses avantages comme station sanitaire et hivernale. — Température, état hygrométrique et pression atmosphérique. — Climat favorable à la cure des maladies des voies respiratoires, etc 395
INDEX ALPHABÉTIOUE ET ANALYTIQUE 403
TABLE DES GRAVURES, PLANCHES HORS TEXTE ...................... 411
CINQ ANNÉES DE SÉJOUR
AUX ILES CANARIES
INTRODUCTION
HISTORIQUE.
Origine des Canaries. — Elles ne sont ni l'Atlantide, ni les Gorgades, ni les Hespérides, ni les champs Élysées des Grecs. — Voyages des Phéniciens, des Carthaginois, des Romains et des Arabes. — Navigateurs du moyen âge : Jean de Béthencourt.
L'archipel Canarien est une des contrées du globe dont le passé a soulevé le plus de controverses. Pour les uns, ces îles seraient fort anciennes et elles auraient été habitées à une époque qui remonterait au delà de toute histoire; pour les autres, au contraire, elles seraient de formation récente. Quelques auteurs supposent qu'elles ont été connues de l'antiquité la plus reculée ; les autres ne font remonter leur découverte qu'au moyen âge.
Comment et à quelle époque ont pris naissance les îles Canaries? Telle est la question qui se présente tout d'abord à l'esprit.
Sur ce point, les opinions les plus bizarres ont été émises ; je me dispenserai de les passer toutes en revue, la plupart ne comptant plus, aujourd'hui, de partisans. Deux théories seulement partagent encore les hommes de science ; pour les uns, les Açores, Madère, les Canaries et les îles du Cap-Vert
ne seraient que des débris d'une vaste terre engloutie par les eaux ; les îles que nous voyons dans ces parages seraient les sommets de hautes montagnes que la mer n'aurait pas recouverts. Les autres, au contraire, croient que l'archipel Canarien est le résultat d'éruptions et de soulèvements volcaniques qui l'ont fait surgir du fond des eaux.
La première hypothèse a pour elle le mérite de l'ancienneté ; elle remonte, en effet, au moins à Platon. Avant lui, on avait même parlé d'une grande terre qui existait en face des colonnes d'Hercule (détroit de Gibraltar), mais personne ne l'avait vue. Aussi que de merveilles racontait-on sur cette terre mystérieuse : elle était « plus grande que la Libye et l'Asie réunies » ; elle produisait « toutes les choses nécessaires à la vie » ; on y trouvait « tous les métaux solides et fusibles » et d'autres encore, Yoricalcon, par exemple, dont on a toujours ignoré la nature. Tous les matériaux nécessaires aux arts s'y rencontraient en abondance ; les habitants n'avaient que l'embarras du choix entre « les pierres blanches, noires ou rouges » pour exécuter leurs gigantesques travaux dans Cerné, la capitale. Leurs superbes palais étaient ornés d'étain, de bronze, d'argent et d'or. Le temple de Clito et de Neptune était entouré d'une muraille d'or ; tous les métaux précieux et l'ivoire avaient servi à orner ce sanctuaire.
Cette île immense, Y Atlantide, qui contenait tant de richesses minéralogiques, était, en même temps, d'une fertilité inouïe. D'innombrables animaux peuplaient ses marais, ses lacs, ses rivières, ses montagnes et ses plaines, « et l'éléphant lui- même trouvait de quoi satisfaire son insatiable voracité » !
Malheureusement, ce paradis terrestre a disparu. Ses heureux habitants, vertueux et justes, dans le principe, ne surent pas apprécier leur bonheur. Pris subitement d'un désir immodéré de conquêtes, ils quittèrent leur éden et allaient se rendre maîtres de l'Europe et de l'Asie, lorsqu'ils furent arrêtés par les Athéniens. C'est alors que Jupiter, pour les châtier, engloutit leur île sous les eaux.
Telle est, en deux mots, l'histoire de l'Atlantide, telle que nous la raconte Platon. Quelle foi peut-on avoir dans son récit? Il suffit presque, pour répondre à cette question, de rappeler à quelle source le philosophe grec a puisé ses renseignements. Encore enfant, dit-il, il avait écouté « les récits de son aïeul Critias, lequel avait entendu, de la bouche même de Solon, ce qu'avait enseigné à celui-ci un vieux prêtre égyptien de Sais1 ).
Ainsi, les Athéniens avaient oublié les hauts faits de leurs ancêtres arrêtant les Atlantes dans leur invasion, et il avait fallu que les Égyptiens les leur rappelassent. Platon lui-même s'était rendu compte de l'invraisemblance de ses assertions et, pour les expliquer, il reporte très loin dans le passé l'expédition des habitants de l'Atlantide. Il s'était écoulé un laps de temps si considérable que le souvenir s'en était effacé de la mémoire des Grecs ; les Égyptiens l'avaient gardé, grâce à leur coutume de conserver les traditions par écrit.
A la rigueur, on pourrait admettre cette explication ; mais, en présence des invraisemblances qu'il renferme, n'est-il pas plus probable que le récit de Platon « est une de ces mille fictions merveilleuses si communes en Orient et que l'éloquent disciple de Socrate aura embellie de toutes les richesses de son style, afin de donner quelque utile leçon à ses compatriotes 2 » ?
C'est, cependant, le texte du philosophe athénien qui a servi de base à l'hypothèse de l'existence d'un vieux continent aujourd'hui submergé. Pour les uns, à lui seul il doit suffire à faire accepter l'Atlantide ; pour les autres, ce récit, rapproché d'autres textes anciens, ne peut laisser subsister aucun doute sur la réalité de la grande île dont parle Platon. Il faut bien reconnaître, toutefois, que les écrits des auteurs de l'antiquité laissent quelque peu à désirer au point de vue de la clarté, puisqu'ils ont permis
Article ATLAI\TII)E, par Am. Dupont, in Encyclopédie moderne, publiée par MM. Firmin-Didot frères, sous la direction de M. Léon Rénier. Paris, 1859, in-8°.
2. Ibid.
de placer l'Atlantide dans les cinq parties du monde. Pour m'en tenir aux hommes les plus sérieux, je rappellerai que, en 1819, Latreille s'efforçait de démontrer à l'Académie des sciences que la Perse occupait l'emplacement de l'Atlantide ; que M. Ber- lioux t la place sur le continent africain, dans la région de l'Atlas ; que plusieurs géologues, enfin, vont la rechercher vers le Groenland.
Il me faudrait un volume entier pour discuter les diverses opinions qui ont été émises au sujet du pays des Atlantes. Aussi, me bornerai-je à montrer très brièvement que les arguments scientifiques invoqués par quelques auteurs n'ont, en réalité, aucune valeur. Si quelque lecteur désirait, sur ce sujet, de plus amples détails, je me contenterais de le renvoyer à l'article que j'ai publié dans la Revue scientifique 2.
L'Atlantide, a-t-on dit, a été engloutie sous les eaux bien longtemps avant Platon ; c'est donc à une époque excessivement reculée qu'il faut en reporter l'existence. Or, Darwin, Lyell, Hausmann, Ch. Martin ont montré que, dès l'époque quaternaire, c'est-à-dire avant que ne vécussent à la surface du globe les animaux et les plantes que nous voyons aujourd'hui, la mer était ouverte au moins jusqu'à Madère. En effet, des blocs de roches ont, à cette époque, été transportés sur des glaces flottantes depuis le nord de l'Europe jusque dans cet archipel. Il n'existait donc pas alors de grande terre en face des colonnes d'Hercule.
Il faudrait faire remonter encore au delà l'époque de la disparition de l'Atlantide. et c'est l'opinion qu'avait embrassée Bory de Saint-Vincent 3. Il cherche à montrer que, dans les archipels qui représenteraient les montagnes de cette vieille terre,
i. E.-F. Berlioux, les Atlantes; histoire de l'A tlantis et de l'Atlas primitif. Lyon, 1883.
2. Voir l'Ail(intide et les Atlantes, in Revue scientifique, t. XLll, 21 juillet 1888.
1. 3. Bory de Saint-Vincent, Essai sur les îles Canaries et l ancienne Atlantide. Paris, germinal an XI.
on rencontre des roches extrêmement anciennes, qu'on y trouve des amas de fossiles et que, s'il est des îles où l'on n'observe pas de preuves d'une haute antiquité, c'est que « les feux souterrains y ont exercé la tyrannie la plus absolue » ; que « rien n'y est à sa place, tout est bouleversé ».
Ce dernier argument peut paraître au moins étrange : si les preuves qu'on désire ne se trouvent pas, il n'en faut pas moins conclure qu'elles existent, mais qu'elles ont été complètement cachées par des bouleversements. Les rencontrât-on partout qu'elles ne prouveraient, d'ailleurs, absolument rien. Mieux connues, étudiées avec soin par un savant espagnol distingué, M. Calderon ', les prétendues roches anciennes se sont singulièrement rajeunies. S'il y a eu des éruptions pendant la période tertiaire, elles ont été sous-marines et, à cette époque, les Canaries n'arrivaient pas encore au niveau de la surface de la mer.
C'est ce que démontre encore l'examen des fossiles ; ils sont tous marins et ils se rencontrent à des altitudes'qui varient de 100 à 1 000 mètres. Il est bien évident que ces poissons, que ces mollusques de la mer, ne sont pas allés mourir sur les montagnes ; c'est au fond de l'eau que leurs dépouilles se sont accumulées pour former ces bancs situés aujourd'hui bien au- dessus de l'Océan. Par conséquent, à l'époque où ces couches se déposaient, les montagnes qui les contiennent étaient submergées.
Bailly2 a encore fait remarquer avec juste raison que les grandes profondeurs qu'on rencontre dans le voisinage des Canaries ne permettent pas de songer à un ancien continent englouti sous les flots. Si, en effet, nous ajoutons à la hauteur du pic de Ténériffe (3 711 mètres) les 5 000 mètres d'eau qu'on
1. Voir plusieurs mémoires de D. Salvador Calderon y Arana, dans les Anales de la Sociedad espafiola de Historia natural, t. VIII, Madrid, 1879, et t. IX, Madrid, 1880.
2. Bailly, Lettres sur l'Atlantide de Platon et l'ancienne histoire de l'Asie.
Paris, 1805.
trouve à une petite distance de cette île, il faudrait admettre que l'ancienne Atlantide renfermait des montagnes ayant environ 9 000 mètres d'altitude.
Tout concorde donc pour faire repousser l'idée d'un continent submergé qui aurait jadis existé dans ces parages, et nous pouvons répéter avec le docteur Hœfer : « Quelle que soit l'opinion des érudits, nous pensons que l'Atlantide n'est qu'une fiction1. » En revanche, les faits démontrent que les Canaries sont le résultat de soulèvements et d'éruptions volcaniques qui ont eu lieu à une époque relativement récente.
Je ne prétends pas, cependant, que l'archipel Canarien ait émergé de nos jours ; il existait déjà, sans aucun doute, dès les premiers temps historiques et même aux temps mythologiques de la Grèce. Il se pourrait donc que les anciens Grecs, les Phéniciens, les Carthaginois et les Romains l'eussent connu comme le prétendent plusieurs auteurs. C'est la question qu'il me faut examiner maintenant. Je le ferai, d'ailleurs, très rapidement, renvoyant, pour plus amples détails, à l'ouvrage de mon ami, M. le docteur D. Gregorio Chil y Naranjo2, qui consacre vingt- trois chapitres aux simples légendes ou aux voyages hypothétiques.
Dans les écrits des anciens auteurs grecs, il est question de terres situées à l'occident, dans des régions d'un abord si difficile que personne ne tentait de les visiter ; au nombre de ces terres mystérieuses se trouvaient les Gorgades. C'étaient, nous dit lIësiode, trois îles situées dans la mer IIespérienne, aux extrémités du monde, près du séjour de la Nuit. Elles étaient gouvernées par trois sœurs assez mal dotées sous le rapport physique, puisqu'elles ne possédaient entre toutes qu'un œil et une dent qu'elles se prêtaient tour à tour. Leurs mains étaient de bronze ; elles avaient la chevelure hérissée de serpents et,
1. Hœfer, Platon, in Nouvelle Biographie générale, publiée par Firmin-
Didot. Paris, 1862.
2. Gregorio Chil y Naranjo, Estudios históricos, climcítológico.-z y patológicos de las Islas Canarias. Las Palmas, 1876.
d'un regard de leur œil unique, elles foudroyaient les hommes.
Cette description fantastique suffirait à montrer qu'Hésiode n'avait jamais vu les Gorgones (c'est ainsi qu'on désignait les trois reines). Il s'est borné à nous transmettre un mythe plus ancien que lui ; la fable des Gorgades avait, en effet, pris naissance longtemps avant cet auteur. Au début, on plaçait sur le continent le royaume des Gorgones ; mais, une fois arrivés au littoral atlantique sans avoir rencontré cette terre mystérieuse, les anciens la reportèrent plus loin, dans la mer Hespérienne. « La fable, comme le dit si bien d'Avezac, fut obligée de s'enfuir au couchant, devant les progrès successifs de la géographie. » La légende n'en persista pas moins, tout en se modifiant ; du continent, les Gorgones passèrent dans des îles, et, à une époque plus rapprochée de nous, de femmes, elles se transformèrent en animaux terribles. C'est que les Carthaginois avaient lancé leurs navires sur cette mer Hespérienne, si redoutée jusque-là, et que leur grand voyageur Hannon avait rencontré des terres nouvelles, peuplées d'animaux velus. Ces terres nouvelles devaient être les Gorgades ; ces animaux, jusque-là inconnus, ne pouvaient être que des Gorgones, et on regarda comme les dépouilles de ces femmes redoutables les peaux velues que, au retour de son voyage, il suspendit dans le temple de Junon, à Carthage.
Peut-on retrouver, dans les Canaries, les Gorgades de l'antiquité ? Poser la question, c'est la résoudre. Pour tenter un rapprochement, il faut une imagination qui me fait absolument défaut.
L'IIespérie a passé par plus de vicissitudes encore. Placée par les uns en Italie, par les autres en Libye, elle fut mise à l'ouest tantôt de la Grande Syrte, tantôt de la Petite Syrte. Lorsqu'on fut las de la chercher en vain dans ces différents points, on la recula jusque sur les bords du Lixus. Ce fleuve exploré, on n'y trouva pas le merveilleux jardin aux pommes d'or que gardait un dragon vomissant du feu. On en conclut, non pas que l'Hespérie était une fiction, mais bien que ce
royaume devait être situé dans la mer Hespérienne, au delà des colonnes d'Hercule. C'est ainsi qu'il devint les îles Hespé- rides, que décrivent Hésiode, Pline, Diodore et tant d'autres.
Juba, qui avait quelque répugnance à admettre qu'un jardin produisît des pommes d'or, pensa qu'il s'agissait de simples citrons. Cette opinion, embrassée par quelques-uns, fut rejetée par d'autres qui voulurent que ce fussent des oranges. On n'était pourtant pas loin de s'entendre : en laissant de côté le fameux dragon qui vomissait du feu, il fallait conclure que les îles Hes- pérides des anciens étaient simplement des îles qui produisaient des citrons ou des oranges. Or, les Canaries donnent, en même temps, ces deux fruits ; elles sont donc l'Hespérie d'autrefois.
Au point de vue de la logique, ce raisonnement laisse peu à désirer. Un seul fait pourrait démolir des conclusions si laborieusement tirées de l'existence des pommes d'or dans l'archipel Canarien : c'est que les arbres qui les produisent (le citronnier et l'oranger) n'y ont été introduits que depuis le quinzième siècle. Les anciens Grecs auraient donc eu peine à les y trouver.
Il me semble inutile de décrire le champ Élyséen ou séjour des bienheureux. Dans le principe, il fut aussi placé sur le continent et c'est en désespoir de cause que les anciens le reculèrent au delà de cet océan mystérieux que personne alors ne songeait à explorer ; le séjour des élus devint, à ce moment, les îles Bienheureuses.
Comme pour les Gorgades et les îles Hespérides, on voulut en retrouver remplacement, et ce fut encore aux Canaries que quelques auteurs les mirent aussi. Cette manière de voir a été cependant controversée. Hérodote plaçait les champs Élysées en Egypte ; Virgile, en Grèce ; Denvs le géographe, dans les îles Blanches du Pont-Euxin. On les a vus en Perse, dans les îles de Rhodes, Chio et Samos, dans la Bétique, en Espagne, dans les îles Britanniques, en Islande, dans les régions glaciales ; on leur a enfin assigné, comme situation, les entrailles de la terre, la voie lactée et la lune ! Des opinions si diverses montrent bien
que, lorsqu'on veut discuter des mythes, l'imagination a le champ libre ; elles prouvent, tout au moins, qu'on ne saurait assigner une position précise aux champs Élysées de l'antiquité et il serait bien téméraire de les placer dans l'archipel Canarien plutôt qu'ailleurs.
Je crois absolument inutile de m'étendre davantage sur les légendes grecques ; ce que j'ai dit des plus célèbres permet de juger de leur valeur. Des fables de ce genre, loin de pouvoir être considérées comme des documents sérieux, démontreraient plutôt que les anciens Grecs n'ont jamais connu l'archipel Canarien.
Les Grecs, il est vrai, n'étaient pas des voyageurs aventureux ; les Phéniciens, au contraire, étaient de hardis navigateurs qui, à une époque fort reculée, n'avaient pas craint de franchir les colonnes d'Hercule. Si nous en croyons Strabon, longtemps avant Homère ils s'étaient lancés sur l'Océan ; ils auraient fondé alors trois cents villes sur la côte occidentale d'Afrique et auraient, à diverses reprises, visité l'archipel Canarien qu'ils désignaient sous le nom d'îles Bienheureuses. D'après S. Bo- chard, Pluche et quelques autres, ce serait même du mot phénicien Alizut, qui signifie terre de délices, que les Grecs auraient fait celui d'Elysée. Le mythe des champs Élysées ne serait que le récit embelli des découvertes des navigateurs tyriens.
Il me semble, toutefois, bien téméraire d'affirmer que les Phéniciens aient fréquenté les Canaries et que Cerné ou Cherna, considérée par eux comme la dernière terre habitable, ne soit autre que l'île de Fer, ainsi que le veut Bory de Saint-Vincent. Il n'est nullement prouvé « qu'ils aient fréquemment visité ces îles et qu'ils aient trafiqué des produits de leur sol », comme le prétend le docteur Chil \
Si, en effet, presque tous les auteurs anciens sont unanimes pour assurer que, dans leurs voyages, les vaisseaux de Tyr
1. Gregorio Chil y Naranjo, op. cit., t. 1, p. H4.
franchissaient le détroit de Gibraltar, il n'existe aucun texte pour nous apprendre jusqu'où s'aventuraient ces navigateurs. Barros, dans son Histoire portugaise des Incles occidentales, parle d'une statue équestre qu'on aurait découverte à Corvo, l'île la plus septentrionale du groupe des Açores ; il l'attribue aux Phéniciens, le piédestal qui la supportait étant, dit-il, chargé d'inscriptions en caractères inconnus qu'il soupçonne être phéniciens. La preuve de l'arrivée des Tyriens aux Açores laisse, on le voit, fort à désirer. Pour les Canaries, la démonstration n'est pas plus probante. Ces îles produisent l'orseille (Rocella tinctoria, L.) qui est usitée en teinture; c'est de cette plante, nous dit D. Gregorio Chil, que les Phéniciens tiraient leur pourpre et ils devaient aller la chercher dans les îles de Lancerotte et de Fortaventure. Ces deux îles sont, par conséquent, les îles Pur- puraires des anciens. Il faudrait prouver, tout d'abord, que les habitants de Tyr extrayaient leur teinture de l'orseille et non pas d'un coquillage (Purpura), comme le disent les vieux auteurs et comme on l'admet généralement. Mais ce point fût-il acquis, que la démonstration ne serait pas encore complète ; il resterait à montrer que c'était bien aux Canaries que les Phéniciens allaient chercher cette mousse qui croît sur un grand nombre d'autres points.
En somme, la découverte des Canaries par les Phéniciens ne repose que sur des hypothèses ; il est donc permis de conserver des doutes sur ce point.
Les voyages des Carthaginois dans ces parages sont bien autrement probables. Quelques siècles avant notre ère1, le Sénat de Carthage donna l'ordre à Hannon d'aller fonder des colonies au delà des Stèles héracléennes (détroit de Gibraltar). Dans ce but, il partit avec soixante vaisseaux portant trente mille personnes de tout sexe. Après avoir franchi le détroit, il s'avança vers le sud, en longeant le rivage, jusqu'à une île pourvue d'un estuaire et peuplée de sauvages velus que les interprètes « appe-
i. La date la plus probable paraît être 435 ans avant notre ère.
laient Gorilles ou plutôt Gorgades. Il ne put s'emparer d'aucun homme, mais il parvint à saisir trois femmes qui se défendirent si opiniâtrément à coups de dent et d'ongle qu'on finit par les tuer et emporter leurs peaux à Carthage. Ce fut là le' terme de cette navigation, faute de vivres pour aller plus loin. » Il est difficile, à coup sûr, de déterminer le point extrême atteint par Hannon. Si, comme on l'a prétendu, ces femmes velues qui se défendaient « il coups de dent et d'ongle » n'étaient que des singes, il faudrait admettre que l'expédition arriva dans le voisinage de l'équateur. Ce qu'il nous importe de constater, c'est que, en tenant compte des journées de navigation, on arrive à la conviction qu'Hannon a dépassé les Canaries ; sur ce point, tout le monde est d'accord. A-t-il vu ces îles ? Y a-t-il abordé ? Ce sont là des questions controversées, d'autant plus difficiles à résoudre qu'il ne nous reste du périple d'Han- non qu'une traduction grecque fort incomplète. Dans un des passages qui nous sont parvenus, il est parlé de volcans ; il aurait suffi au navigateur de s'éloigner fort peu de la côte africaine pour apercevoir les volcans de l'archipel Canarien ; l'île de Fortaventure se trouve, en effet, à 10i kilomètres seulement du cap Juby.
On peut même supposer qu'Hannon a abordé dans l'archipel. Il existe, dans les îles de Fer et de la Grande Canarie, des inscriptions numidiques gravées sur des rochers. Or, les Numides n'étaient certes pas de grands navigateurs et personne, je crois, n'oserait avancer que, livrés à eux-mêmes, ils étaient capables d'accomplir un aussi long voyage.
D'un autre côté, nous savons que, arrivée à l'apogée de sa puissance, Carthage avait étendu sa domination sur les populations voisines qui lui fournissaient des auxiliaires. N'est-il pas fort probable que, parmi les trente mille compagnons d'Hannon, se trouvaient des tributaires, entre- autres des Numides. Ce serait à bord des vaisseaux carthaginois que seraient arrivés aux Canaries les hommes qui ont gravé sur les rochers les inscriptions auxquelles je viens de faire allusion.
Je sais bien qu'il est aussi vraisemblable de penser que ces artistes numides sont arrivés à l'île de Fer et à la Grande Cana- rie avec les envoyés de Juba. Avant de régner sur la Mauritanie, ce monarque avait gouverné la Numidie et il est probable qu'il avait conservé auprès de lui quelques-uns de ses anciens sujets. La question pourra peut-être recevoir une solution le jour où l'on déchiffrera les inscriptions canariennes. Ce que je crois pouvoir affirmer, c'est que des individus, partis des environs de Carthage, ont jadis débarqué dans l'archipel, puisqu'on retrouve encore des traces écrites de leur passage.
Lorsque les Romains étendirent leur domination sur l'Afrique du Nord, de nouveaux navigateurs se hasardèrent le long de la côte atlantique ; ils aperçurent des îles qu'ils signalèrent à Ser- torius et à Statius Sebosus. En souvenir des îles Bienheureuses des Grecs, ils donnèrent à l'archipel nouvellement découvert et encore inexploré le nom d'îles Fortunées.
Pline, qui tenait ses renseignements de Statius Sebosus, nous dit que, à 750 milles de Gadès (Cadix), se trouve l'île Junonia et, à une distance égale, dans l'ouest, Pluvialia et Ca- praria. « A 250 milles de celles-ci étaient les îles Fortunées, sur la gauche de la Mauritanie, au sud-ouest ; l'une était appelée Convallis, à raison de sa convexité; l'autre, Planaria, à cause de son aspect uni ; cette dernière avait 300 milles de tour. »
Juba le Jeune entendit parler de ces îles et envoya une expédition à leur recherche ; ses envoyés en trouvèrent cinq, à 623 milles au sud-ouest des Purpuraires 1. Pline revint alors sur la description qu'il en avait donnée précédemment : « La première, dit-il, appelée Ombrios, n'offre aucune trace d'édifices. Elle possède un lac dans ses montagnes et produit des arbres semblables à la férule, les uns noirs, donnant un liquide amer, les autres blancs, fournissant une boisson agréable au goût. La
1. Il est bon de remarquer, en passant, que les îles Fortunées ne sont pas confondues avec les Purpuraires. Si les premières correspondent à l'archipel Canarien, les Purpuraires sont donc situées dans le nord-est de cet archipel.
suivante s'appelle Junonia ; elle ne renferme qu'un petit temple de pierre. Dans le voisinage, se trouve un îlot de même nom. Au delà, on rencontre Capraria, peuplée de grands lézards. De ces deux îles, on aperçoit Nivaria, ainsi nommée à cause des nuages qui la couvrent et de ses neiges perpétuelles. Sa voisine, Canaria, tire son nom de chiens de grande taille, dont on amena deux à Juba; on y voit des vestiges d'édifices. L'archipel abonde en arbres fruitiers et en espèces variées d'oiseaux ; les dattiers et les pins y sont aussi très nombreux. Il produit beaucoup de miel et, dans ses rivières, on trouve encore le papyrus et l'esturgeon. L'atmosphère de ces îles est souvent empestée par suite de la putréfaction d'animaux morts, que la mer rejette constamment sur les plages '. »
De son côté, Ptolémée énumère six îles Fortunées qui sont, en allant du nord au sud : Aprositos, Junonia, Pluitalia, Casperia, Canaria et Ninguaria.
Malgré quelques différences d'appellation, malgré la nouvelle île qui vient s'ajouter aux cinq de Pline, on ne peut manquer d'être frappé des nombreux rapports qui existent entre les deux auteurs. Il ne s'agit plus, assurément, de descriptions forgées de toutes pièces par l'imagination ardente de quelque poète, mais bien de descriptions d'îles réelles, encore mal connues. Les distances indiquées par Pline montrent que les îles Fortunées, découvertes par les envoyés de Juba, sont bien les Canaries.
Cette découverte fut vite oubliée ; dans les premiers siècles de notre ère, il n'est plus question des îles Fortunées. En revanche, on commence à parler d'îles fantastiques qui fuyaient devant les navigateurs lorsque ceux-ci voulaient en atteindre les rives. Ce n'est qu'au douzième ou au treizième siècle que de nouveaux voyageurs visiteront l'archipel Canarien et nous en indiqueront la situation précise.
Il est certain qu'avant cette époque, les Arabes avaient lancé
1. Pline, Historia naturalis, lib. VI, cap. XXXVII.
leurs navires sur l'océan Atlantique ; les données qu'avaient recueillies leurs navigateurs sur la mer Ténébreuse manquaient un peu de précision. D'après le géographe Mohammed-el-Edrisi, elle renfermait plus de vingt-sept mille îles ; pour d'autres, ces îles étaient si nombreuses que Dieu seul pouvait les compter. Il est évident que, dans ce nombre, se trouvaient les Canaries ; mais les voyageurs arabes les avaient-ils visitées ?
Au dire de Ptolémée de Péluse, ils n'avaient abordé qu'à dix- sept îles, au nombre desquelles se trouvaient les îles du Bonheur. On n'a pas manqué de rapprocher les îles du Bonheur des îles Bienheureuses des anciens Grecs, et des îles Fortunées des Latins ; ce ne sont pas, à coup sûr, les descriptions des géographes arabes qui peuvent justifier ce rapprochement. Elles sont si vagues, si fantaisistes, que « nous devons renoncer, dit d'Avezac, à déterminer en détail la synonymie géographique, soit ancienne, soit moderne, de toutes ces îles diverses ; nous manquons de lumières suffisantes à cet égard 1 ».
C'est à peine s'il est permis de tenter cette détermination pour quelques îles rencontrées par l'expédition partie de Lisbonne vers la fin du huitième siècle, « dans le but de savoir ce que renferme l'Océan et quelles en sont les limites». Les navigateurs se dirigèrent d'abord vers l'ouest et, pendant onze jours, ils firent voile dans cette direction. Ayant trouvé une mer épaisse, fétide et remplie d'écueils, ils changèrent de direction et naviguèrent vers le sud. Au bout de douze jours, ils rencontrèrent l'île du Menu-Bétail (.El-Ghanam) qui, outre de nombreux troupeaux, renfermait « une source d'eau courante, ombragée de figuiers sauvages ». Ils reprirent la mer et, après douze nouvelles journées de navigation au sud, ils abordèrent à l'île de Ràquà ou des Oiseaux, puis à celle des Deux-Frères-Sorciers (El-Akku..:ayn-El-Sahlwrayn) qui était habitée, et où ils furent retenus prisonniers jusqu'à ce que le vent se mît à souffler de l'ouest. On leur banda alors les yeux pour les conduire en trois
i. D'Avezac, les Iles africaines de l'océan Atlantique, in Univers.
jours environ à Wasafy, ville peuplée de Berbers. De là, ils revinrent à Lisbonne « assez confus de leur désappointement, et on ne les désigna plus que par l'épithète d'El Maghrouryn ou ,es Déçus, qui resta depuis à la rue où ils habitaient ».
Pour d'Avezac, l'île des Deux-Frères-Sorciers, d'où les navigateurs furent reconduits en trois jours et trois nuits à Wasafy, n'est autre que l'île de Lancerotte, « flanquée à sa pointe septentrionale des deux rocs, celui de l'est et celui de l'ouest, auxquels paraît faire allusion la fable arabe de la transformation des deux frères en rochers *». Ce que dit El-Edrisi de la position de l'île El-Akhwayn-El-Sahharayn justifierait assez cette interprétation. Elle serait située, en effet, en face de Wasafy et, par un temps clair, on pourrait voir, de cette ville, la fumée qui s'élève au-dessus de l'île des Deux-Frères-Sorciers. Enfin, la direction suivie par les navigateurs arabes, le temps qu'a duré leur voyage, permettent aussi de supposer qu'ils sont arrivés dans l'archipel Canarien. Il ne s'agit pourtant encore que d'une simple hypothèse.
Il n'en serait plus de même du voyage entrepris, l'an 334 de l'hégire (999 de notre ère), par le capitaine arabe Ben-Farroukh. Parti au mois de février, il aborda à Gando, dans l'île de Grande Canarie. Bien reçu par les insulaires, il traversa toute l'île pour se rendre à Galdar où résidait le roi ou Guanarteme. Les renseignements qu'il donne sur les habitants, sur leurs mœurs, leurs coutumes, sont d'une telle exactitude qu'il n'est plus permis de douter qu'il s'agisse réellement de l'archipel Canarien. Eh bien, malgré toute cette précision, je ne suis nullement convaincu de la réalité du voyage de Ben-Farroukh.
Le récit de ce voyage ne se rencontre que dans un ouvrage inachevé, publié, en 1844, par un auteur canarien, Manuel Osuna y Savinon. D'après ses dires, il aurait puisé ses renseignements dans un manuscrit d'Ibn-al-Quouthia, traduit en français, en 1842, par M. Étienne (?). Or, ni le manuscrit, qui portait,
J. D'Avezac, op. cit.
à la Bibliothèque nationale de Paris, le numéro 13 de la collection des manuscrits arabes, ni la traduction de M. Étienne ne peuvent être retrouvés. Après plusieurs autres, j'ai entrepris à ce sujet de longues recherches qui sont restées infructueuses ; j'ai dû me ranger à l'avis des orientalistes les plus éminents et admettre que nous avons été mystifiés par Osuna.
Ce fut à la fin du treizième siècle qu'eut lieu le premier voyage 1 bien authentique aux Canaries, celui de Lancelot Maloisel, Génois d'origine française ; en 1402, Jean de Béthen- court trouva encore, dans l'île de Lancerotte, les ruines de la forteresse qu'il y avait construite. Pour la première fois, en 1339, deux des îles de l'archipel figurent sur une carte marine, celle d'Angelino Dulcert, de Majorque, que vient de faire connaître M. le docteur Hamy. « La première au nord, peinte aux armes de Gênes, porte la légende Instila de Lanzarotus Maroeelus (île de Lancelot Maloisel), et la seconde, la Forte Ventura (île Fortaventure). Entre les deux, on lit sur un îlot... iegi marini. Ces curieux renseignements proviennent manifestement du voyage exécuté aux Canaries par Lancelot Maloisel 2... »
En 1341, Alphonse IV, roi de Portugal, qui connaissait l'existence des Canaries et se croyait des droits à s'en emparer, y envoya une flotille, sous le commandement du Florentin Angio- lino del Tegghia. Cette expédition atteignit sûrement l'archipel Canarien, puisqu'elle en ramena quatre indigènes, divers animaux, des produits variés et une idole de pierre. La relation de ce voyage se trouve dans un journal de Bocace, découvert, il y a peu d'années, dans la bibliothèque des Magliabechi de Florence. Ce récit contient, d'ailleurs, sur les insulaires, plus d'un détail intéressant.
1. Je ne parle pas du voyage exécuté, en 128o, par Vadino et Guido de Vivaldi, ni de celui de Thedisio d'Oria et Ugolino de Vivaldi (1291). Bien que les premiers, au moins, semblent avoir dépassé les Canaries, nous ignorons s'ils ont vu ces îles.
2. E.-T. Hamy, la Mappemonde d'Angelino Dulcert, de Majorque (i339), in Bulletin de géographie historique et descriptive. Paris, t 887, in -8°.
Luis de la Cerda, comte de Clermont, surnommé le Prince de la Fortune, voulut à son tour s'emparer des Canaries. En 1344, il obtenait l'investiture du pape ClémentVI, et, aumois d'avril 1345, il partait de Cadix pour prendre possession de son nouveau royaume; il revint en Europe sans avoir vu l'archipel. Son capitaine, l'Espagnol Alvaro Guerra, ne voulut pas suivre l'exemple de son maître, et il atteignit Lancerotte, qu'il abandonna bientôt.
Les Canaries étaient si peu connues à cette époque que le pape Clément VI les croyait au nombre de onze, l'une d'elles étant située dans la Méditerranée. La description qu'en faisait le pontife permit à l'ambassadeur d'Angleterre de croire qu'il s'agissait des îles Britanniques et il s'empressa de dépêcher un courrier à son souverain, pour l'informer que le pape venait de disposer de ses États.
Sur le portulan de Viladestes (1413), on voit, au sud du cap Bojador, un vaisseau qui navigue à pleines voiles ; à côté, on peut lire l'inscription suivante : « Le navire de Jacme Ferrer est parti pour Rio de Oro le jour de Saint-Laurent, qui tombe le 10 août; ce fut l'année 1346. » Au nord, se trouve figuré tout l'archipel Canarien, et si l'on admet que cette carte fut dressée à l'aide des documents rapportés par Jacme Ferrer, ce voyageur l'aurait entièrement visité. Il est probable, toutefois, que Viladestes a utilisé des renseignements bien postérieurs.
En 1360, d'après des chroniques canariennes, deux navires de Majorque auraient abordé à la Grande Canarie. A Telde, dans la même île, six navires espagnols vinrent jeter l'ancre au mois de juin 1393, selon les uns, dans l'année 1399, selon les autres. La flottille visita ensuite l'île de Lancerotte, où les navigateurs s'emparèrent du roi, de la reine, de cent soixante insulaires, de chèvres, de cuirs et de suif. Chargée de ce butin, l'expédition revint à Séville.
Dans le cours du quatorzième siècle, plusieurs navires furent entraînés dans l'archipel par des coups de vent. Deux d'entre eux revinrent en Europe : celui de Martin Ruiz de Avendano qui,
en 1377, avait été jeté par une tempête à Lancerotte, et celui de Fernando de Ormel, comte de Urefia, qui avait été jeté sur les côtes de la Gomère, en 1386.
Il est encore certain que des Normands abordèrent aux Canaries vers cette époque. Nous savons, par exemple, que, au mois de novembre 1364, deux navires partirent de Dieppe et se rendirent à Sierra-Leone ; que, en septembre 1365, des commerçants de Rouen et de Dieppe envoyèrent quatre vaisseaux pour explorer la côte d'Afrique. Il est impossible, toutefois, d'affirmer que ces navires aient relâché aux Canaries. Ce qui est incontestable, c'est que des navigateurs normands abordèrent dans ces îles à la fin du quatorzième siècle, puisqu'ils en avaient ramené des insulaires que Béthencourt emmena comme interprètes.
En résumé, les Carthaginois, les Romains et les Arabes ont peut-être entrevu l'archipel Canarien, mais le souvenir de ces expéditions s'est vite perdu. Dans le treizième et le quatorzième siècle, de nombreux navires européens ont abordé aux Canaries ; ces voyages permirent de fixer à peu près la position des îles, mais ils n'apprirent que peu de chose sur leur constitution, leurs produits et leurs habitants.
C'est à un Français, le baron normand Jean de Béthencourt, que devait revenir l'honneur de nous apporter les premiers renseignements précis. Le 1er mai 1402, il s'embarquait à la Rochelle, avec Gaddifer de La Salle, pour s'emparer des Canaries et les convertir au christianisme. Je ne ferai pas l'histoire de cette expédition dont la relation a été écrite jour par jour, pour ainsi dire, par les deux aumôniers du gentilhomme normand, P. Bontier et Le Verrier. Je me contenterai de rappeler que, ayant eu besoin de renforts, et ne pouvant songer à s'adresser au roi de France Charles VI, Béthencourt fit hommage de ses nouvelles conquêtes à Henri III, roi de Castille, qui, en revanche, l'investit roi des Canaries,
Lorsqu'il revint définitivement en France, le 15 décembre 1405, Jean de Béthencourt avait soumis les îles de Lancerotte, de For-
taventure, de Gomère et de Fer ; il en avait laissé l'administration à son neveu Maciot. Mais, le 30 juin 1454, le roi d'Espagne prononçait la déchéance de Béthencourt et de ses héritiers. Ce furent alors des Espagnols qui achevèrent la conquête de l'archipel. La Grande Canarie, Ténériffe et La Palme résistèrent héroïquement ; la première ne se soumit à Pedro de Vera que le 29 avril 1483. Alonso de Lugo s'emparait enfin de la Palme le 3 mai 1492 et de Ténériffe le 29 septembre 149G. Désormais, les Canaries étaient réunies à l'Espagne, dont elles continuent à faire partie, malgré les réclamations que produisit dans le principe le Portugal, auquel Maciot de Béthencourt avait cédé ses droits.
PREMIÈRE PARTIE
LES ANCIENS HABITANTS.
CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRES PHYSIQUES ET MORAUX. — ORGANISATION SOCIALE.
Les anciens Canariens appartenaient à plusieurs types. — Leurs caractères physiques et moraux. — Organisation sociale : la famille, la femme, les enfants ; les rois, les nobles et les guerriers ; les pasteurs, les pêcheurs et les agriculteurs ; les juges et la justice.
Béthencourt rencontra, dans l'archipel Canarien, des populations intéressantes à bien des points de vue. Malheureusement, Bontier et Le Verrier, préoccupés surtout des faits et gestes de leur maître, nous donnent bien peu de renseignements sur les gens qui vivaient dans ces îles.
Quelques voyageurs qui ont visité les Canaries dans les premiers temps de la conquête et qui ont pu observer les indigènes avant qu'ils ne se fussent mêlés aux Européens, nous ont transmis un certain nombre de détails sur leurs mœurs et leurs coutumes. Mais, en réalité, l'histoire des anciens Canariens n'a été écrite que beaucoup plus tard, à l'aide de documents conservés par la tradition. On comprend, dès lors, que les premiers ouvrages consacrés aux vieux habitants soient sujets à caution. Il a fallu de longues années pour réunir des documents qui permissent de rectifier les erreurs des premiers auteurs, et aujourd'hui encore on ne saurait se flatter d'élucider toutes les questions qui se réfèrent aux anciennes populations1.
1. Les recherches personnelles que je poursuis, depuis 1877, m'ont amené à des résultats que j'ai déjà exposés, en partie, dans une série
Occupons-nous d'abord des caractères physiques. Sur ce point, les opinions les plus contradictoires ont été émises et bien souvent le même auteur se contredit à quelques pages d'intervalle. La raison en est bien simple : on a confondu dans un seul groupe tous les habitants de l'archipel qui étaient loin, pourtant, d'appartenir à un type unique. Bien plus, dans la même île, des mélanges s'étaient opérés et la population manquait totalement d'homogénéité. Aussi est-il nécessaire d'isoler soigneusement les divers types pour pouvoir en décrire les caractères.
La race qui a joué le rôle le plus important aux Canaries est, sans contredit, la race Guanche.
Elle s'était établie dans toutes les îles et, à Ténériffe, elle avait conservé ses traits essentiels jusqu'à l'époque de la conquête. Dans le reste de l'archipel, elle comptait encore un bon nombre de représentants qui avaient su échapper au métissage; mais la plus grande partie de la population avait vu son type primitif s'altérer à la suite de croisements avec des envahisseurs.
Le Guanche était un homme de grande taille, dont on a souvent voulu faire un géant. C'est ainsi que Bontier et Le Verrier racontent que, dans un village de Fortaventure, les soldats de Béthencourt tuèrent un homme de neuf pieds, bien que leur maître leur eût recommandé de s'en emparer vivant ; mais il était si fort, que, s'ils ne l'eussent occis, « ils estoient en ad- venture d'estre tous desconfis et mors ».
Le P. Alonso Espinosa assure qu'à Ténériffe, parmi les descendants des rois de Guimar, il s'en trouvait un de quatorze pieds de haut ; ce géant, dit-il, possédait quatre-vingts dents !
de publications. J'ai toujours eu soin de citer de nombreux faits à l'appui de mes conclusions ; j'ai publié de nombreuses mensurations pour bien montrer que je n'avançais rien que je ne fusse en mesure de prouver. Je me crois donc autorisé aujourd'hui à ne pas revenir sur ces faits particuliers qui ne pourraient que fatiguer le lecteur. Je devais cependant le prévenir que, dans les pages qui vont suivre, rien n'a été laissé à la fantaisie; c'est le résumé des résultats auxquels m'ont ,conduit de longues recherches.
L'auteur pensait, sans doute, qu'avec trente-deux dents un tel homme n'aurait pu s'alimenter.
Abreu Galindo, un autre prêtre, se sentit le besoin de renchérir sur ce qu'avaient dit ses prédécesseurs, et il affirme avoir vu le tombeau d'un colosse de vingt-deux pieds ; il oublie de nous dire le nombre des dents qui garnissaient sa bouche.
Ces exagérations n'étaient pourtant pas nécessaires et, tel qu'il était, le Guanche offrait déjà une assez belle stature. Les hommes mesuraient, au minimum, lm,70 et, dans toutes les îles, j'en ai rencontré un bon nombre qui dépassaient 1m,80 ; quelques-uns atteignaient même 2 mètres. A Fortaventure, la moyenne des hommes arrivait à lm ,84; c'est peut-être le chiffre le plus élevé qui ait été signalé chez toutes les populations du globe. Phénomène bizarre, les femmes qui donnaient le jour à des hommes aussi grands étaient relativement petites; j'ai constaté entre les deux sexes une différence d'environ 20 centimètres.
La peau était assez claire ; à en croire le poète Viana, elle était même parfois absolument blanche. Dacil, la fille du dernier chef guanche de Ténériffe, le vaillant Bencomo, qui lutta avec tant d'héroïsme pour l'indépendance de sa patrie, avait le teint très blanc et la figure parsemée de taches de rousseur. Les cheveux du vrai Guanche devaient être blonds ou châtain clair et ses yeux bleus. Ce sont les couleurs qu'on rencontre encore parmi les descendants des vieux habitants qui ont conservé les traits de leurs ancêtres. L'élément brun a été introduit dans l'archipel par des envahisseurs 1.
Ce qui caractérisait le mieux la race guanche, c'était la forme de la tête et les traits du visage. Le crâne allongé offrait un beau front bien développé dans tous les sens ; en arrière, au-
1. Il serait facile de citer un grand nombre d'anciens auteurs qui ont exprimé la même opinion au sujet de la couleur des Guanches, bien que des auteurs modernes se soient obstinés à les considérer comme bruns. A chaque instant, les vieux historiens nous parlent de blonds et même de roux. A la Palme, les cheveux bruns d'un des princes de l'île avaient semblé tellement exceptionnels, qu'on l'avait nommé Azuquahé, c'est- à-dire le Brun.
dessus de l'occiput, on notait un vaste aplatissement contrastant avec la forte saillie de l'occiput lui-même. Les bosses pariétales, placées très haut, étaient très écartées l'une de l'autre, ce qui contribuait à donner au crâne une forme pentagonale.
Pour que la tête fût harmonique, il eût fallu, avec un crâne aussi allongé, une face élevée ; elle était, au contraire, très basse, large en haut et étroite en bas. Les yeux bas et larges, les pommettes saillantes, le nez relativement court, gros du bout, sans être épaté, les lèvres charnues, mal dessinées, un peu projetées en avant1, constituaient un visage peu régulier. C'est peut-être à ces traits heurtés que les Guanches devaient leur physionomie énergique.
D'une force peu commune, cette race possédait des muscles vigoureux, comme l'accusent les solides empreintes du squelette. Certains os offrent, en même temps, une configuration spéciale qui se rencontre dans une race qui vivait chez nous il y a des milliers d'années (à l'époque quaternaire).
Dans plusieurs îles, à côté des Guanches étaient venus s'établir de nombreux Sémites. C'étaient des hommes d'une taille moyenne (de 1 ID, 65 à i m, 67), avec les cheveux noirs, les yeux bruns et la peau un peu basanée, à en juger par les récits des anciens historiens.
Le crâne, très régulier, d'un ovale parfait, était un peu allongé, sans toutefois présenter la longueur de celui du Guanche. La face, en harmonie avec le crâne, était fine, haute et étroite. Le nez, peu déprimé à la racine, continuait presque la courbe du front; il était long et étroit. Les orbites, élevés, arrondis, logeaient des yeux bien ouverts, surmontés de sourcils peu saillants. Des pommettes effacées, des mâchoires étroites, un menton un peu pointu, proéminent, une dentition généralement très belle, complétaient cette physionomie qui devait ressembler singulièrement à celle des Arabes actuels d'Algérie.
1. Les dents étaient elles-mêmes projetées en avant; en général, elles étaient fortement usées.
L'ossature de la tête et de tout le squelette est d'une grande finesse, ce qui permet d'affirmer que les gens de ce second type ne présentaient pas la vigueur des Guanches.
Il existait, aux Canaries, un troisième type, bien différent des deux précédents. Il était de petite taille, il avait le crâne court, la face assez basse, les yeux cependant bien ouverts et le nez large. J'ignore quelle pouvait être la couleur de ses cheveux, de ses yeux et de sa peau.
Ces types divers s'étaient mélangés partout où ils s'étaient trouvés en présence et, de ces croisements, étaient résultés des métis présentant tous les types intermédiaires imaginables.
Les Guanches, ai-je dit, se rencontraient dans toutes les îles. Les Sémites étaient surtout nombreux à la Grande Canarie, à la Palme et à l'île de Fer ; dans les autres îles, ils ne formaient qu'une infime partie de la population et je n'en ai pas même trouvé de trace à la Gomère. En revanche, dans cette île, le type de petite taille, à tête courte, est infiniment plus fréquent que dans toutes les autres. C'est à la Grande Canarie, enfin, que prédominaient les métis de toutes sortes.
Les Guanches et, en général, tous les anciens Canariens, étaient des hommes agiles, pleins de bravoure, ayant en haute estime la valeur guerrière. A l'époque de la conquête, les Européens ont pu constater ces qualités chez tous ces pauvres pasteurs, devenus des héros lorsqu'il s'est agi de défendre l'indépendance de leur patrie. Les femmes elles-mêmes ont, dans plus d'un cas, montré un courage qui ne le cédait guère à celui des hommes ; elles poussaient si loin l'amour de la liberté que les compagnons de Béthencourt qui s'étaient emparés de femmes, dans une grotte de Fortaventure, virent l'une d'elles étrangler son enfant pour l'empêcher de tomber entre les mains des envahisseurs.
Ces hommes si braves étaient cependant doux et hospitaliers à l'extrême en temps de paix. D'une loyauté, d'une bonne foi, auxquelles tous les auteurs s'accordent à rendre hommage, ils ne devinrent méfiants qu'après avoir eu des rapports avec
les Européens. Certes, dans ces rapports, le beau rôle n'a pas été joué par les gens civilisés. Lorsque Francisco Lopez fit naufrage à la Grande Canarie, il reconnut les bons traitements dont il avait été l'objet, ainsi que ses hommes, en trahissant ceux qui les avaient recueillis. En 1377, Martin Ruiz de Avendano, jeté par une tempête sur les côtes de Lancerotte, fut reçu à bras ouverts par le roi Zonzam-as, dont il parvint à séduire la femme. Je pourrais citer bien des faits de ce genre dans le courant du quatorzième siècle. Eh bien, malgré les exemples qu'ils avaient eus sous les yeux, les gens de Lancerotte accueillirent fort bien Béthencourt ; le roi le reçut comme un ami et fit avec lui un pacte d'alliance. Peu de temps après, un des lieutenants du conquérant, Bertin de Berneval, attirait des hommes de l'île et leur chef, Guardafia, dans un guet-apens ; il leur donnait à manger et, pendant leur sommeil, les faisait attacher pour aller les vendre comme captifs à un navire espagnol. Le roi s'échappa et, de retour au milieu des siens, il s'écriait : « Quelle nation est donc celle des Européens, qui ne connaissent ni l'amitié, ni la bonne foi? Quelle religion est donc la leur, puisque, au moment où ils nous font l'éloge de sa pureté, ils agissent traîtreusement? Ils nous disent que nous avons une âme immortelle comme eux, que nous sommes tous descendus d'un même père, et cependant ils ne cessent de nous avilir comme si nous n'étions pas de leur espèce. Ils veulent nous vendre comme de vils animaux, ils nous appellent sans cesse barbares et infidèles, et, sans égard au traité que nous avons fait avec eux, à la fidélité avec laquelle nous l'avons observé, ils nous provoquent tous les jours et osent encore nous accuser d'être les agresseurs. » (Viera y Cla- vijo.)
Assurément, les Guanches valaient mieux que la plupart des aventuriers européens qui n'allaient dans ces îles que pour enlever des esclaves et piller les malheureux insulaires. Leur organisation sociale témoigne de sentiments d'équité que les conquérants auraient pu leur envier.
La famille était tout à fait patriarcale ; elle reposait partout
sur l'institution du mariage. Les unions n'avaient jamais lieu que par le libre choix des fiancés et lorsque les parents avaient donné leur consentement. Les noces ne s'accompagnaient généralement pas de réjouissances, sauf à la Grande Canarie. Dans cette île, on engraissait préalablement la jeune fille, l'embonpoint étant fort apprécié chez le beau sexe. Le mariage se célébrait par des festins et des danses. Le [Juanarteme ou chef pouvait, la première nuit, partager la couche de la mariée ou déléguer, à cet effet, un de ses officiers ou guayres.
Il est fort probable que ces coutumes spéciales ont été importées à la Grande Canarie par ces étrangers qui sont venus s'y établir à côté des Guanches, qui, plus tard, se sont croisés avec ceux-ci et semblent, à la fin, avoir acquis, dans beaucoup d'endroits, une supériorité numérique. Ce qui est certain, c'est que, dans les îles où le type primitif était resté le plus pur, ces particularités n'ont pas été signalées.
En revanche, parmi les Guanches, au moins parmi ceux de Ténériffe, la polygamie existait : « Les hommes prenaient autant de femmes qu'ils voulaient et qu'ils pouvaient en nourrir. » (Espinosa.) D'après le même auteur, les époux pouvaient divorcer, mais il ne nous dit pas où il a eu ce renseignement qu'il est le seul à donner.
Un autre écrivain, fort sujet à caution, Azurara, raconte que, dans l'île de la Gomère, les femmes étaient communes ; il ajoute que les hommes se les cédaient sans aucune cérémonie. De ce dernier paragraphe, on pourrait conclure simplement à l'existence du divorce ; mais il est bien plus probable qu'il s'agit d'une coutume qui nous semblerait au moins bizarre et qui se rencontre encore chez quelques populations actuelles. Lorsqu'un habitant de la Gomère offrait l'hospitalité à un ami, il considérait comme un honneur de lui céder le lit conjugal et de coucher, en revanche, avec la femme de son hôte.
En général, les femmes étaient bien traitées par leurs maris, et, disent les historiens, elles méritaient, par leur honnêteté, les égards que les hommes avaient pour elles. Les châtiments
qu'on infligeait à la femme adultère montrent bien la valeur que les Guanches attachaient à la vertu de leurs épouses. En dehors de la fidélité, ils n'exigeaient d'elles que de vaquer aux soins du ménage et surtout de s'occuper des enfants.
A la Grande Canarie, dès qu'un, enfant naissait, une sorte de religieuse, appelée harimaguada, lui lavait la tête. Ces ablutions qui, d'après Viana, « constituaient un simple lavage d'où était exclu toute idée de baptême », étaient probablement en usage dans les autres îles ; Gomez Escudero affirme qu'elles se pratiquaient à Ténériffe.
Lorsque l'enfant grandissait, on cherchait à lui inculquer des principes de morale : << Fuis, lui disait le père, celui que ses vices rendent méprisable aux yeux du monde, sinon tu deviendras un objet de scandale et tu seras la peste du genre humain. Sois bon, pour qu'on t'aime ; méprise les méchants et rends-toi digne de l'estime de tous les hommes de bien qui honorent le pays par leurs vertus et leur valeur. » (Galindo.) On lui apprenait à respecter la vieillesse, à se rendre utile aux autres et, si c'était un garçon, à pouvoir, au besoin, servir son pays. Les parents ne cherchaient pas à spéculer de leurs enfants, et, s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'à l'île de Fer le père vendît sa fille à son fiancé moyennant quelques têtes de bétail, il faut sans doute voir, dans ce fait, une coutume étrangère aux Guanches. J'ai, en effet, trouvé dans cette île de nombreuses preuves de l'existence d'une autre race.
Dans tout l'archipel, la société était organisée à peu près sur le même plan. Certaines îles étaient gouvernées par un seul chef (Lancerotte et île de Fer), tandis que les autres étaient partagées en plusieurs territoires ayant chacun à sa tête un chef indépendant. Fortaventure et la Grande Canarie étaient divisées en deux petits royaumes ; la Gomère, en quatre ; la Palme, en douze. Ténériffe, qui avait obéi à un seul chef jusqu'à la mort de Tinerfe le Grand, survenue cent ans environ avant la conquête, fut alors divisée entre ses neuf enfants, qui prirent chacun le titre de mencey, ou roi. Un dixième enfant, fils bâtard de Tinerfe,
se constitua un petit royaume à la Punta del Hidalgo, et reçut le titre de achimencey.
A la Grande Canarie, chaque chef portait le nom de guanar- teme.
Au-dessous du roi se trouvait une sorte de conseil d'État, composé de nobles appelés altalias, à Fortaventure, guayres, à Lancerotte et à la Grande Canarie, sigones, à Ténériffe. Les guerriers ne formaient pas de caste à part ; en cas de danger, tous les hommes valides prenaient part à la défense du territoire. La justice était rendue par une catégorie de citoyens qu'il faut considérer comme de véritables juges.
Le roi n'exerçait pas un pouvoir absolu ; il devait, dans certaines circonstances, prendre conseil des nobles qu'il réunissait en assemblée dans une enceinte spéciale entourée d'un petit mur en pierres sèches ; cette enceinte était le tagoror.
A Ténériffe, le couronnement du chef avait lieu dans le tagoror, en présence des nobles et du peuple. Un de ses proches parents lui apporlait l'insigne du pouvoir ; c'était, d'après Viera y Cla- vijo, l'humérus d'un de ses ancêtres, soigneusement conservé dans un étui de cuir, ou bien, d'après Viana, le crâne d'un de ses prédécesseurs. Le mencey plaçait cette relique sur sa tête et prononçait la formule sacramentelle1. Chaque noble prenait ensuite l'os des mains du chef, le plaçait sur son épaule et jurait fidélité à son souverain.
Nous n'avons pas de renseignements sur les cérémonies qui accompagnaient l'investiture des chefs dans les autres îles. Il semble, toutefois, qu'à la Grande Canarie le Faycan ou grand prêtre jouait un rôle important dans cette cérémonie.
Le roi portait un costume et des insignes qui le faisaient reconnaître. C'était une couronne en peau de chèvre, ornée de coquilles (Lancerotte), ou bien un bouclier formé d'une rondelle de dragonnier peinte en rouge et en blanc (chef de Telde, à la
i. « Je jure sur l'os de celui qui a porté cette couronne royale d'imiter ses actes et de faire le bonheur de mes sujets. »
Grande Canarie). A Ténériffe, les chefs avaient un bâton de commandement, sorte de massue grossièrement sculptée (Pl. 1, fig. 5). Devant eux, un noble portait l'anepa, petit étendard de jonc enfilé dans une hampe (Pl. I, fig. 6). Dès que le peuple apercevait l'anepa, il se portait en foule sur le passage du roi, se prosternait devant lui et, avec ses vêtements, lui en levait la poussière qui couvrait ses sandales.
Le pouvoir était héréditaire dans tout l'archipel et partout les chefs étaient l'objet des mêmes témoignages de respect de la part de leurs sujets. Ces rois menaient, d'ailleurs, une vie très simple : leurs aliments étaient ceux du peuple ; leurs vêtements étaient un peu plus soignés ; leurs habitations consistaient en grottes, généralement un peu plus spacieuses que celles des vilains. Ils ne dédaignaient pas d'aller visiter leurs troupeaux ou leurs moissons et n'étaient en réalité guère plus riches que le commun des mortels, bien qu'à Ténériffe, tout au moins, ils fussent les propriétaires de toutes les terres susceptibles d'être cultivées. Mais, chaque année, ils en faisaient la répartition entre tous leurs sujets, qui en avaient l'usufruit pour une année.
D'après Espinosa, les Guanches attribuaient à la noblesse une origine divine. « Au commencement, disaient-ils, Dieu ayant fait la terre et l'eau, créa un certain nombre d'hommes et de femmes et leur distribua tous les troupeaux nécessaires pour leur nourriture. Plus tard, ayant pris la détermination de créer de nouveaux êtres humains, il ne leur donna pas de troupeaux, et, comme ils réclamaient, le Créateur leur dit : Servez les autres et ils vous donneront à manger. C'est pour cela que les roturiers doivent servir les nobles. »
Cette opinion n'est peut-être pas absolument exacte : un roturier pouvait, dans certaines circonstances, être anobli, lorsqu'il avait accompli quelque action d'éclat. A Fortaventure, les altahas, qui formaient la noblesse du pays, étaient des guerriers « qui s'étaient distingués par des actes de courage et par les services rendus à leurs concitoyens ». Ces altahas jouissaient
de grands privilèges ; ils occupaient le rang le plus élevé et leurs personnes étaient sacrées.
A la Grande Canarie, pour être admis au rang de guayre, il fallait se présenter, les cheveux tombant sur les épaules, devant une assemblée spécialement réunie à cet effet. Le grand prêtre s'écriait alors : « Je vous conjure tous, au nom d'Alcorac (Dieu), de déclarer si vous avez vu cet homme entrer dans son étable pour traire ou tuer des chèvres ; si, à votre connaissance, il a préparé des mets de sa main ; s'il a volé en temps de paix ; s'il a surtout manqué d'égards à quelque femme. » Lorsque l'assistance répondait négativement, le Faycan lui coupait les cheveux au-dessous des oreilles et lui remettait le magado ou lance qui devait lui servir à la guerre. Il pouvait s'asseoir au milieu des nobles et compter sur le respect du peuple. Mais s'il avait commis quelqu'un de ces délits, le Faycan le rasait et le renvoyait dans la classe des roturiers d'où il ne pouvait plus sortir ; on l'appelait alors le tondu.
Les nobles, en effet, étaient les seuls qui eussent le droit de porteries cheveux longs et la barbe entière. Dans toutes les îles, ils ne marchaient jamais sans sandales.
C'étaient les nobles qui fournissaient la garde d'honneur du roi et qui commandaient les troupes dans les combats. J'ai déjà dit que, dans les circonstances importantes, le souverain ne prenait pas de décision sans les avoir consultés.
Les anciens Canariens avaient, avant tout, en vue de développer, chez leurs enfants, la force et l'agilité. Dès le jeune âge, les garçons se livraient à des jeux d'adresse qui devaient les préparer à devenir des guerriers redoutables. Les adultes étaient très amateurs de tous les exercices du corps et surtout de la lutte. A la Grande Canarie avaient souvent lieu, en présence d'un immense concours de gens, de véritables tournois. Ces assauts ne pouvaient se livrer sans l'autorisation des nobles et du grand prêtre.
Le consentement obtenu, les combattants se rendaient au site 1 destiné à ces sortes de fêtes. C'était une place circulaire ou
rectangulaire, entourée d'un mur d'une très petite hauteur, permettant à tous les assistants de suivre les péripéties du combat. Chaque guerrier prenait place sur une pierre d'environ 40 centimètres de diamètre ; il portait comme armes offensives trois pierres, une massue et quelques couteaux d'obsidienne ou d'une roche quelconque ; l'arme défensive était une simple lance. L'habileté consistait à éviter les pierres par des mouvements du corps ou à parer les coups avec la lance, sans quitter le bloc étroit sur lequel reposaient les pieds. Ces tournois avaient souvent des conséquences fatales pour l'un des combattants.
Avec de telles coutumes, il n'est pas surprenant de voir le courage, le mépris de la mort, surpasser, chez les anciens habitants des Canaries, tout ce qu'on pourrait imaginer. Un chant national de la Gomère, recueilli par Garcia del Castillo, rapporte un de ces traits de bravoure ; en voici la traduction :
« Un jour, Gualhegueya, suivi de plusieurs compagnons, avait gagné à la nage un rocher solitaire pour y ramasser des coquillages, lorsqu'une troupe de requins affamés vint cerner le récif.
« Les féroces poissons avaient coupé la retraite aux Gomérytes et se préparaient à les dévorer; mais Gualhegueya, se dévouant pour ses frères, se précipita sur le plus grand de la bande et le saisit de ses bras nerveux.
« Le monstre se débat sous l'ennemi qui le presse et frappe la mer de sa large queue; la mer gronde, écume, bouillonne, et la bande vorace s'enfuit épouvantée.
« Alors, les Gomérytes profitent de la lutte pour passer le détroit; Gualhegueya redouble d'efforts, il tourmente son ennemi, le laisse à demi expirant et s'élance triomphalement sur la plage.
« Gualhegueya vainquit le monstre et sauva ses frères. Il fut brave ce jour-là. »
A la bravoure, ils savaient joindre la magnanimité. Les lieux sacrés, les vieillards, les enfants et les femmes étaient toujours
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ARMES ET INSTRUMENTS DE PÊCHE.
respectés par les belligérants ; les prisonniers de guerre n'élaient jamais réduits en esclavage et on se bornait à les charger de fonctions considérées comme flétrissantes, notamment de celles de boucher.
Les femmes accompagnaient les hommes à la guerre pour leur fournir des vivres, enlever les blessés des champs de bataille et rendre les derniers devoirs aux morts.
Une fois qu'on avait décidé d'en venir aux mains, chaque parti choisissait ses positions sur les endroits les plus escarpés. Dans un pays aussi accidenté, il n'était guère nécessaire d'élever des fortifications ; à Fortaventure, seulement, on a signalé une grande muraille de quatre lieues de long, qui séparait les États du roi de Jandia de ceux du chef de Majorata, et j'ai vu, dans cette île, les ruines de nombreuses maisons, faites d'énormes blocs, qui, d'après la tradition, auraient été des forteresses.
Après avoir occupé ses positions, on s'efforçait d'attirer l'ennemi dans des embuscades et on faisait pleuvoir sur lui une grêle de traits. Les armes les plus terribles consistaient en pierres que les insulaires lançaient avec une telle force et une telle sûreté que rarement ils manquaient leur but1. Un bon guerrier, assure-t-on, abattait toujours, du premier coup, la branche qu'il avait choisie au sommet du palmier le plus haut.
Une autre arme de jet était le javelot à pointe durcie au feu. Désigné à Ténériffe et à l'île de Fer sous le nom de banot, il présentait au milieu deux renflements en forme de boules, qui permettaient de le saisir solidement. De petites entailles, pratiquées de distance en distance, assuraient, après le choc, la rupture de l'arme, dont la pointe restait dans la plaie. Souvent le javelot se réduisait à un simple bâton pointu (pl. I, fig. 4).
Lorsque les armes de jet devenaient inutiles, les combattants avaient recours à la lance, à la massue et à l'épée de bois. La première de ces armes pouvait n'être qu'un pieu durci au feu ;
1. Il est presque inutile de rappeler que les Guanches ne connaissaient aucun métal.
mais, parfois, l'extrémité en était garnie d'une corne ou d'une pointe en basalte taillé; j'ai trouvé un certain nombre de ces pointes de lance, toutes fort grossières (pl. I, fig. 1 et 2). La lance portait, à Fortaventure, le nom de tezeres; à la Grande Canarie, celui de arnogadac, et à la Palme, celui de moca.
Les massues ou magados étaient, tantôt de simples bâtons (pl. I, fig. 3), tantôt des armes plus compliquées, garnies de fragments d'obsidienne ou d'une autre pierre. L'épée, enfin, bien qu'elle fût en bois de pin, tranchait, dit-on, comme si elle eût été en acier. Il y a là une exagération évidente, mais il n'en reste pas moins certain, pour tous ceux qui connaissent la dureté de la tea (Pinus canariensis), que ce sabre devait constituer une arme redoutable.
Le combat se terminait habituellement par une lutte corps à corps, et cette dernière partie n'était pas toujours la moins meurtrière. Des lutteurs comme Gariraygüa qui, une fois à terre, trouvait le moyen de faire craquer les os de son adversaire entre ses bras nerveux, étaient, dans ce genre de combat, de terribles ennemis.
Je n'ai parlé que des armes offensives. Pour parer les coups, les Guanches se servaient de la lance et de boucliers faits d'une rondelle de dragonnier (DJ'acœna draco) ; ces boucliers portaient le nom de talias. Souvent, ils se contentaient de s'entourer le bras gauche de leur tamarco, sorte de vêtement en peau dont il sera question plus loin.
La paix conclue, tous ces hommes redevenaient pasteurs. Ils s'occupaient aussi de pêche et un peu d'agriculture; mais c'est surtout à leurs troupeaux qu'ils consacraient la plus grande partie de leur temps. Ils en tiraient, en effet, de grandes ressources, tant pour leur alimentation que pour leurs vêtements.
Le lait, sous différentes formes, entrait, pour une bonne part, dans la nourriture des Guanches; mais, comme chacun le sait, les chevreaux sont de grands gourmands qui ne laissent guère de lait au pasteur. Aussi, les bergers de Ténériffe avaient-ils recours à un stratagème pour tromper les appétits toujours
inassouvis de leurs agneaux et de leurs chevreaux. Ils remplissaient un plat de suc de tabaiba (Euphorbia balsamifera) ; ce jus, en se coagulant, formait une pâte gluante qu'ils étendaient sur des bandes de peau souple dont ils entouraient les mamelles de leurs brebis et de leurs chèvres. Le soir, ils enlevaient les bandes, après les avoir humectées d'eau, et ne laissaient teter les jeunes animaux qu'après avoir trait la quantité de lait dont ils avaient besoin.
Les bergers étaient d'une agilité surprenante. En un clin d'oeil, ils réunissaient leurs troupeaux épars dans les montagnes et en faisaient le compte. Ils savaient distinguer, à simple vue, l'agneau qui appartenait à chaque brebis.
Pendant que leurs troupeaux paissaient, les pasteurs guanches jouaient de la flûte, chantaient leurs amours ou les prouesses de leurs aïeux. Les chants qui nous sont parvenus montrent qu'ils n'étaient nullement dénués d'inspirations poétiques.
Lorsque les soins à donner au bétail leur laissaient des loisirs, ils les utilisaient à la pêche. Ils employaient plusieurs procédés pour s'emparer du poisson : tantôt ils se servaient de filets, tantôt de hameçons, tantôt de simples bâtons.
Leurs filets, fabriqués en jonc, étaient garnis de pierres à l'extrémité inférieure. Dès qu'il apparaissait un banc de sardines, de harengs ou d'autres poissons, des nageurs se jetaient à l'eau pour tendre le filet. Il est, en effet, bien digne de remarque que ces gens qui étaient entourés de tous les côtés par l'Océan, qui étaient arrivés par mer dans l'archipel, avaient entièrement perdu le souvenir de la navigation et ne possédaient aucune embarcation, lorsque les Européens abordèrent chez eux.
C'est surtout à Ténériffe que les hameçons étaient en usage ; on les fabriquait en corne de chèvre recourbée (pl. I, fig. 8), en os taillé (pl. 1, fig. 10), en bois recourbé armé d'une pointe en os (pl. I, fig. 9) ou, enfin, en coquille (pl. I, fig. 7). Ils étaient le plus souvent d'une seule pièce, mais parfois ils se composaient de deux morceaux fort bien assemblés et solidement fixés à l'aide d'une fine cordelette. J'ai vu une ligne
guanche portant un certain nombre d'hameçons. A l'extrémité d'une longue corde était fixée une pierre taillée en forme de poire (pl. I, fig. H) et percée d'un trou dans lequel passait la ficelle. A celle-ci étaient fixés, de distance en distance, au moyen d'une cordelette plus fine, les hameçons qui étaient assujettis à l'aide d'une résine assez semblable à de la poix. Dans son ensemble, l'appareil représentait ce qu'on appelle une ligne de fond.
Pour tuer le poisson à coups de bâton, les anciens habitants des Canaries opéraient la nuit. Ils se promenaient sur le bord de la mer, portant à la main des torches allumées de pin très résineux. Le poisson était attiré par la lumière et des gens, qui se jetaient à l'eau, l'assommaient avec leurs gourdins.
Un dernier moyen était encore employé : il consistait à ré- pandré, dans les flaques d'eau que laissait la mer en se retirant, du lait d'euphorbe qui étourdissait. le poisson dont il était alors facile de s'emparer à la main.
Ce n'était pas seulement le poisson que péchaient les anciens Guanches. Ils récoltaient de grandes quantités de crustacés (crabes), de mollusques (patelles, troques, moules, etc.), d'échi- nodermes (oursins). J'ai vu, sur certains points, des amoncellements de débris de ces animaux marins qui donnent une idée du rôle qu'ils jouaient dans l'alimentation.
L'agriculture se réduisait à bien peu de chose : à l'aide d'une corne emmanchée dans un bâton de pin, le laboureur grattait quelque peu le sol et traçait des sillons. Il confiait ensuite à la terre son blé, son orge, ses petits pois ou ses fèves.
Dans de telles conditions, le grain aurait eu de la peine à germer, la petite épaisseur de terre qui le recouvrait se desséchant rapidement. Aussi les Guanches avaient-ils recours à l'irrigation.
Les récoltes failes, ils conservaient leurs grains dans des silos, au moins à la Grande Canarie où cette coutume aurait bien pu être introduite par les individus venus du nord de l'Afrique.
Il me reste, pour achever de donner une idée de la hiérarchie civile chez les Guanches, à dire quelques mots des juges et de la justice. A la Grande Canarie, les juges ne formaient pas, à proprement parler, une caste à part : un individu ne pouvait être jugé que par ses pairs. Ainsi, pour la noblesse, il y avait des juges nobles et, pour les vilains, des juges roturiers. A Ténériffe, le roi présidait le tribunal qui se composait des nobles. Dans toutes les îles, la loi reconnaissait certains crimes qui étaient sévèrement punis.
L'homicide, par exemple, était partout puni de la peine de mort, quoique Viera affirme que ce châtiment n'existât pas à Ténériffe. Dans cette île, on se contentait, d'après lui, de confisquer les troupeaux du coupable, qu'on déportait, et de les donner à la famille de la victime. Mais, sur ce point, il est en désaccord avec les autres auteurs. A Fortaventure, quelques assassins échappaient à la condamnation : c'étaient les altahas, c'est-à-dire les guerriers qui s'étaient distingués dans les combats et qui formaient une véritable aristocratie ; leurs personnes étaient sacrées. Le meurtrier qui était allé tuer son ennemi chez lui, en entrant par la porte, était également absous.
Le vol était puni tantôt de la prison, tantôt de la bastonnade. A la Palme, il n'était pas considéré comme un délit. En revanche, à l'île de Fer, il était puni avec la dernière sévérité et pouvait entraîner la peine de mort. Le plus souvent, on se contentait, la première fois, d'arracher un œil au voleur ; en cas de récidive, on lui arrachait le second. De cette façon, on voulait le mettre, sans doute, hors d'état de trouver les objets qu'il aurait pu convoiter.
Les adultères étaient enterrés vifs, à Ténériffe ; la fille débauchée était enfermée jusqu'à ce que l'un de ses amants se présentât pour l'épouser. C'est un moyen qu'on pourrait recommander à ceux qui s'occupent de la répression de la prostitution.
Les Guanches voulaient des femmes respectables, mais alors il fallait être plein de déférence pour le beau sexe.
Lorsqu'un homme rencontrait une femme, il devait s'arrêter ; il ne pouvait la regarder en face ni lui adresser la parole que si elle l'y autorisait ; il devait enfin se bien garder de lui faire entendre des propos malsonnants. Toute infraction à ces règles était punie de la bastonnade.
D'après le poète Viana, à Ténériffe, les enfants qui insultaient leurs parents étaient lapidés. Cette coutume semble bien dure chez ces Guanches qui, pour se venger d'Espagnols qu'ils avaient capturés, ne trouvèrent pas de châtiment plus cruel que de les employer à nettoyer leurs chèvres et à tuer les mouches qui incommodaient ces animaux (Cadamosto). La mansuétude du roi était si grande que, pour ne pas déshonorer le condamné, il ne permettait au bourreau de lui appliquer la bastonnade qu'avec le sceptre royal et qu'ensuite il donnait des ordres pour qu'on pansât les plaies avec le plus grand soin (Viera).
Je viens de parler de bourreau ; il y en avait, en effet, dans toutes les îles, et cet office était, ajuste titre, considéré comme le plus vil. Aussi en chargeait-on le plus souvent un prisonnier.
Pour l'application de la peine de mort, on faisait étendre le condamné sur une roche, et le bourreau lui broyait la tête avec une pierre. Le coupable qui avait encouru la peine de la bastonnade s'étendait aussi tout de son long sur le sol et les coups lui étaient appliqués sur la partie la plus charnue de son individu. Parfois, avant de rendre la sentence, le tribunal ordonnait que l'inculpé serait soumis à certaines épreuves. Ainsi, la belle Ico, réputée fille des amours adultérines de la reine Fayna avec le capitaine biscayen Martin Ruiz de A vendailo, fut soumise à l'épreuve de la fumée. Elle fut enfermée avec trois autres femmes dans une chambre qu'on devait maintenir pleine de fumée. Une vieille femme lui avait conseillé de se munir d'une grande éponge bien imprégnée d'eau et de respirer à travers en se l'appliquant sur la bouche et les fosses nasales. Grâce à ce stratagème, elle survécut à l'épreuve pendant que ses trois malheureuses compagnes succombaient.
Dans cette circonstance, les barbares de Lancerotte, comme
les appelle Viera, pouvaient être mis sur le même pied que les Européens « qui avaient reçu la lumière de l'Évangile » et qui, eux aussi, faisaient souvent appel aux jugements de Dieu.
En dehors des différentes castes dont je viens de parler, il existait encore une caste sacerdotale dont je m'occuperai ep parlant de la religion.
CHAPITRE Il
ALIMENTS ET HABITATIONS.
Aliments. — Médecine. — Les habitations : grottes naturelles, grottes travaillées et grottes peintes ; casas hondas ; maisons et goros.
Le principal aliment des anciens habitants de l'archipel canarien était le gofio; il forme encore la base de l'alimentation des Canariens actuels. C'est une farine torréfiée qui se mange quelquefois sèche, mais le plus souvent pétrie avec de l'eau et du sel jusqu'à ce qu'on puisse en faire des boulettes tout à fait comparables à celles dont on fait usage chez nous pour gaver les volailles. Parfois encore, on délaye le gofio dans du lait, du bouillon d'herbes ou, rarement, dans du bouillon gras. Comme ceux de nos jours, les insulaires d'autrefois mangeaient le gofio de ces différentes manières. La torréfaction s'opère avant le broyage. On emploie surtout, pour faire cette farine, les graines de céréales (blé, orge, seigle, maïs); quelquefois on remplace ces graines par des légumineuses (petits pois, fèves) ; enfin, dans les années de disette, on utilise les semences de quelques plantes sauvages, entre autres celles d'une petite plante rampante qui fournit de la soude (Mesemhl'yanthemum nodiflorum). Les Guanches ne possédaient ni le seigle, ni le maïs ; ils se servaient, pour leur gofio, des autres graines que je viens d'énumérer. On prétend que, dans les îles de Fer et de la Palme, ils n'avaient ni céréales, ni légumineuses, et qu'ils remplaçaient ces produits par les graines d'une espèce de Chenopodium, qu'ils appelaient Amagante, et par des racines de fougère.
Une fois le grain ou la racine bien torréfiés dans des plats en terre, ils les broyaient à l'aide d'un petit moulin à main formé de
deux fragments de lave (fig. 1). Chacune des pierres, taillée à peu près circulairement, présentait une surface plane. La meule inférieure était fixe; celle du dessus était mise en mouvement à l'aide d'un petit bâton dont on introduisait une des extrémités dans de petits trous pratiqués à la face supérieure. Le centre de la meule mobile était percé d'un trou plus grand qui servait à deux fins : il donnait souvent passage à un bâtonnet qui formait l'axe autour duquel tournait la pierre, et il servait, en outre, à introduire le grain torréfié ou les morceaux de racine.
Les vieux auteurs nous racontent que, pour manger la bouillie.
Fig. 1. — Moulin à gollo (Ténériffe).
de gofio, lorsqu'elle était liquide, les Guanches employaient une sorte de goupillon fait avec des racines de mauve ou de fougère préalablement macérées pour en retirer les filaments ; ils trempaient le goupillon dans la bouillie et le suçaient. On employait le même moyen pour alimenter les petits enfants que les mères ne pouvaient élever au sein. Les adultes avaient le plus souvent, sans doute, recours à leurs mains, comme les gens d'aujourd'hui ; fréquemment aussi ils se servaient de cuillers. Dans la plupart des grottes que j'ai explorées, j'ai rencontré des valves de patelles qui avaient rempli cet office ; j'ai même vu de véritables cuillers en bois.
Les fruits entraient pour une bonne part dans l'alimentation des Guanches ; les figues, les dattes, les mûres, les fruits de l'arbousier, du vicdcaro (Canarina campanula), du pin et du mocan (Visnea mocanera)k,taient l'objet d'une grande consom-
mation. J'ai trouvé des corbeilles remplies de figues sèches dans des grottes qui avaient servi d'habitations.
Le lait constituait une grande ressource pour ces populations pastorales. J'ai indiqué, en parlant des pasteurs, les moyens qu'ils employaient pour mettre un frein à la gloutonnerie des jeunes agneaux et des chevreaux et pour tirer de leurs troupeaux la quantité de lait nécessaire à leurs besoins.
Ce lait n'était pas toujours consommé en nature ; ils savaient en extraire du beurre, et voici comment ils opéraient. Une outre en peau, à moitié remplie de lait, était suspendue à une branche d'arbre à l'aide d'une longue corde ; deux femmes, deux jeunes filles, placées à huit ou dix pas de distance, se la renvoyaient alternativement jusqu'à ce que le beurre se séparât de la partie caséeuse. Ce procédé est encore usité de nos jours dans quelques localités du sud de Ténériffe. Le lait caillé était transformé en fromage.
Tous les anciens Canariens étaient de grands carnivores. Ceux des îles du nord ne trouvaient guère de fruits chez eux, et ils étaient bien forcés de se rabattre sur leurs troupeaux. Il est vrai que, de ce côté, ils ne manquaient pas de ressources ; les chroniqueurs de Béthencourt nous disent que l'île de Fortaven- ture produisait chaque année plus de 60 000 chèvres, et que quelques-unes étaient si grasses, qu'elles donnaient jusqu'à 30 et 40 livres de suif.
Partout, la viande était mangée cuite, et c'est bien à tort que Gomara traite de chiens les vieux insulaires « qui, dit-il, mangeaient beaucoup et tout cru ». La viande était quelquefois bouillie dans du lait, mais presque toujours elle était consommée grillée, rôtie ou frite dans du beurre ou de la graisse ; frite, elle portait le nom de tamaranona. Pour la griller, on se contentait de la poser sur des charbons ardents en ayant soin de l'oindre de temps à autre avec du beurre, de la graisse de porc ou de chèvre. On rôtissait les quartiers d'animaux en les plaçant dans des trous qu'on recouvrait de dalles, au-dessus desquelles on allumait un grand feu.
Chaque île avait sa préférence pour telle ou telle viande. A Lancerotte et à Fortaventure, on préférait la chèvre; à la Grande Canarie, les cochons de lait grillés ou la chèvre grillée après avoir été enduite de graisse de porc et saupoudrée de gofio. Les Guanches de Ténériffe plaçaient la viande de chevreau au-dessus de toute autre; quant à ceux de l'île de Fer, ils avaient une prédilection marquée pour les bonnes brebis, bien grasses, qu'ils rôtissaient tout entières. Ils faisaient de ce mets, qu'ils appelaient jubaques, une consommation énorme dans certaines fêtes auxquelles ils donnaient le nom de Guatativoas. Nous ne connaissons ni le motif ni la date de ces cérémonies.
Les lapins sauvages, si abondants dans certains parages qu'un homme accompagné d'un bon chien peut en tuer à coups de bâton plus d'un cent dans une journée, étaient encore une ressource pour les insulaires.
A ces diverses sortes de viandes, les habitants de la Grande Canarie ajoutaient, selon Viera, de jeunes chiens châtrés dont ils faisaient leurs délices; ceux de l'île de Fer, d'après Ber- thelot, ne dédaignaient pas les lézards, mais cette assertion ne repose que sur un dicton populaire : Herreno come lagartos, c'est-à-dire : l'habitant de l'île de Fer mange des lézards. N'est-il pas aussi admissible que ce dicton ne vise que la pauvreté de l'île, qui produit peu de récoltes, et d'y voir une raillerie des habitants des îles plus fortunées. J'ai entendu dire de gens qui vivent dans des endroits arides, rocailleux, qu'ils se nourrissent de cailloux ; pourrait-on prendre cette expression dans son sens propre ?
Duret affirme que les Guanches étaient de véritables gloutons; il assure qu'à un seul repas, un homme mangeait un petit chevreau et vingt lapins. Il y a là, sans doute, beaucoup d'exagération ; s'il en était ainsi, ils n'auraient pas eu besoin de conserver les viandes sans sel, en les suspendant à l'air ou en les fumant : l'animal abattu aurait facilement été dévoré par une famille, en une seule fois. Les auteurs s'accordent pourtant à les dépeindre comme de grands mangeurs. J'ai eu moi-même
à mon service un descendant de Guanches ; il en avait conservé
la taille et tous les caractères, phénomène qui, je l'ai dit, s'observe encore fréquemment à Ténériffe où des familles entières sont restées à peu près complètement à l'abri de tout croisement avec les Européens. Il jouissait d'un appétit merveilleux : à un déjeuner, je lui ai vu absorber quatorze cailles, un litre de riz et une livre de pain. Bien qu'il eût totalement oublié de boire,
il n'en fut nullement incommodé et, le soir, il mangeait avec le même appétit.
Quelle que fût la quantité d'aliments que pouvaient avaler les anciens Guanches, ils n'aimaient pas les mélanger. Ils pensaient qu'en la mêlant avec d'autres mets, ils enlevaient à la viande toute sa saveur ; ils croyaient aussi que la chair peu cuite n'avait ni goût ni propriété nutritive et ils eussenl préféré la manger à peu près carbonisée qu'à moitié crue (Viera). Ce fait est loin de venir confirmer l'opinion de Gômara.
C'est aussi Viera qui nous dit que les habitants de Fortaven- ture mangeaient le suif comme nous mangeons le pain. Je serais assez tenté de le croire. Les vases anciens qu'on trouve dans les grottes de cette île sont souvent remplis de graisse qui, grâce à un bouchage hermétique, s'est bien conservée jusqu'à nos jours. On s'expliquerait difficilement qu'une aussi grande quantité de graisse fût exclusivement destinée à des usages culinaires.
Il me semble bon d'indiquer en passant comment les insulaires se procuraient du feu pour leur cuisine et dans toutes les circonstances où ils en avaient besoin : ils frottaient rapidement
un morceau de bois dur et lisse sur un autre morceau de bois tendre et très sec. Tantôt ils imprimaient au bâton un mouvement de rotation, tantôt un mouvement dans le sens de la longueur. J'ai trouvé un grand nombre de bâtonnets, taillés et polis
à un bout, qui ont dû servir à cet usage.
Les mets que je viens de passer en revue n'étaient pas les seuls que mangeaient les Guanches. J'ai dit, en parlant de la pêche, qu'ils avaient des procédés variés pour s'emparer du
poisson; qu'ils récoltaient des crustacés, des mollusques, des échinodermes. Tous ces animaux entraient dans leur alimentation habituelle et il est peu de grottes qui n'en renferment des débris. J'ai vu, à l'île de Fer, les deux versants d'une petite montagne couverts d'une telle quantité de coquilles comestibles, que les habitants actuels désignent ce lieu sous le nom de Concheros (amas de coquilles). Il est difficile d'admettre qu'une seule famille en ait fait une semblable consommation. Comme le sommet de la colline renferme un tagoror formé de deux enceintes concentriques de pierres, des ruines de cabanes pour enfermer des animaux et un autel ou four à sacrifices, j'incline plutôt à croire qu'à la suite de certaines cérémonies, avaient lieu, dans ce site, des repas en commun.
Pour terminer l'énumération des aliments solides qui étaient jadis en usage, il ne me reste guère à mentionner que le miel. C'était un mets délicat qu'on mélangeait souvent avec le gofio. Les habitants de l'île de Fer ont conservé l'habitude de pétrir le gofio avec du miel et des amandes et d'en faire une sorte de pain dont ils sont très friands.
La boisson généralement employée était de l'eau pure. Déjà, avantla conquête,les îles de Lancerotte, de Fortaventure et de Fer étaientpeufavorisées souslerapportdes sources. Aussi recueillait- on avec grand soin l'eau de pluie dans des citernes. Mais, à cette époque, ces îles renfermaient plus de végétaux qu'aujourd'hui ; les Européens n'avaient pas encore porté la hache dans les forêts canariennes. Les arbres situés sur les hauteurs condensaient la vapeur d'eau des nuages, qui ruisselait de leurs feuilles sous forme de pluie, comme on l'observe chaque fois qu'on franchit l'arête centrale de l'île de la Palme. C'est assurément un phénomène de cette nature qui a donné naissance à la légende du fameux garoé, cet arbre saint de l'île de Fer qui fournissait six jarres d'eau à chaque habilant du voisinage. Grâce à la végétation, on n'avait pas à redouter, comme aujourd'hui, ces disettes d'eau qui forcent les insulaires à émigrer.
Pedro del Castillo assure qu'avec le suc des palmiers, qui
formaient alors des forêts entières, les Guanches savaient fabriquer du vin, du vinaigre, du miel et du sucre ; on a dit que les habitants de la Grande Canarie faisaient une boisson fermentée à laquelle ils donnaient le nom de teser quen ; que ceux de l'île de Fer tiraient une boisson analogue du fruit du mocan. Il n'en est pas moins vrai que l'eau était la boisson généralement usitée, et les envoyés d'Alphonse IV affirment très catégoriquement que les Canariens refusaient absolument le vin et ne buvaient que de l'eau.
Étant donné leur genre de vie, les Guanches jouissaient généralement d'une bonne santé. Dans leurs maladies, ils employaient quelques médicaments dont nous ne connaissons qu'un fort petit nombre. Ils consistaient en jus de certaines plantes, en miel de mocan dans les cas de douleurs pleuré- tiques ou de diarrhée. Ce fruit est assez astringent ; aussi, dans certains cas, lorsqu'ils voulaient neutraliser cette action astringente, y ajoutaient-ils du suc de dattes. Leur purgatif était le petit lait.
Le beurre de chèvre jouait un grand rôle dans leur médecine : frais, ils s'en servaient, après l'avoir fait bouillir, pour panser les plaies (leur charpie se composait de racines de jonc) ; rance, ils l'employaient en frictions contre les douleurs. Pour hâter la cicatrisation des plaies, ils faisaient aussi usage d'une liqueur astringente faite avec le fruit du mocan.
Ils connaissaient les moxas, à l'aide desquels ils combattaient les douleurs aiguës ; si le mal ne disparaissait pas, ils avaient recours à des scarifications qu'ils pratiquaient avec une pierre tranchante. Avec le même instrument, ils opéraient parfois des saignées et jusqu'à des amputations.
Ils supportaient, d'ailleurs, le mal avec une grande énergie. L'histoire rapporte que Mayantigo, un chef de l'île de la Palme, ayant reçu, dans un combat, une grave blessure au coude, vit, au bout de quelques jours, la plaie se gangrener. S'armant de son tafrique ou couteau de pierre, il s'amputa lui-même le bras.
Ces hommes si courageux tenaient peu à la vie. On cite une
foule d'individus qui n'ont pas craint de se précipiter, par défi, dans la mer ou au fond de quelque précipice ; les femmes elles-mêmes donnaient les mêmes preuves de courage et montraient le même dédain de la mort. A la Palme, dit-on, on entendait des gens, las de vivre, s'écrier: Vaca gaaré, « je veux mourir ». Leurs parents, ne voulant pas contrarier leur volonté, les enfermaient dans une grotte, où ils mouraient de faim.
Les Guanches étaient essentiellement troglodytes, c'est-à-dire qu'ils vivaient dans des cavernes. Les grottes spacieuses, bien abritées, ne manquent pas, d'ailleurs, dans l'archipel Canarien ; les versants des montagnes et surtout les parois des ravins en sont criblés. Aussi les insulaires n'avaient-ils, en général, que l'embarras du choix.
Pourtant, quelques contrées font exception ; des iles mêmes, comme Fortaventure et surtout Lancerotte, en contiennent fort peu ; les habitants étaient donc forcés, dans ces endroits, de se construire des abris artificiels. Mais, là où il trouvait une grotte à sa convenance, le vieil habitant des Canaries se gardait bien d'élever une demeure qui ne lui aurait pas offert les avantages de celle qu'il rencontrait toute faite.
Presque jamais les grottes n'étaient retaillées ; on les utilisait telles qu'elles s'offraient. Il est vrai qu'elles sont à peu près toutes ouvertes dans des coulées de lave ou dans des roches volcaniques si dures, que le pauvre Guanche, avec ses outils des plus primitifs, eût été difficilement en état d'en attaquer les parois. Quelques-unes, cependant, sont situées dans des masses de tuf volcanique qui se laisse aisément attaquer par des outils en pierre ; ce sont celles-là qu'on voit parfois retouchées. Il en existe même qui ont été entièrement creusées de main d'homme au sein de ce tuf ; le fait s'observe sur les points qui, ne renfermant pas de grottes naturelles, offraient des avantages aux yeux des insulaires. Ils trouvaient plus simple et plus sûr d'ouvrir une grotte que d'élever une mauvaise cabane.
C'était dans les lieux escarpés qu'ils choisissaient leurs demeures ; il en est qui sont considérées comme absolument inac-
cessibles, et les bergers modernes, dont l'agilité est étonnante, n'osent pas en tenter l'ascension. Je dois ajouter toutefois que, en m'aidant des pieds et des mains, en me suspendant à l'extrémité de longues cordes, j'arrivai à atteindre ces grottes d'un abord si difficile. Mais ce n'était pas sans peine et je risquais assurément ma vie à tout moment; plus d'une fois j'ai fait des chutes terribles, et c'est un hasard qu'aucune d'elles n'ait eu de suites sérieuses. Aussi ai-je laissé une réputation d'audace et de témérité qui est quelque peu justifiée ; bien des paysans me regardaient même avec une sorte de terreur superstitieuse, supposant, sans doute, que j'avais conclu quelque pacte diabolique. Eh bien, j'avouerai que je n'ai pu entrer dans quelques- unes de ces grottes, bien rares, il est vrai. Le lecteur peut croire qu'elles sont terriblement escarpées pour qu'il m'ait été impossible, sinon d'y grimper, du moins de m'y faire descendre à l'aide d'un câble. Et pourtant, ces grottes avaient été fréquentées par les Guanches ; des espèces de poutres, que j'y apercevais, n'avaient pu être placées là que par la main de l'homme. Il est fort possible, il faut le dire, que la disposition des lieux ait changé depuis l'époque où ces cavernes servaient d'habitations. Il est assez probable que, dans ce pays où d'énormes pans de rochers s'éboulent à chaque instant, les saillies qui permettaient de monter ont, dans beaucoup de cas, disparu et souvent on en voit la preuve, les blocs gisant encore au fond des ravins.
Qu'on me pardonne cette petite digression ; elle était utile pour faire comprendre la situation des demeures des anciens Canariens. Quelle était la raison qui leur faisait choisir des grottes d'un accès si difficile, lorsqu'ils en trouvaient d'autres où ils pouvaient pénétrer sans peine ? Il serait assez difficile de le dire. Ils n'avaient à se préserver ni des fauves qui n'existent pas, ni d'aucun autre animal redoutable. Il est vrai qu'ils étaient souvent en guerre les uns avec les autres, et on pourrait supposer qu'ils voulaient être à l'abri de leurs ennemis. Cette hypothèse me paraît encore assez peu acceptable et je ne l'émets qu'en l'absence d'autre plus vraisemblable.
Il ne faut pas croire, cependant, que toutes les habitations fussent situées dans des endroits aussi inaccessibles que ceux dont je viens de parler; mais les grottes auxquelles on pouvait atteindre sans peine sont en minorité. A Lancerotte, la plupart sont placées au-dessous d'immenses coulées de lave ; sur un point, le toit s'est effondré, et c'est par ce trou béant qu'on descend dans la caverne. L'une des plus belles est la Cueva de los Verdes, dans le nord de l'île ; elle mesure environ 3 kilomètres de longueur ; sa largeur et sa hauteur dépassent, dans plus d'un point, 25 mètres.
Je ne décrirai pas l'intérieur de ces demeures ; elles affectent les formes les plus variées et offrent les dimensions les plus diverses. Tandis que les unes n'ont que quelques mètres, il en est qui mesurent plusieurs centaines de mètres et même, comme celle que je viens de citer, des kilomètres de profondeur. Dans ces derniers cas, la partie située près de l'entrée était seule utilisée ; l'obscurité empêchait d'habiter le reste. Parfois, leur hauteur atteint 20 mètres et plus ; d'autres fois, il existe des passages qu'on ne peut franchir qu'en rampant. En général, les grottes à vaste ouverture étaient préférées comme habitations, l'air et la lumière pouvant librement y pénétrer.
Sous le climat des Canaries et pour des gens aussi peu sybarites que les Guanches, ces demeures suffisaient à toutes les exigences. On ne se donnait pas la peine d'y adapter des portes, ce qui eût été toujours inutile et souvent bien difficile. Les rois eux-mêmes se contentaient de grottes spacieuses, qui leur fournissaient des palais frais l'été et abrités l'hiver.
J'ai dit plus haut que quelques-unes de ces grottes ont été travaillées. A Ténériffe, il en existe fort peu. J'ai vu, auprès de Guimar, celles dont parlent Viera et Berthelot et qu'on désigne aujourd'hui sous le nom de Cuevas de los Reyes. On s'est contenté d'y creuser, dans les parois, quelques niches ou des sièges. L'une d'elles pourrait bien avoir été creusée entièrement de main d'homme; elle comprend plusieurs pièces carrées, dont une seule reçoit la lumière par l'entrée; on n'y observe, d'ailleurs,
comme dans les autres, que des sièges taillés dans le tuf et des niches pratiquées à une certaine hauteur, pour y placer, sans doute, des vases et des provisions. D'après Berthelot, les grottes des Rois, situées près du littoral, servaient, l'hiver, de résidence aux menceys, qui se retiraient, l'été, dans les grottes naturelles des montagnes.
A la Grande Canarie, les grottes travaillées sont bien plus nombreuses que dans aucune autre île ; les unes ne sont que des grottes naturelles améliorées par leurs propriétaires (fig. 2) ;
Fig. 2. — Grotte retaillée de los Pilarns (les Piliers). (Telde, Grande Cauaric.'
les autres ont été creusées artificiellement. On y voit les mêmes niches, les mêmes bancs que dans celles de Guimar ; il n'est pas rare d'y rencontrer encore des espèces de grandes alcôves, dans lesquelles on devait assurément placer les lits ; il en est cependant, comme celle de Cuatro Puer tas, dont les murs sont absolument unis.
A Bentayga, D. Victor Grau a, le premier, signalé une particularité intéressante : les portes, les niches, présentent des rainures d'environ 10 centimètres, qui pouvaient recevoir des fermetures glissant verticalement dans ces coulisses. Il observa aussi plusieurs grottes munies de petites fenêtres.
Les grottes travaillées de la Grande Canarie accusent une industrie relativement avancée ; dans la même île, on en voit
qui sont décorées de peintures. Telles sont celle del Gnayre (du Noble), à Bentayga, et la belle grotte de Galdar. La première comprend une vaste salle de 13 mètres de longueur sur 8 mètres de largeur dans le fond, et 6 mètres auprès de l'entrée. La voûte, de forme concave, est élevée, au milieu, de 4 mètres au-dessus du sol. A gauche, deux petites ouvertures donnent accès dans des excavations à peu près circulaires, de 2 mètres de diamètre et de lm,50 de hauteur. Ces réduits servaient, sans doute, à conserver des provisions, peut-être Je grain.
La grande salle présente tout autour un soubassement peint à l'ocre rouge. Une série de cercles, peints de la même couleur, forment une rangée horizontale placée à peu près à hauteur d'homme. Enfin, les montants intérieurs des portes sont badigeonnés de la même façon.
La "grotte de Galdar, retrouvée, il y a quelques années, par mon excellent ami, M. Diego Ripoche, a été déblayée aux frais de la municipalité de cette ville, qui a même construit un escalier pour permettre d'y descendre facilement, et un mur pour éviter les éboulements. On peut donc, aujourd'hui, l'étudier à son aise.
Elle se compose d'une salle presque carrée, qui mesure, de longueur, 5 mètres à gauche et 5m ,50 à droite; sa largeur est, au fond, de 4m,80. Une deuxième grotte, beaucoup plus petite, est creusée dans la paroi droite. Tous les murs sont décorés de peintures ; le plafond était peint d'une couche uniforme d'ocre rouge, tandis que les parois verticales offrent des figurés géométriques variées, de couleur rouge, noire, grise ou blanche. Tout en haut, court une sorte de corniche badigeonnée de rouge. Sur ce fond, se détachent en blanc des groupes composés de deux circonférences concentriques, dont le centre est indiqué par un point également blanc. Sur la paroi postérieure, la corniche est interrompue par des triangles et des chevrons rouges ; on voit, à gauche de cette paroi, un fragment d'une deuxième corniche.
Au-dessous, sur une hauteur qui varie de im,25 à lm ,50,
se voient des figures, tantôt contiguës, tantôt séparées par des intervalles de la couleur de la roche : ce sont des carrés d'un
ton rouge ou noir uniforme; d'autres carrés rouges, entourés d'une ligne blanche, ou bien striés de lignes blanches parallèles ;
des triangles rouges ou noirs, parfois entourés de blanc ; douze
de ces triangles, peints en noirs et disposés en trois rangées horizontales, sont bordés de rouge. Sur le fond, on observe,
de chaque côté, un long rectangle d'un gris rougeâtre qui part
de la corniche pour descendre au niveau des figures inférieures ;
il est strié de chevrons rouges superposés. Enfin, la paroi droite présente deux larges chevrons, l'un rouge, l'autre blanc; le rouge est limité par une série de petits triangles blancs formant
une ligne dentelée. Quelques petites circonférences blanches sont encore visibles dans cet endroit.
Le bas de la grotte devait être peint d'une teinte uniforme d'ocre rouge, que la couche de détritus qui la comblait en partie
a fait disparaître.
Les figures dont il vient d'être question ne sont pas dispo-
sées au hasard ; elles sont, au contraire, groupées avec une certaine symétrie.
Une si belle grotte n'était pas pourtant une résidence royale ;
je parlerai, un peu plus loin, de I3 demeure du guanarteme de Galdar. Elle devait tout au moins servir soit à quelque noble,
soit au faycan ou grand prêtre.
Lorsque les grottes naturelles leur faisaient défaut, les Guan- ches n'en creusaient pas toujours d'artificielles ; dans beaucoup d'endroits, la dureté de la roche ne leur aurait pas permis d'exécuter un semblable travail avec les outils en pierre dont ils disposaient. Ils construisaient alors des cabanes qu'ils cherchaient
à rendre assez semblables à leurs grottes.
A Lancerotte, par exemple, les cavernes, ai-je dit, sont souvent situées dans de vastes coulées de lave, et il faut y descendre
par une sorte de puits extrêmement large. Cette disposition était imitée parles habitants dans l'édification de leurs demeures arti-
ficielles. A Tahiche, j'en ai vu un joli spécimen consistant en une maison ayant l'aspect d'un gros tas de pierres amoncelées en forme de cube ; celles du dehors étaient alignées, tandis que les autres avaient été placées sans ordre, à part celles qui entouraient l'habitation proprement dite. Celle-ci se composait de trois petites salles circulaires, dont une à ciel ouvert, disposées en triangle et réunies par des galeries couvertes. Pour y pénétrer, il fallait escalader le monticule et descendre dans l'espèce de puits que formait la petite salle sans toiture.
Les maisons de Tahiche offrent une autre particularité : elles sont à moitié enfouies sous le sol. La hauteur du monceau de pierres ne représente guère que la moitié de la hauteur totale de l'habitation ; le reste a été creusé dans la terre et entouré d'un mur en pierres sèches, qui garantissait des éboulements.
Les grottes sous la lave sont rares à Fortaventure ; dans toute la partie du sud, on ne trouve de cavernes que dans les rochers. Leur nombre permettait à tous les habitants de cette région de vivre en troglodytes. Mais, dans certaines localités, les grottes ne suffisaient pas à la population, qui construisait alors des habitations artificielles. Pour cela, on creusait d'abord dans la terre un trou profond et, tout autour, on élevait un mur en pierres sèches. Une fois le mur arrivé au niveau du sol, on couvrait la cabane au moyen de grandes dalles disposées en voûte. On recouvrait enfin toute la construction de terre, et on avait une véritable grotte, dans un endroit où il n'en existait pas auparavant. Une rampe, préservée des éboulements par deux murs latéraux, y donnait accès.
J'ai vu, à Lancerotte, d'assez nombreuses habitations de ce genre, auxquelles on donne le nom de casas hondas (maisons profondes, ou plutôt enfouies sous la terre). Elles sont généralement groupées en certain nombre sur le même point.
En dehors de ces cabanes, tantôt à demi souterraines, tantôt enfouies sous la terre, il existait, à Lancerotte, à Fortaventure, à l'île de Fer et à la Grande Canarie, des maisons entièrement élevées hors du sol, dont on voit encore les vestiges. Dans cette
dernière île, on en rencontre même de fort bien conservées (fig. 3). Elles se composent de murs en pierres sèches, formés souvent de blocs énormes, avec des niches dans leur épaisseur ; elles affectent les formes carrée, rectangulaire et, le plus souvent, circulaire ou elliptique. Le toit était fait de troncs d'arbres posés en travers et supportant des branchages, des feuilles, de la paille, et recouverts parfois de terre et de pierres plates. Elles étaient groupées
Fig. 3. — Maison en pierres sèches des anciens Canariens.
(Tunte, Grande Canaric.)
en villages et parfois alignées de façon à laisser entre elles des sortes de ruelles étroites. Le village d'Arguineguin, dans le sud de la Grande Canarie, renfermait plusieurs centaines de maisons ; ceux de l'île de Fer étaient moins importants. Les plus grandes maisons pouvaient contenir une vingtaine de personnes.
Bontier et Le Verrier nous parlent aussi d'édifices solidement construits, sortes de forteresses qu'ils désignent sous le nom de palais, et qui servaient de logements aux personnages des îles du nord. J'ai visité un grand nombre de ces plus « forts chastiaulx édiffiés selon leur manière que on pourroit trouver nulle part ». Sur les hauteurs de Rio Palmas, à Fortaventure, il en existe dont les blocs mesurent jusqu'à im,25 sur lm,10; le château de Zonzamas, roi de Lancerotte, renferme dans ses
ruines des fragments de 1 m, 70 sur lm ,20. On se demande comment ces hommes ont pu arriver à entasser de tels blocs.
On est presque aussi surpris de voir, à la Grande Canarie, des murs en pierres moins volumineuses, mais parfait.ement alignées. Il est vrai que les roches volcaniques employées dans ces constructions se fendent parfois régulièrement; mais quelle patience il a fallu aux anciens indigènes pour arriver à tailler à coups de pierre les matériaux nécessaires à l'édification d'une de ces maison !
Cette particularité avait vivement attiré l'attention des navigateurs d'Alphonse IV : « Ils entrèrent alors, dit Boccace, dans les maisons et observèrent qu'elles étaient faites, avec un art admirable, de pierres carrées; le toit se composait de grandes et belles poutres. » Il ajoute qu'ayant enfoncé les portes de quelques habitations qu'ils avaient trouvées fermées, il les virent « ornées de beaux bois et aussi blanches, à l'intérieur, que si elles eussent été enduites de plâtre ».
La plus belle maison de la Grande Canarie se trouvait à Galdar ; c'était le palais du guanarteme ou roi de cette région. Les murs avaient 3 vares d'épaisseur (plus de 2m ,BO); les pierres en étaient fort bien ajustées, sans aucun ciment. L'intérieur était lambrissé en planches de tea (pin des Canaries), bien ajustées et peintes de telle manière, qu'elles semblaient d'une seule pièce (Sedefio). Tous les bois qui entraient dans la construction de l'édifice étaient polis comme s'ils eussent été rabotés.
Ce palais, d'une si grande valeur archéologique, existait encore à la fin du siècle dernier, et il ne menaçait nullement ruine. Ses matériaux étaient même dans un si bon état de conservation, qu'on les utilisa pour la construction d'une église. On poussa la barbarie jusqu'à démolir ce monument, pour ne pas se donner la peine d'aller chercher, à une petite distance, le bois dont on avait besoin. Il est vrai qu'il rappelait des souvenirs païens, et c'est le même sentiment qui anime les paysans de notre siècle, lorsqu'ils brisent les ossements de ceux qui n'étaient pas chrétiens. On a même vu, il y a peu d'années, des hommes
d'Aguimes essayer de vendre, pour en faire du noir animal, les restes humains qu'ils avaient extraits de sépultures païennes.
Je suis heureux, à ce propos, de féliciter les habitants de Tunte, qui n'ont pas suivi ces exemples de vandalisme. C'est, en effet, dans ce village qu'on montre les maisons bien conservées auxquelles j'ai fait allusion (fig. 3).
Il me reste à dire quelques mots de certaines constructions qu'on désigne à la Grande Canarie sous le nom de gor'os et qui n'ont été signalées dans aucune autre île. Ce sont des enceintes de pierres sèches, dont les matériaux sont ajustés avec un art remarquable ; elles offrent, en outre, des formes extrêmement régulières, pour la plupart (fig. 4). Tous les murs en sont peu élevés (ils ne dépassent guère .J m,50), et il n'en est aucun qui soit aujourd'hui surmonté d'un toit.
A la Aldea de San Nicolas, il en existe un bon nombre qui forment une sorte de village au fond du ravin ; d'autres se rencontrent à la pointe de Mogan, dans le voisinage de nombreuses sépultures. On en voit encore au-dessus des milliers de tumulus qui forment, à Arteara, une véritable nécropole et, plus bas, dans le fond du ravin, auprès de Maspalomas.
Le docteur Victor Grau, qui a le premier signalé ces goros, les considère comme des édifices destinés à faire subir aux cadavres certaines préparations avant de leur donner la sépulture. C'était peut-être là, dit-il, qu'on embaumait les morts. Il fonde son opinion sur la situation de ces constructions à proximité des sépultures et sur la présence d'une plante (Cneorum pulverulentum) à l'intérieur de l'une d'elles. Or, la graine de cette plante se trouve dans les tumulus, à côté des cadavres, où on la déposait pour retarder la putréfaction. Il en conclut que les graines qui ont poussé dans le goro ont été apportées là pour préparer les morts.
Je ne chercherai pas à réfuter cette opinion ; je me bornerai à faire remarquer que les goros de la Aldea et ceux du ravin de Tirajana ne se trouvent pas à côté de sépultures connues ; que leur nombre ne permet pas de les regarder comme des maisons
mortuaires et, enfin, que les graines de Cneorum pulveralentum étaient déposées dans le tumulus même.
Je crois qu'il faut voir, dans ces goros, des maisons construites avec soin. S'ils ne portent pas de toit aujourd'hui, ils ont pu en avoir jadis, et le docteur Grau lui-même, en déblayant le sol de quelques-uns, a rencontré des morceaux de poutres en pin des Canaries et en sabine. Il a également trouvé des fragments de vases, comme on en trouve dans presque toutes les habitations anciennes.
Au milieu des goros qui formaient le village du ravin de la
Fig. 4. — Grand goro de la Aldea de San Nicolas. (Grande Canarie.)
Aldea, il s'en trouve deux qui devaient avoir une destination spéciale. Le plus petit forme un rectangle de 8 mètres sur 10. Sur deux de ses faces existe une demi-lune d'une grande régularité. Une entrée, limitée par deux petits murs, donne accès à l'intérieur. Le plus grand se compose d'un vaste rectangle de 24 mètres de long sur 16 mètres de large. Dans les deux angles opposés à l'entrée, se voient deux salles de 7 et de 10 mètres, dans leur plus grand diamètre ; elles communiquent avec l'enceinte principale (fig. 4).
Il eût été fort difficile aux anciens Canariens de couvrir une aussi grande surface, et on ne saurait, par conséquent, considérer ces enceintes comme des restes d'habitations. Ne seraient- ce pas des lieux de réunion destinés à certaines cérémonies? Tout autour de la vaste enceinte rectangulaire existent encore de
grandes dalles, enchâssées dans le mur et formant des sièges où le peuple pouvait s'asseoir, les diverticulums étant réservés aux personnages. Cette hypothèse expliquerait les dimensions considérables de ce goro, la présence des bancs et celle des salles accessoires.
Il me faut, en terminant ce que j'avais à dire des habitations, faire une dernière remarque. J'ai avancé, dès le début, que le Guanche était essentiellement troglodyte et je n'ai signalé aucune maison à Ténériffe, dans l'île où la race s'était le moins mêlée. On a bien parlé de quelques huttes, mais on n'en trouve aucune trace, et le souvenir ne s'en est pas conservé dans les traditions.
D'un autre côté, c'est à la Grande Canarie, dans cette île où les caractères physiques m'ont révélé tant de mélanges, que l'architecture avait atteint son plus haut développement.
De ces faits, il faut conclure que le Guanche n'était pas architecte, et que la coutume de construire des maisons est encore une coutume importée par des gens qui n'apparlenaient pas à cette race.
CHAPITRE III
INDUSTRIE.
Le mobilier. — Instruments en pierre. — Poteries ; les artistes de la Grande Canarie. — Objets en bois, en sparterie, en os, en coquille et en peau. — Les vêtements. — La parure ; colliers et pendeloques ; peinture corporelle et pintaderas.
L'industrie des anciens Canariens était bien primitive. En dehors des objets que j'ai déjà énumérés, il ne me reste à signaler que les ustensiles domestiques qui composaient leur mobilier, les vêtements dont ils se couvraient et quelques objets de parure.
Le mobilier était assez sommaire. Dans les alcôves dont j'ai parlé, ou plus souvent encore sur le sol même, une couche de paille, ou de feuilles servait de lit ; quelques peaux d'animaux contribuaient à le rendre plus moelleux et faisaient en même temps l'office de draps.
Les sièges étaient de simples pierres unies ; les plus sybarites recouvraient leurs tabourets d'une peau de mouton.
La table faisait défaut. Je n'en ai vu qu'une seule, de forme circulaire, taillée dans un gros bloc de pierre. On l'avait trouvée, posée sur d'autres pierres, dans la grotte de los Principes qui servait de résidence au dernier chef de Ténériffe, le mencey Bencomo
J'ai déjà dit que les cailloux roulés se transformaient, dans la main des Guanches, en projectiles dangereux; ils servaient encore à d'autres usages. Ils devenaient des percuteurs ou marteaux pour fabriquer d'autres outils en pierre ; ils étaient employés comme molettes ou comme pilons. On ne demandait
à un caillou qui devait servir de molette que de présenter une surface à peu près plane et de pouvoir être facilement tenu à la main ; il pouvait, dans ces conditions, être utilisé pour triturer, sur une pierre plane, les substances qu'on voulait réduire en poudre. Lorsqu'une pierre servait longtemps à cet usage, elle finissait par se creuser quelque peu dans l'endroit où s'opérait le frottement et il en résultait un mortier rudimentaire.
Les vrais mortiers se rencontrent surtout à la Grande Canarie où ils servaient à broyer l'ocre dont les insulaires faisaient une grande consommation ; ils étaient fabriqués avec un morceau de basalte ou de trachyte, deux roches dures qu'on commençait à creuser en enlevant des fragments au moyen de chocs répétés. Une fois qu'on avait obtenu une cavité suffisante, on achevait le travail en polissant la surface intérieure à l'aide d'un caillou roulé, de forme allongée, qui servait de pilon; c'était par un frottement prolongé qu'on arrivait à polir le mortier. J'ai recueilli de ces objets qui mesurent 40 centimètres de diamètre.
A propos du gofio, j'ai décrit le moulin (fig. 1) qui était employé pour réduire le grain en farine ; je n'y reviendrai pas.
De petites pierres plates, de nature poreuse, se rencontrent fréquemment dans certaines grottes. Elles ont été usées par le frottement sur une de leurs faces. Ces fragments de lave ainsi préparés étaient destinés à polir les poteries avant de les cuire ou de les sécher.
Les instruments tranchants des Guanches étaient toujours des éclats de pierre. La roche qu'ils appréciaient le plus était l'obsidienne, sorte de verre naturel, de couleur noire, rejetée par quelques volcans. Ils appelaient ces couteaux tabona et s'en servaient pour couper les peaux dont ils faisaient leurs vêtements et pour toutes sortes d'usages domestiques. C'est avec la tabona qu'ils ouvraient les cadavres qu'ils voulaient embaumer ; Berthelot prétend même qu'elle ne servait qu'à cet usage, mais, en cela, il se trompe sûrement.
L'obsidienne n'existe pas partout; je devrais dire plutôt qu'elle ne se rencontre que dans de rares localités de Ténériffe et
de la Grande Canarie. Aussi les anciens habitants employaient- ils d'autres roches pour fabriquer des couteaux. Le basalte, qui se divise facilement en prismes triangulaires dont un des bords est tranchant, était une des plus usitées ; cette roche-là, ils l'avaient à peu près partout sous la main. Les couteaux de pierre
s'appelaient tafrique, lorsqu'ils n'étaient pas en obsidienne.
J'ai mentionné, en traitant des armes, les pointes de pierre dont ils armaient leurs javelots et leurs lances. Elles présentaient une forme plus ou moins triangulaire, l'un des angles étant beaucoup plus aigu que les autres (pl. I, fig. 1 et 2). On leur donnait cette forme en enlevant, par de petits coups secs, des fragments avec le percuteur. Une fois que le bloc qui devait fournir la pointe offrait la forme voulue, on détachait l'éclat d'un seul coup. Une face des pointes de lance ou de flèche est, par conséquent, plane, tandis que l'autre est seule taillée. Je n'en ai rencontré qu'un très petit nombre qui fussent taillées sur les deux faces et renflées en forme d'amande. Une de ces dernières est assez grande pour pouvoir être considérée comme une petite hache. Le premier type
Fig. 5.— Hache eu pierre polie. (Arucas, Grande Canarie.)
correspond au type du Mouslier des archéologues, et le second, à celui de Saint-Acheul.
Les Guanches ne polissaient jamais leurs armes en pierre ; il n'en était pas de même des immigrants qui étaient arrivés à la Grande Canarie. J'ai trouvé, dans cette île, des pointes triangulaires, polies, qui ont, d'ailleurs, dû servir plutôt d'amulettes que d'armes. J'ai moulé plusieurs haches à tranchant plus ou moins arrondi, terminées, de l'autre côté, les unes en pointe (fig. 5), les autres par une surface mousse. Ces haches
ont été sûrement introduites dans cette île ; la roche dont elles sont faites (chloromélanite) ne se trouve même pas dans l'archipel.
Une hache polie a été rencontrée dans l'île de la Gomère ; je pourrais répéter, à son sujet, ce que je viens de dire de celles de la Grande Canarie.
Je n'énumérerai pas les autres armes que renfermaient les habitations canariennes ; j'en ai donné la liste plus haut.
Il me reste à signaler un dernier objet en pierre : c'est la lampe. Elle se compose d'une simple pierre creusée, terminée d'un côté par une pointe. L'intérieur, qu'on voit parfois rempli de graisse carbonisée, n'en est jamais poli. J'ai vu ces lampes encore en usage chez des bergers du nord de Ténériffe, et j'ai pu me rendre compte de la manière dont on s'en servait. La cavité est remplie de suif dans lequel on place une mèche d'herbes sèches également enduite de graisse ; une pierre plate recouvre le tout, de façon à empêcher le feu de se communiquer au contenu et à ne laisser brûler que la mèche qui déborde par la pointe.
De simples coquilles pleines de graisse jouaient aussi le rôle de lampes. Mais le mode d'éclairage le plus usité était assurément la torche. Celle qu'on employait jadis, comme celle qu'on emploie aujourd'hui, se réduit à sa plus grande simplicité : ce n'est qu'un copeau de tea. Le pin des Canaries est, en effet, assez résineux pour qu'on en puisse faire des torches par ce procédé.
Certains habitants de la Grande Canarie se distinguaient encore des Guanches par leur système d'éclairage : ils fabriquaient des lampes en terre cuite qui portaient, à la partie inférieure, les ouvertures pour placer les mèches (fig. 6). C'est qu'ils étaient bien plus habiles potiers que leurs voisins, comme nous allons le voir.
Les Guanches fabriquaient des poteries ; parmi les objets qui meublaient leurs habitations, on trouve des ganigos ou vases pour l'eau, des casseroles pour la cuisine et quelques autres
ustensiles en terre ; mais toutes ces poteries sont des plus primitives. La pâte en est grossière, mal pétrie ; elle manque d'homogénéité et renferme, par places, de petits fragments de roche. Leur surface est, en dehors, d'une couleur brune, avec des tons rougeâtres ou jaunâtres qui dénotent une certaine cuisson. Les fragments montrent, toutefois, que la partie externe a seule subi l'action d'une chaleur un peu élevée ; le centre en est tout à fait noir et friable.
Ces vases mal cuits sont en même temps très grossièrement
Fig. G. — Lampe en terre cuite. (Mogan, Grande Canarie.)
façonnés. Assurément, les Guanches n'ont jamais connu le tour à potier, car, sur toute la surface de leurs ustensiles en terre, on voit l'empreinte des doigts qui les ont fabriqués. En outre, leurs formes sont des plus irrégulières et manquent absolument de symétrie.
Ces formes sont, d'ailleurs, bien peu variées : on n'en connaît, jusqu'à ce jour, que trois ou quatre. Les vases les plus communs ont l'apparence de grands gobelets à fond rond, ce qui ne leur permet pas de se tenir en équilibre. Ils présentent, parfois, une anse, toujours unique, qui est placée tout à fait en haut (pl. II, fig. 10) ; elle est creuse, mais sa cavité ne commu-
nique pas avec celle de la marmite, de sorte qu'elle ne pouvait servir de goulot. D'autres vases sont beaucoup moins élevés et, selon leurs dimensions, ils pourraient être comparés à des casseroles sans anse ou à des bols sans pied.
Quelle que soit leur forme, aucun de ces vases n'a le fond plat. Ils ne portent habituellement pas d'ornements. Lorsqu'il en existe, ils se réduisent, en général, à quelques empreintes faites avec l'ongle sur le bord même ou à l'extrémité de l'anse. Il est très rare de voir, sur le fond ou sur la panse, quelques raies tracées en creux à l'aide d'un objet pointu.
A Lancerotte et à Fortaventure, les vases sont encore assez grossiers ; la pâte en est généralement un peu plus fine et la cuisson plus complète. Ce sont surtout les formes qui diffèrent; elles offrent plus de symétrie, bien que le tour n'ait pas été connu dans ces îles. La plupart des vases ont une forme ovoïde avec la pointe en bas (pl. II, fig. 11) ; quelques-uns ont une forme plus renflée, globuleuse ; un petit nombre ont le fond plat, mais ils ne constituent qu'une très faible minorité.
Dans ces deux îles, on employait, pour traire les troupeaux, un vase d'une forme spéciale, qui est encore en usage de nos jours ; les habitants actuels lui ont conservé les anciens noms de tofio ou tojio, lorsqu'il est de grandes dimensions, ou de tabajoste, lorsqu'il est petit. C'est une espèce de gamelle sans anse, rétrécie vers le fond et pourvue d'une sorte de large bec qui fait une saillie assez forte.
J'ai enfin trouvé, à Lancerotte, une véritable casserole sans anse, qui présente sur le bord quatre petites saillies également espacées.
Les vases rencontrés jusqu'à ce jour dans les îles du nord ne portent pas d'anses ; trois seulement offrent, sur la panse, des espèces de petits mamelons qui ne pouvaient nullement servir à les saisir et qui constituaient de simples ornements. En revanche, il en est fort peu qui ne présentent des ornements en creux, formant des décors très simples : ce sont des lignes parallèles, en nombre variable, qui contournent la panse vers le haut.
Page G5. PLANCHE Il.
PARURES ET USTENSILES DOMESTIQUES.
De là partent de petites lignes verticales, disposées par groupes, qui descendent à peine jusqu'à la moitié de la hauteur totale (pl. Il, fig.ll). Quelques poteries portent des ornements affectant la forme de lignes brisées.
Les grands vases ovoïdes servaient pour l'eau et pour conserver la graisse et le beurre de chèvre. Dans ces derniers cas, ils étaient soigneusement recouverts d'un morceau de lave plat, taillé tout autour de façon à le rendre circulaire. Souvent, ce couvercle est luté avec une substance ayant toutes les apparences du plâtre ; je suis, d'ailleurs, porté à la considérer comme telle, la pierre à plâtre (sulfate de chaux) étant assez abondante à Fortaventure.
Les poteries de la Grande Canarie laissent bien loin derrière elles celles de Ténériffe et même celles de Lancerotte et de Fortaventure. Bien cuites, régulières, symétriques, souvent élégantes, on les croirait, à première vue, faites au tour. Un examen plus attentif démontre qu'il n'en est rien. Leurs formes varient à l'infini : tantôt ce sont de véritables assiettes, tantôt des plats, tantôt des casseroles ou des marmites ; à côté, se trouvent de grandes amphores, des vases ressemblant tout à fait à des théières (pl. II, fig. 8), des cruches, etc. Ces poteries portent des anses véritables, variables d'aspect aussi bien que de nombre; tel vase n'en a qu'une, tels autres en ont deux, trois et jusqu'à six. La plupart de ces anses sont perforées et servaient assurément à suspendre les ustensiles à l'aide d'une corde ; c'est, en effet, au-dessus du trou que se trouve toujours la partie la plus résistante. Pourtant, ces vases auraient pu se tenir debout; la grande majorité a le fond plat et quelques-uns sont même pourvus de pieds ; un petit nombre seulement ont un fond arrondi.
J'ai parlé de théières ; ce n'est pas que je veuille prétendre que les anciens Canariens faisaient usage de thé, qu'ils ne connaissaient certainement pas ; j'ai voulu simplement donner une idée de la forme de vases pourvus d'un goulot qui se dirige en haut. Ces goulots se retrouvent, d'ailleurs, avec une direction
parfois différente, sur d'autres ustensiles en terre, tels que plats, casseroles, etc. Il me faut encore signaler les couvercles en terre cuite qui bouchent hermétiquement un certain nombre de ces vases.
Ce n'est pas seulement par la variété et l'élégance des formes que les poteries de la Grande Canarie surpassent celles des autres îles ; elles s'en distinguent encore par les décors. Il n'est pas rare d'en trouver ornées de peintures représentant des figures géométriques : lignes droites parallèles ou entre-croisées, lignes brisées, chevrons superposés, carrés, triangles, circonférences, etc. (pl. II, fig. 9). Ces dessins sont parfois d'une seule couleur, et, dans ce cas, c'est le rouge qui était employé ; d'autres fois, l'ornementation se compose de figures rouges combinées avec d'autres noires. Toutes ces peintures sont mates ou brillantes ; elles peuvent se rencontrer sur certains points du vase ou recouvrir toute sa surface extérieure.
J'ai déjà signalé les lampes; j'aurais pu parler des petits jouets qui reproduisent, à une échelle réduite, les formes employées à des usages domestiques ; j'aurais à citer des pendeloques en terre cuite, qui affectent la figure de casseroles. Plus loin, à propos de la peinture corporelle, il me faudra parler d'objets, en terre également, qui servaient aux Canariens à s'imprimer des dessins sur la peau. Pour décrire avec détails la céramique de la Grande Canarie, il me faudrait y consacrer tout un volume; je me bornerai donc à ce résumé bien succinct.
Les potiers qui, dans cette île, ont fabriqué les remarquables spécimens dont je viens de parler, étaient de véritables artistes. Mais, au milieu d'eux, se trouvaient de malheureux Guanches qui façonnaient tant bien que mal d'informes ébauches, aussi grossières que celles qui ont été rencontrées à Ténériffe. La céramique accuse encore la coexistence de plusieurs industries, comme les caractères physiques dénotent la coexistence de plusieurs races.
Avec leurs quelques outils en pierre, il ne devait pas être facile aux anciens Canariens de travailler le bois. A force de pa-
tience, ils étaient parvenus, cependant, à faire jusqu'à des vases. On a trouvé, à la Grande Canarie, des plats en bois et une sorte de petit pot minuscule portant ses deux anses et son couvercle. J'ai recueilli des couvercles analogues, d'assez grandes dimensions, et une espèce de tasse incomplète. A Ténériffe et à la Gomère, les Guanches ont fabriqué un petit nombre de vases en bois de forme ovoïde (pl. II, fig. 6) ou bien des bols. A la Palme, enfin, j'ai rencontré une belle casserole ornée d'un long manche et, sous le fond, d'un rebord bien travaillé. Dans toutes les îles, les vases en bois sont fort peu abondants.
En parlant des armes, j'ai mentionné la lance, le javelot, la massue, le bâton, l'épée de bois et le bouclier ; à propos du mencey, j'ai cité la hampe de l'aiiepa ou drapeau de jonc, qu'on portait devant lui. J'ai encore dit quelques mots des hameçons et des cuillers en bois, des bâtonnets qui servaient à produire le feu, et des éclats de pin destinés à l'éclairage. Il ne me reste à énumérer qu'un très petit nombre d'objets pour compléter cette liste.
A Ténériffe, on a rencontré, dans une grotte, une sorte de civière formée de deux grandes barres parallèles réunies par d'autres barres transversales ; un tel instrument ne pouvait servir qu'à porter. A la Grande Canarie, D. Victor Grau a trouvé un objet en bois dur, composé d'un manche terminé par une partie élargie, convexe sur ses deux faces et parfaitement polie; il est bien difficile d'en déterminer l'usage. J'ai recueilli, dans la même île, une espèce de cuiller non creusée, munie d'un manche grossièrement sculpté. On connaît, enfin, des pendeloques et des peignes en bois, dont je m'occuperai en parlant des ornements.
Le règne végétal fournissait d'autres substances plus faciles à travailler que le bois. Avec le roseau, les Guanches fabriquaient des flûtes et, dit Viera, « des paravents faits avec habileté ». Les feuilles de palmier, le jonc, les fibres de certaines plantes, leur permettaient de confectionner des filets pour la pêche, des cordes, des sacs, des paniers et des corbeilles. A la
Grande Canarie, on trouve en assez grande abondance ces derniers objets, qui sont fort bien façonnés. J'ai rapporté, notamment, une corbeille munie de son couvercle et une petite bourse destinée, sans doute, à conserver quelques bibelots, qui sont d'une exécution remarquable. La corbeille était remplie de figues sèches ; à côté, se trouvaient de grands sacs en jonc, qui avaient aussi servi à garder des provisions. J'avais trouvé, en 1878, dans l'île de la Palme, un autre panier en jonc présentant la forme des bourses de quêteuses (pl. Il, fig. 7); malgré son mauvais état de conservation, on peut encore juger de la beauté du travail.
J'aurai à décrire, plus loin, les étoffes grossières qu'employaient, pour leurs vêtements, certains habitants de la Grande Canarie, et nous trouverons encore là une industrie spéciale à cette île.
En dehors des hameçons et des. cuillers faites d'une simple valve de patelle, l'os et la coquille ne fournissaient guère que des poinçons, des aiguilles, des grains de collier ou des pendeloques. Les poinçons étaient tirés du canon d'un animal ; leurs dimensions variaient de 5 à 17 centimètres. Les aiguilles, tantôt en os, tantôt en arêtes de poisson, sont habilement percées d'un chas. Viera nous dit qu'on en fabriquait aussi avec les épines très dures qui se trouvent à la base des feuilles de palmier.
Les peaux chamoisées servaient à confectionner des sacs de diverses grandeurs, notamment le sac dans lequel on conservait le gofio. Il se composait, comme aujourd'hui, de la peau entière d'un animal, à laquelle il ne manque que l'extrémité des pattes et la tête. De petites bourses en cuir servaient à garder les menus objets tels que les couteaux, les poinçons, les aiguilles, etc. C'était encore dans un étui en peau que, d'après Viera, était précieusement conservé l'humérus royal que nous avons vu servir dans la cérémonie du couronnement du mencey.
Si les peaux de chèvre ou de mouton servaient à faire quelques
sacs et quelques étuis, il en était fait une consommation bien plus considérable pour la confection des vêtements. Pour ce dernier usage, on leur laissait généralement les poils et on raclait le cuir jusqu'à ce qu'il ne présentât plus qu'une faible épaisseur, afin qu'il fût plus souple.
Les divers morceaux du vêtement, taillés avec un outil en pierre, étaient soigneusement cousus au moyen de fils tirés de nerfs d'animaux. La finesse des coutures a attiré l'attention des premiers auteurs qui se sont occupés des îles Canaries et elle continue à émerveiller ceux qui voient, pour la première fois, deux peaux assemblées. De petites courroies de cuir remplaçaient les agrafes et servaient à fermer les manteaux ; des lanières un peu plus larges servaient de ceintures et permettaient parfois de serrer le vêtement à la taille.
Avant de décrire le costume, il est nécessaire de faire remarquer que, dans toutes les îles, un bon nombre d'individus allaient complètement nus ; c'étaient tous des roturiers. Les chefs, les nobles, se couvraient toujours de vêtements.
Le costume des anciens Canariens était, au fond, à peu près le même dans toutes les îles. Il se composait d'une sorte de casaque plus ou moins longue, qui dépassait fort rarement le genou, et qu'on appelait tamarco; des sandales complétaient, quelquefois, l'accoutrement. Les nobles ne marchaient jamais pieds nus, et ils se couvraient même les jambes de guêtres en cuir. Une grande partie des vilains, qui faisaient usage du tamarco, ne portaient pas de chaussures.
Ce vêtement ne variait pas beaucoup d'une île à l'autre. A Lancerotte, Berthelot nous dit qu'il était formé de peaux de chèvre cousues avec du fil de cuir et qu'il ne descendait pas au-dessous du genou. On pourrait croire qu'il couvrait le dos et la poitrine, mais les chroniqueurs de Béthencourt, beaucoup plus explicites, s'expriment ainsi : « Les hommes vont tous nus, hors que ung mantel par derrière iusquez au garet, et ne sont point honteulx de leurs membres. »
Les femmes se couvraient mieux ; leurs tamarcos formaient
de grandes houppelandes qui traînaient jusqu'à terre et qui les enveloppaient comme un fourreau.
Les souliers portés dans cette île étaient en peau de chèvre avec le poil en dehors. C'est la chaussure encore usitée aujourd'hui ; les paysans lui ont même conservé son ancien nom de maho.
L'accoutrement des hommes de Lancerotte, qui portaient la barbe longue, taillée en pointe, et les cheveux épars, était complété par un bonnet en peau, garni de plumes. J'ai dit, plus haut, que celui du roi était orné de coquilles.
Les femmes s'entouraient la tête de larges bandes de fine peau, teintes de couleurs variées ; elles y ajoutaient, d'un côté du front, trois plumes qui leur formaient une sorte d'aigrette.
A Fortaventure, le tamarco formait une véritable casaque qui arrivait au milieu des cuisses. Il portait des manches courtes qui atteignaient à peine le coude ; les différentes pièces en étaient finement cousues. Galindo nous dit que les hommes usaient, en outre, d'une sorte de caleçon étroit descendant jusqu'au genou, et s'entouraient le bas de la jambe d'une peau; mais il est le seul à parler de ce caleçon et de ces guêtres. En revanche, tous les auteurs s'accordent à parler des mahos, qui montaient jusqu'à la cheville chez les hommes, tandis qu'ils ne formaient que de simples sandales chez les femmes. Celles- ci portaient, par-dessus le tamarco, un autre petit vêtement en peau de mouton.
Viera attribue aux habitants de Fortaventure la coiffure que les anciens historiens regardent comme spéciale à ceux de Lancerotte. Au lieu de cheveux longs, les hommes de Fortaventure les portaient courts, et leur bonnet était plus haut et plus conique que celui de leurs voisins.
Les insulaires de la Grande Canarie avaient adopté le tamarco des Guanches qui avaient peuplé l'île au début. Voici en quels termes Marin y Cubas décrit le costume de ces gens :
« Les gens du peuple étaient vêtus du tamarco, espèce de
petit manteau de cuir fait comme une pelisse, et portaient, retenues autour de la taille, des sortes de braies en jonc. Les femmes avaient un vêtement en forme de jupon de peau qui leur tombait jusqu'à mi-jambe, et, sur la tête, un bonnet en peau de chevreau.
« Les nobles avaient des chaussures faites de morceaux de cuir de cochon enroulés autour des pieds ; ils portaient, à la taille, la petite jupe de jonc ; leur tamarco était plus long. »
Après avoir décrit le costume du roi et du faycan (grand prêtre), description que j'ai déjà reproduite, il ajoute que les femmes revêtaient, en outre, une camisole qui avait les basques plus courtes que celle du roi, et que la reine faisait usage d'une grande robe qui lui descendait des épaules aux pieds. Il termine en disant que les femmes tressaient leurs longs cheveux ramenés en arrière, « se serraient la tête à l'aide d'une bande de cuir et se la couvraient d'une coiffe de cuir de chevreau, dont les coutures étaient faites avec une grande habileté ».
Ces jupons courts que Marin y Cubas, d'accord avec Galindo, considère comme faits de jonc, étaient, pour Bontier et Le Verrier, en feuilles de palmier. Ils ne nous disent pas de quelle substance était faite la camisole ; mais les nombreux fragments que j'ai rencontrés dans le ravin de Guayadeque me permettent de combler cette lacune : comme les braies, elles étaient en jonc tissé.
Ces étoffes, quoique toujours grossières, étaient cependant fabriquées avec un certain art. Leur fabrication constituait une industrie absolument étrangère aux Guanches ; seuls, les Canariens savaient faire des vêtements de ce genre.
Galindo ajoute quelques détails relatifs au tamarco; on le portait, d'après lui, le poil en dedans pendant l'hiver et le poil en dehors durant l'été. Il était peint, de même que les braies, de couleurs variées extraites de plantes et de fleurs. Ce renseignement confirme celui donné par Nicoloso da Recco, qui avait vu les Canariens emmenés, en 1341, en captivité à Lisbonne.
La coiffure n'était pas toujours celle décrite par Marin y Cubas. Dans le sud de l'île, on a trouvé, il y a quelques années, cette sorte de « chapeau orné de plumes », dont parle Galindo, qui cite encore une espèce de bonnet formé d'une peau entière de chevreau, deux des pattes tombant au devant des oreilles et les deux autres étant attachées sous le menton. Or, sur des dessins que mon ami M. Léon de Cessac a copiés dans un vieux manuscrit portugais conservé dans la bibliothèque de Coïmbre', cette coiffure est très fidèlement représentée.
Il suit de là que le costume n'était pas uniforme à la Grande Canarie ; que, tandis que les uns marchaient nus et que d'autres se couvraient seulement de jupons, comme le dit Azurara, il s'en trouvait qui portaient les divers costumes dont je viens de parler. D'autres, enfin, au lieu de se vêtir du tamarco ou de la camisole, avaient « devises entaillés sur leur cher de diverses manyeres, chacun celon sa plaisance ». (Bontier et Le Verrier).
Ces dessins variés, qui couvraient la peau des insulaires, n'étaient pas entaillés, comme le disent les deux chroniqueurs, mais peints sur les téguments. Je reviendrai sur ce sujet en parlant des ornements.
Quel que fût le costume dont ils étaient affublés, un grand nombre d'individus de la Grande Canarie, appartenant à l'un et à l'autre sexe, portaient des sandales en cuir de chèvre, retenues à l'aide de courroies également en cuir.
Cadamosto raconte que la plupart des gens de Ténériffe étaient nus, sauf quelques-uns qui se couvraient d'une peau de chèvre par derrière et d'une autre par devant. Ces deux peaux, ou plutôt ces deux moitiés de vêtement, car chacune d'elles pouvait être faite de plusieurs morceaux « cousus avec art », n'étaient autre chose que le tamarco. Il était entièrement ouvert sous les bras, mais on attachait, sur les côtés, la moitié qui recouvrait le dos à celle du devant au moyen de courroies ; les bras passaient
i. Ce manuscrit, de Leonardo Torreano, est de 1592.
entre les deux. Quelquefois, ces vêtements, assez longs, étaient pourvus de petites manches fort courtes et serrés à la taille à l'aide d'une lanière de cuir.
Les deux sexes faisaient usage du tamarco; hommes et femmes portaient aussi, assez fréquemment, des chaussures comparables à celles que j'ai signalées dans les autres îles et qui étaient désignées ici sous le nom de xercos. Sous le tamarco, les femmes usaient, en outre, de longues jupes de peau cha- moisée qui tombaient jusqu'aux pieds. Elles étaient souvent* teintes en vert, en rouge ou en jaune ; ces tons étaient les couleurs de prédilection des Guanches.
Les nobles ajoutaient au costume des roturiers les huirmas, chausses ou guêtres de cuir qu'ils étaient seuls à porter.
A la Palme, les vêtements étaient à peu près identiques à ceux de Ténériffe; les chaussures étaient fabriquées avec du cuir de cochon.
Azurara affirme que les gens de la Gomère marchaient nus ; mais Galindo assure, au contraire, qu'ils portaient le tamarco de peau de chèvre ou de mouton plus long que leurs voisins et qu'il leur descendait jusqu'à mi-jambe. Ce vêtement, teint en rouge ou en violet avec la racine du taginaste (lJchium gigan- teum), s'attachait autour du cou. Les femmes y ajoutaient des jupes en peau qu'elles appelaient tahuyan, et portaient des sandales en peau de cochon. Elles se couvraient la tête de toques en fine peau de chevreau. En temps de guerre, les hommes se ceignaient le front d'une bande de jonc tressé peinte en rouge et en bleu.
Dans cette île encore, il y avait des variantes dans le costume.
Deux des dessins du manuscrit portugais qui, avec leur naïveté, doivent être d'une fidélité très grande, nous montrent un homme et une femme de la Gomère. L'homme, qui tient une lance à la main droite, porte une sorte de petite jupe en peau ; un bandeau lui ceint le front. C'est un guerrier vêtu d'un jupon au lieu du tamarco.
La femme porte une jupe un peu plus longue, qui n'arrive pas cependant aux genoux ; elle a sur les épaules un tamarco court avec le poil tourné en dedans. Ses cheveux flottants sont serrés par un bandeau semblable à celui de l'homme.
Deux autres dessins représentent les habitants de l'île de Fer. L'homme, la main appuyée sur un long bâton, est couvert d'une sorte de tunique sans manches, formée de deux peaux qui semblent être de mouton, quoique le texte parle de deux peaux de chèvre presque entières. Le poil est en dehors et la partie postérieure est réunie à celle du devant au moyen de courroies attachées sur les épaules et sur les côtés. La tête de l'un des animaux tombe entre les jambes de l'individu ; les deux pattes de devant lui passent au devant des cuisses.
La femme est vêtue d'une sorte de longue chemise sans manches qui, tout en étant relevée à la taille, lui tombe au- dessous des genoux ; cette tunique est sans doute en peau. La tête est nue et les cheveux flottent sans être retenus par un bandeau. Ce costume est exactement celui qu'Abreu Galindo attribue aux femmes de l'île de Fer; il n'y manque que les chaussures en peau de cochon ou de chèvre, et, par-dessus la tunique, le petit mantelet en peau. Mais ce mantelet pouvait n'être usé qu'en hiver, et la femme représentée sur le dessin doit être en costume d'été, comme l'homme.
Le poil du manteau de celui-ci est, en effet, tourné, en dehors, et Galindo nous dit qu'on le portait de cette façon pendant la saison chaude, tandis que. en hiver, le poil était tourné en dedans. La description de cet auteur ne diffère de celle qui précède que par un seul point : le tamarco de l'homme serait formé de trois peaux, tandis que celui de la figure qui m'a servi à décrire le vêtement de l'homme de l'île de Fer ne se compose que de deux, à moins, toutefois, que la partie postérieure, qu'on ne voit pas sur le dessin, comprenne deux peaux à elle seule.
J'ai avancé, en commençant à parler du vêtement des anciens habitants de l'archipel canarien, que le costume était, au fond,
le même dans toutes les îles. Ce que j'en ai dit vient le prouver. Seule, la Grande Canarie se distingue encore par les jupons et les sortes de camisoles en jonc ou en feuilles de palmier. Il se pourrait même que les habitants de cette île aient porté des vêtements encore plus différents de ceux de leurs voisins. Un fuseau (pl. II, fig. S), que j'ai rencontré dans une grotte du ravin de Tirajana, semble indiquer qu'ils savaient filer.
A peine l'homme a-t-il le nécessaire qu'il recherche le superflu ; souvent, il n'attend même pas d'avoir assuré son existence pour se couvrir de parures. Aussi, ne devons-nous pas être surpris de trouver des ornements, des parures, en usage chez les anciens Canariens qui, en réalité, n'étaient pas des populations misérables.
Pour retenir leurs cheveux, les femmes se servaient de peignes en bois ornés d'un long manche percé d'un trou à l'extrémité. La partie la plus large était parfois décorée de lignes droites pointillées (pl. II, fig. 4).
Les pendeloques étaient fréquemment employées dans toutes les îles. Elles étaient en bois, en os, ou en coquille; ce sont de simples disques à peu près plats, quelquefois agrémentés de lignes en creux et percés d'un trou pour les suspendre, ou bien un crochet taillé dans le test d'un mollusque (pl. Il, fig. 3). La base d'une coquille (Gonus) était souvent transformée en pendeloque.
Les colliers étaient d'un usage encore plus commun que les pendeloques. De petites pierres travaillées en forme de baril et perforées, je ne sais par quel procédé, dans le sens de la longueur, des coquilles, parfois entières (pl. Il, fig. 1), parfois taillées en forme de rondelles ou de dents, des vertèbres de poissons enfilées dans une cordelette, fournissaient les éléments des colliers. Il en a été trouvé qui se composaient de rondelles de coquilles fixées sur une bande de cuir.
Mais les plus usités, les véritables colliers guanches, étaient formés de euentas ou grains en terre cuite (pl. II, fig. 2). Ces cuentas, toujours cylindriques, présentent une forme allongée
ou se réduisent à une mince rondelle. La couleur en est rougeâ- tre ou noire; leur surface, généralement lisse, est quelquefois sillonnée de traits en creux qui forment une série de circonférences parallèles ou d'ellipses, lorsque les traits affectent une direction oblique.
Toutes ces parures étaient en usage chez les Guanches. Ils peignaient encore assez souvent leurs tamarcos, comme je l'ai dit plus haut; mais, seuls, les habitants de la Grande Canarie se peignaient le corps. J'ai déjà rappelé ce que disent à ce sujet Bontier et Le Verrier. Cadamosto n'est pas moins explicite. « Les hommes, dit-il, tout aussi bien que les femmes, ont l'habitude de se peindre le corps avec le suc d'herbes de différentes couleurs, vertes, rouges et jaunes. » La peinture la plus généralement employée était l'ocre, qui se rencontre abondamment dans certaines localités. Les mortiers que j'ai décrits servaient, pour la plupart, à le broyer, les vacuoles étant encore remplies de cette substance. Les cachets ou pmtacleras, destinés à imprimer les dessins sur la peau, renferment eux-mêmes très soùvent des traces d'ocre dans les parties creuses.
Ce sont de bien curieux objets que ces jnntaderas (pl. III). Elles se composent d'une base à peu près plane sur une de ses faces et d'un manche presque toujours perforé d'un petit trou. La base affecte la forme de carrés, de rectangles, de losanges, de triangles, de cercles, etc.; sa face plane porte, en relief, des dessins géométriques aussi variés que l'est la figure de la base elle-même.
Le docteur Chil a voulu voir, dans ces cachets, des symboles religieux représentant la Trinité. Il ne tient compte que de ceux qui ont une forme triangulaire ; mais ils ne sont pas plus nombreux que les autres et il me semble difficile de considérer un carré, un rectangle, un cercle, comme symbolisant « l'union de la terre, du ciel et de la mer », trinité des Canariens, affirme tout à fait gratuitement le docteur Chil.
M. Agustin Millares a voulu que ces objets fussent des amulettes ou des ornements qu'on portait suspendus au cou. Mais
Page 77. PLANCHE II 1.
1 A 9. PINTADERAS DE LA GRANDE CANARIE. — 10. PINTADERA DE LA VALLÉE DE MEXICO.
il en est dont le manche ne présente pas de trou de suspension, et cet usage n'expliquerait pas la présence de la peinture dans les cavités.
J'ai, à mon tour, repris cette question dans un long mémoire qui a paru d'abord dans les Anales de la Sociedad espaiiola de historia natliral et dans la Revue d'ethnoqral)hie ; je crois avoir démontré que les cachets de la Grande Canarie, comme ceux du Mexique, du Yucatan ou d'Assinie, servaient réellement à s'imprimer des dessins sur le corps. Qu'on les portât souvent suspendus au cou, la chose est fort possible ; c'est ainsi que, d'après Diego de Landa, les portaient les femmes du Yucatan qui s'en servaient cependant pour se peindre le corps. Il n'était pas nécessaire de les suspendre pour cet usage ; on pouvait les conserver dans un endroit quelconque. Aussi trouve-t-on aux Canaries des pintaderas qui n'offrent point de trou de suspension.
Je ne rappellerai pas les nombreux arguments que j'ai fait valoir en faveur de mon opinion. Je me bornerai à faire remarquer que les cachets canariens n'ont pas servi, comme ceux de certains pays, à imprimer des ornements en creux sur la pâte des poteries avant de les soumettre à la cuisson, puisque aucun des nombreux vases qu'on connaît ne porte de décors comparables à ceux des pintaderas. Ces objets ont bien été utilisés pour peindre, comme le prétendent les habitants actuels de Tirajana qui, par tradition, ont conservé la notion de leur usage ancien ; les traces d'ocre sont, à cet égard, une preuve concluante. Mais on ne s'en servait pas pour peindre les vêtements en peau, sur lesquels on n'observe rien de semblable, ni les étoffes trop grossières pour recevoir des impressions aussi fines. En revanche, nous savons que les anciens habitants de la Grande' Canarie avaient la coutume de se peindre le corps, et c'est dans cette île seule qu'on a rencontré jusqu'à ce jour des pintaderas. Celles en terre cuite sont absolument comparables à celles du Mexique (pl. III, fig. 10) et du Yucatan ; le cachet en bois trouvé récemment à la Grande Canarie est identique, à part le dessin,
à ceux que M. Mondière a vus entre les mains des Nègres d'Assinie. Or, au Yucatan aussi bien que chez les Nègres, les pintaderas servent à la peinture corporelle ; nous devons admettre que celles des Canaries servaient au même usage.
A quelque point de vue que nous nous placions, nous trouvons toujours des preuves de l'existence, dans l'archipel, de populations différentes. La peinture corporelle est une coutume qui était spéciale à l'une d'elles et qui ne se retrouve pas chez les véritables Guanches.
CHAPITRE IV
SÉPULTURES ET RELIGION.
Embaumement des cadavres. — Les nécropoles canariennes ; grottes et tumulus. — Monuments commémoratifs. — La caste sacerdotale, sa puissance. — Temples et lieux sacrés. — Les idoles. — Cérémonies du culte; les animaux chargés d'intercéder auprès de la divinité. — Conceptions religieuses.
On ne s'attendrait guère à trouver, chez des populations aussi primitives, de véritables momies dont quelques-unes sont encore bien conservées, et cependant le fait existe. Ce qui est le plus surprenant, c'est de voir l'art de l'embaumement entre les mains des Guanches, c'est-à-dire de la race qui, aux Canaries, possédait l'industrie la moins avancée. Cette coutume a été observée, en effet, dans tout l'archipel, et j'ai pu me convaincre que, dans les îles où elle n'était pas générale, on la rencontrait sur les points où le Guanche avait conservé la prédominance.
Je dois ajouter, toutefois, que, personnellement, je n'ai trouvé aucune preuve de conservation artificielle des cadavres dans l'île de Lancerotte ; mais d'autres auteurs sont affirmatifs sur ce point. Il se pourrait fort bien, comme le dit M. Agustin Mil- lares, que cet honneur eût été réservé aux personnages de distinction et que, à l'époque de la conquête, cette coutume fût presque tombée en désuétude. J'ai fait remarquer moi-même, dans un autre travail, que la pratique de l'embaumement était loin, même à Ténériffe, de s'étendre à toute la population ; la plus grande partie des cadavres étaient déposés dans les grottes, les tumulus ou les fosses, sans qu'on employât aucun moyen pour les préserver de la corruption.
Nous ne connaissons guère les procédés employés par les Guanches pour conserver leurs morts. J'ai bien trouvé, dans des grottes à momies, quelques fragments d'une substance consistante, ayant l'aspect de résine mélangée de graisse ; malheureusement, ces échantillons ont été égarés et nous sommes forcés de nous en tenir aux renseignements souvent contradictoires des anciens auteurs.
Les embaumeurs formaient une corporation spéciale qui comprenait des individus des deux sexes, les cadavres masculins ne devant être embaumés que par des hommes et inversement. Les vieux historiens nous disent tous qu'on commençait par ouvrir le corps à l'aide d'un couteau en pierre ou tabona, afin d'en retirer les viscères ; mais le docteur Chil a montré que beaucoup de momies avaient les entrailles et le cerveau.
Les cadavres étaient ensuite lavés soit avec de l'eau froide et salée (Espinosa), soit avec une décoction chaude de plantes aromatiques (Marin y Cubas), soit avec une décoction d'écorce de pin (Daubenton). On employait alors les préservatifs qui se composaient, d'après le premier auteur, de beurre ou de graisse de chèvre, d'herbes aromatiques, d'écorce de pin, de résine de tea, de poudre de bruyère, de pierre ponce et de quelques autres produits absorbants et dessiccatifs. Daubenton parle aussi d'un mélange de graisse et de plantes aromatiques, telles que la sauge et la lavande. Mais, pour Marin y Cubas, on faisait usage d'un mélange de sable, d'écorce de pin broyée et de marc de fruit du mocan. Faut-il conclure, de cette diversité d'opinions, que le même procédé n'était pas partout employé? Je crois plutôt que cela prouve que nous ignorons la méthode usitée par les Guanches, personne n'ayant vu pratiquer cette opération, qui cessa aussitôt que les Européens s'établirent dans le pays.
Le séchage constituait la dernière opération ; pour les uns, les cadavres étaient, dans ce but, exposés simplement au soleil, mais Daubenton ajoute que, la nuit, on les exposait à la fumée.
Un touriste allemand, qui a vu, dans la localité la plus élevée de Ténériffe, les cadavres modernes se dessécher à l'air sans avoir subi de préparation préalable, a cru avoir découvert le secret des anciens. Pour assurer la conservation d'un mort, ils se contentaient, dit-il, de le transporter dans ces endroits élevés où l'air seul se chargeait de la besogne.
La momie une fois sèche, on l'enveloppait habituellement dans un certain nombre de peaux superposées ; à Ténériffe, les enveloppes, toujours en peaux, étaient au nombre de cinq, six, sept et même davantage. Elles étaient solidement cousues et assujetties, en outre, par des lanières de cuir. Les peaux les plus fines se trouvent toujours en dedans.
A la Grande Canarie, on employait généralement le même procédé ; on a vu une momie recouverte de douze peaux d'agneau et de mouton superposées. Mais, parfois, dans cette île, les enveloppes extérieures en peaux étaient remplacées par des étoffes de jonc fixées à l'aide de feuilles de palmier ou de jonc. On a même rencontré, enveloppés de cette façon, quelques fragments isolés de corps humains.
Quelquefois, mais rarement, les enveloppes étaient peintes. Ainsi préparées, les momies étaient transportées dans des grottes naturelles d'un accès encore plus difficile que les habitations dont j'ai parlé. Les unes étaient placées verticalement, les autres couchées sur le sol, sur des tréteaux ou sur des branches.
Les grottes sépulcrales forment, dans certains cas, de vastes nécropoles qui renferment des centaines de cadavres. J'en ai rencontré qui étaient fermées par de grandes dalles ou en partie bouchées par un mur en pierres sèches. Elles contiennent un mobilier funéraire très pauvre : il se réduit à des grains de colliers, quelques pendeloques, des bâtons en bois dur et parfois des vases.
Dans certaines îles, on plaçait, auprès de la tête du mort, un vase rempli de lait, ce qui pourrait faire supposer que, parmi les Guanches, existait la croyance à une autre vie.
Dans la commune de Juan Grande (Grande Canarie), j'ai trouvé une grotte sépulcrale qui avait été malheureusement toute saccagée ; elle ne m'en a pas moins permis de faire une constatation que je crois intéressant de consigner. Tous les cadavres qu'elle contenait présentaient des lésions des os ; c'étaient des tumeurs osseuses de diverses natures, d'anciennes fractures consolidées, des arthrites déformantes, etc. Je me trouvais en présence d'un véritable cimetière d'estropiés et je suis conduit à me demander si les infirmes n'étaient pas l'objet de quelque croyance superstitieuse.
A la Grande Canarie, on déposait encore les morts dans des grottes travaillées, dans des fosses creusées en pleine terre, parfois entourées de grandes dalles et recouvertes d'un monticule de terre ou tumulus. Très souvent, les sépultures se rencontrent au milieu de coulées de lave, et alors le tumulus est formé de scories volcaniques, au lieu d'être en terre ; dans ce dernier cas, on voit, à côté les unes des autres, un grand nombre de tombes qui forment parfois, comme à Arteara, de vastes cimetières composés de plus de mille sépultures.
Les véritables tumulus en terre, que j'ai été le premier à signaler, recouvrent rarement un seul cadavre ; je les ai vus surmontant des fosses multiples, renfermant chacune un cadavre séparé de ses voisins par des pierres placées debout. J'ai même trouvé, sous un grand tumulus, une sorte de vaste fosse commune, qui contenait pêle-mêle une vingtaine de cadavres. Il n'en est pas de même des monticules en scories volcaniques ; ils ne recouvrent chacun qu'une seule fosse renfermant un cadavre unique. On ne connaît, jusqu'ici, qu'une seule exception à cette règle : il s'agit d'un tumulus en pierre de la Aldea de San Nicolas qui surmontait deux fosses.
Malgré l'assertion du docteur Chil, je puis affirmer que les cadavres placés sous les tumulus ne présentent pas une orientation constante. Ce qui est vrai, c'est qu'ils sont entourés de graines de Cneorum pulveridentum, qui avaient peut-être pour but de retarder la décomposition des morts ; les cadavres
trouvés dans ces conditions ne semblent pas avoir été soumis à l'embaumement.
Mon ami M. Diego Ripoche a vu, à Agaete, de vastes tumulus en scories, recouverts d'un autre monticule beaucoup plus petit, des plus curieux. A l'intérieur, il était complètement plein, mais son sommet, de forme circulaire, portait une couronne de pierres alternativement jaunes, rouges et noires (fig. 7). C'étaient, sans doute, les tombeaux de quelques personnages, sur. lesquels on avait éleyé un monument commémoratif.
Le docteur Victor Grau a rencontré des monuments tout à
Fig. 7. — Tumulus en scories volcaniques, surmonté d'un monument commémoratif. (Agaete, Grande Canarie.)
fait analogues, de forme carrée ou semi-circulaire. Les pierres extérieures étaient soigneusement alignées et, à l'intérieur, on voyait un second alignement de blocs disposés en carré ou en demi-cercle, selon la forme extérieure de la construction, qui ne présente, d'ailleurs, aucune, cavité, tout le centre étant rempli de fragments de roches de petites dimensions. Une sorte de dôme, surmonté de trois pierres rouges, recouvrait le tout. Ces petits monuments, de lm,50 environ de hauteur, ne s'élèvent pas au-dessus des monticules de pierres qui recouvrent les cadavres, mais à côté. Je n'hésite pas à les comparer, malgré cela, à celui que M. Ripoche, le premier, avait signalé au-dessus du tumulus d'Agaete ; comme dans cette localité, ce sont des monuments commémoratifs élevés à la mémoire des morts qui reposent à côté.
ALancerotte, il a existé quelques tumulus en pierres, ana-
logues à ceux de la Grande Canarie. Ces constructions ne sont pas F œuvre des Guanches, mais d'envahisseurs arrivés après eux. Berthelot croyait, au contraire, qu'elles remontaient à une époque antérieure aux Guanches et il se basait sur la profonde altération des débris humains qu'on y rencontre. Il n'est pas nécessaire d'avoir recours à cette hypothèse : l'état des os est dû à l'action des agents atmosphériques qui exercent bien plus leur action à travers ces pierres, qui laissent entre elles des intervalles, que dans les grottes sépulcrales si bien abritées.
A côté de la hiérarchie civile dont il a été question plus haut, à côté de la corporation des embaumeurs, il existait une hiérarchie religieuse assez mal connue d'ailleurs. Les plus anciens historiens étaient presque tous prêtres et ils dédaignaient d'étudier les croyances « de ces idolâtres, qui vénéraient le soleil, la lune, les étoiles et diverses autres choses ».
Malgré ce silence des auteurs qui auraient pu nous fournir sur ce sujet les renseignements les plus intéressants, on peut, aujourd'hui, affirmer sans crainte que, dans toutes les îles, se trouvait une caste sacerdotale. Les ministres du culte appartenaient à l'un et à l'autre sexe : c'étaient des sorciers et des sorcières qui étaient généralement chargés de faire les offrandes à la divinité, en même temps qu'ils tiraient des présages.
Grâce à leurs supercheries, les prêtres et les prêtresses avaient, aux Canaries comme partout ailleurs, acquis une influence considérable. Le nom de plusieurs est passé à la postérité, tandis que celui de beaucoup de braves a été vite oublié. A Lancerotte, Tibabrin et sa fille Tamonante prédisaient l'avenir, présidaient les cérémonies religieuses et, dans les discussions, elles avaient su s'imposer comme arbitres. A la Grande Canarie, le faycan ou grand prêtre jouissait d'une autorité presque égale à celle du guanarteme ; les harimaguadas ou vierges saintes étaient entourées de respect. Une sorcière, Andamana, qui se disait inspirée du ciel, décidait de la paix et de la guerre; malgré l'opposition de quelques chefs incrédules, elle sut, avec l'aide d'un de ses admirateurs, qu'elle avait épousé, soumettre toutes
les tribus de l'île et se faire proclamer reine. Les sorciers de Ténériffe ou guanames siégeaient avec les nobles aux conseils du mencey. Ce fut un sorcier de l'île de Fer qui valut à Béthen- court de s'emparer de l'île sans coup férir ; ce prêtre, appelé Yone, avait prédit à ses compatriotes qu'il arriverait parmi eux des hommes envoyés par Eraoranhan, leur divinité mâle ; les Européens devenaient, dès lors, des envoyés de Dieu.
Il existe, dans les chroniques, bien peu d'exemples de résistance aux volontés de ces imposteurs. En dehors des chefs de la Grande Canarie dont je viens de parler, c'est à peine si je pourrais citer le vaillant Bencomo, ce chef héroïque de Ténériffe, qui ne craignit pas de faire pendre à un laurier le sorcier Guaiiamene, pour lui avoir prédit, en pleine assemblée, tous les désastres de l'invasion étrangère. Il le soupçonnait, non sans raison, d'être de connivence avec les étrangers.
J'ai dit que le faycan et les harimaguadas jouissaient, à la Grande Canarie, d'une autorité considérable. Dans cette île, la secte religieuse était plus fortement organisée que dans les autres. Le grand prêtre portait le costume royal. « Le roi et le faycan, dit Marin y Cubas, laissaient croître, sur le sommet de la tête, une mèche de cheveux. Ils se coiffaient, après avoir relevé leur chevelure, d'un bonnet de cuir de bouc ou de cochon, fait de quatre morceaux. Ils portaient une sorte de camisole dont les manches arrivaient à la saignée et les basques jusqu'aux genoux; des demi-bottes, qui arrivaient au mollet, complétaient le costume. » Il se pourrait que les invasions qui s'étaient produites dans cette île eussent eu une influence sur l'organisation de la caste sacerdotale.
Quoi qu'il en soit, le grand prêtre seul pouvait donner l'investiture aux nobles ; il avait le droit d'opposer son veto aux choix faits par le guanarteme. Il exerçait donc non seulement un pouvoir religieux, mais un pouvoir civil. Chacun des deux rois de l'île avait auprès de lui un faycan choisi parmi ses proches parents. D'autres prêtres subalternes étaient placés à la tête de chacun des sanctuaires consacrés à la divinité. Tous
étaient chargés des cérémonies, prescrivaient des sacrifices et recevaient les offrandes.
Les harimaguadas, hari-maguas ou simplement maguas vivaient en commun, dans des sortes de couvents. Vêtues de longues robes de peaux blanches, elles passaient leur temps à prier, en faisant mille contorsions avec les yeux, la tête, le corps et les membres, et en répétant en chœur: Almene Coran (Dieu me soit en aide!). Elles enseignaient aux jeunes filles à préparer les peaux et à les couper pour en faire des vêtements, à tresser le jonc et les feuillès de palmier, à. faire de la poterie et des colliers, à moudre le grain et, enfin, à se servir des couleurs. Les harimaguadas ne sortaient que pour aller au bain, pour faire des pèlerinages aux montagnes sacrées, et dans certaines cérémonies dont il sera question plus loin ; mais alors elles ne devaient avoir aucune communication avec les hommes, à qui il était interdit de les regarder.
Ces sortes de nonnes n'étaient pas enfermées pour toute leur vie ; arrivées à un certain âge, elles pouvaient se marier, avec le consentement du roi. Les unes, les filles des nobles, qui étaient placées dans ces couvents pour faire leur éducation, pouvaient se marier à vingt ans ; les autres, les véritables harimaguadas, étaient libres de se marier. à l'âge de trente ans, si bon leur semblait.
Il .est probable que des confréries analogues ont existé à
Ténériffe.
D'après Marin y Cubas, il y avait également des communautés d'hommes qui étaient vêtus de longues robes de peaux tombant jusqu'à terre ; ils prédisaient l'avenir. Ils suivaient certaines règles et conservaient, par tradition, l'histoire des ancêtres. Sous forme de métaphores, ils faisaient allusion aux monts Atlas, situés en Afrique 1. Ces religieux étaient, dans les villages, les instituteurs des enfants. Il s'en trouvait de nobles
1. Ce renseignement, que nous a transmis Marin y Cubas, prouverait encore que, à la Grande Canaric, il était arrivé des hommes qui étaient venus du nord de l'Afrique.
parmi eux et ils instruisaient les enfants de leur caste ; les autres ne s'occupaient que des roturiers.
Les cérémonies religieuses se pratiquaient dans certains endroits spéciaux, toujours situés sur les lieux les plus élevés. C'est là un fait digne d'attention : le culte des hauts lieux existait dans tout l'archipel Canarien. Parfois, on choisissait sur ces hauteurs une simple esplanade ou un rocher qui dominait les alentours ; le plus souvent, on élevait sur les montagnes de véritables temples, ou bien encore on disposait une grotte pour les cérémonies du culte. J'ai visité un nombre considérable de ces lieux sacrés, où il n'est pas toujours facile d'atteindre.
Dans les îles du nord, les temples, qu'on appelait, à Forta- venture, efequenes, se composaient de deux murs concentriques, de forme circulaire ; j'en ai vu de semblables à l'île de Fer. La plus petite enceinte, mieux soignée que l'extérieure, parfois dallée, devait être réservée aux personnages, tandis que l'autre était destinée au peuple.
A la Grande Canarie, il y avait aussi de petits temples en pierres sèches que les anciens historiens désignent sous le nom d'oratoires; d'autres fois, c'étaient des grottes, et souvent un simple abri sous roche. Mon ami le docteur Victor Grau a retrouvé, dans l'endroit connu sous le nom de El alto del Cam- panario, un temple qui pourrait bien être le célèbre Almogaren1 de Umiaya. Ce n'est qu'une esplanade abritée par une énorme roche qui surplombe. Elle est située sur un des points les plus élevés de l'île, et, pour y atteindre, il faut grimper, en s'aidant des pieds et des mains, au-dessus de précipices qui donnent le vertige. Il existait jadis une montée faite de pierres et de troncs d'arbres, mais elle a disparu à peu près complètement. On voit encore les cavités cylindriques creusées dans la roche qui forme le sol et qui étaient destinées à recevoir le lait qu'on offrait à la divinité.
Dans la même île, l'almogaren de la Fortaleza de Santa Lucia
1. Ce mot almogaren, qu'ont gardé les habitants actuels pour désigner ce lieu, semble bien avoir une origine sémitique.
de Tirajana est une simple esplanade à ciel ouvert, située au sommet d'une des montagnes les plus escarpées. On retrouve, sur les parois du rocher, les vestiges d'un chemin qui permettait jadis d'y atteindre avec facilité. Un autel à sacrifices, bien conservé, indique l'endroit où se faisaient les offrandes (fig. 9).
J'ai rencontré, à la Gomère et à l'île de Fer, plusieurs lieux sacrés exactement comparables à l'almogaren de Santa Lucia. Plus d'une fois j'ai remarqué, à côté de l'autel ou mieux du four à sacrifices, les ruines de petites enceintes de pierres sèches, destinées apparemment à garder les animaux qu'on offrait en holocauste.
A Ténériffe, c'étaient aussi des esplanades ou des grottes qui servaient aux cérémonies du culte. Dans toutes les îles, on se livrait parfois aux pratiques religieuses au pied de ces énormes blocs de rochers taillés à pic, qui se rencontrent si fréquemment au sommet des montagnes de l'archipel.
Les Guanches ne recherchaient pas, en effet, le luxe dans leurs temples ; ils voulaient uniquement qu'ils fussent placés à une grande hauteur, afin d'être près de leurs dieux, qui habitaient, selon eux, le sommet des montagnes ou le ciel. Aussi, en gravissant à de grandes altitudes, pensaient-ils se rapprocher de leurs protecteurs et se faire mieux entendre d'eux. Ils croyaient qu'ils n'avaient nul besoin, pour faire exaucer leurs vœux, de décorer leurs lieux sacrés de peintures ni d'autres ornements.
Cependant, dans une île au moins, les habitants fabriquaient des idoles. Déjà les envoyés d'Alphonse IV de Portugal avaient apporté à Lisbonne une idole qui n'était autre qu'une « statue de pierre représentant un homme nu tenant un globe dans la main ; ses parties sexuelles étaient recouvertes d'une sorte d'étoffe en palmier semblable à celles dont font usage les gens du pays ». Les navigateurs avaient pris cette statuette dans un oratoire de la Grande Canarie.
André Bernaldes nous signale, dans la même île, le temple de Tirma, qui renfermait « une figure de bois longue d'une
demi-lance, représentant une femme complètement nue. Devant elle, une chèvre, taillée aussi dans un morceau de bois, offrait les caractères distinctifs de son sexe et paraissait disposée à l'accouplement. Par derrière, un bouc, sculpté dans la même substance, était posé comme s'il se préparait à couvrir la chèvre. »
Fig. 8. — Idole en terre cuite trouvée à la Fortaleza de Santa Lucia.
(Grande Canarie.)
J'ai vu une petite idole de terre cuite provenant encore de la Grande Canarie : c'est une tête informe, dans laquelle on reconnaît pourtant une figure humaine portée par un long cou. Sur les côtés s'étalent deux larges appendices peints en rouge et ornés de chevrons en creux, qui encadrent la face et retombent sur les épaules. On pourrait y voir la chevelure, mais, par derrière, tombe, le long de la colonne vertébrale, une grosse natte ornée des mêmes chevrons et peinte en noir. A la Fortaleza, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer moi-même, dans une grotte que personne n'avait pu atteindre, à côté de
l'almogaren, une idole toute semblable, mais plus complète (fig. 8). Elle porte, en effet, le torse ; deux seins, assez volumineux, ne peuvent laisser de doute sur le sexe : il s'agit d'une divinité féminine. Elle était placée sur un pied qui lui permettait de se tenir dans la position verticale. Dans la même grotte, j'ai recueilli des fragments d'une autre statuette analogue.
Je pourrais signaler deux autres idoles qui appartiennent au musée de Las Palmas : l'une est un fragment d'une petite statuette en terre cuite qui ne comprend que le torse d'une femme, comme le montre le volume des seins ; la seconde, dont il est impossible de déterminer le sexe, est une statuette creuse, également en terre cuite. Le corps a la forme d'un entonnoir renversé ; ce qui reste de la face (la partie inférieure, jusqu'aux yeux) n'est pas plus large que le cou. Quatre sortes de grosses ampoules figurent les bras et les cuisses ; un avant-bras persiste en partie ; il est d'une petitesse qui fait un singulier contraste avec un bras plus gros que le cou. Les deux jambes ne sont représentées que par un petit cylindre grêle qui réunit les cuisses. Le personnage est dans une position accroupie.
Il me faut faire remarquer que, jusqu'à ce jour, on n'a, à ma connaissance, rencontré d'idoles qu'à la Grande Canarie. Il s'agirait donc encore d'une coutume importée.
Les lieux que je viens de décrire ne servaient pas seulement pour les cérémonies du culte ; ils constituaient en même temps des asiles sacrés que personne n'aurait violés impunément.
Les cérémonies religieuses habituelles se réduisaient à des offrandes aux divinités ; on en faisait aux dieux protecteurs pour se les rendre favorables, «t au génie du mal pour l'empêcher de nuire. Elles consistaient en fruits, en entrailles d'animaux, en viandes, en beurre et surtout en libations de lait. Presque partout on voit, dans les endroits où se faisaient ces libations, des trous ou des canaux creusés dans la roche dure et qui avaient pour but de recevoir le liquide. Des animaux sacrés fournissaient ce lait et Abreu Galindo nous dit que, pour n'en pas
manquer, les anciens Canariens laissaient toute l'année les chèvres avec les mâles.
Mais, dans certaines circonstances, on ne se contentait pas d'offrandes aussi simples. On sacrifiait des animaux, qu'on brûlait dans les fours à sacrifices que j'ai signalés. Ces autels étaient de simples cavités entourées de pierres amoncelées parfois avec assez de régularité (fig. 9). Un grand feu était allumé à l'intérieur et on y précipitait la victime. J'ai examiné un grand nombre
Fig. 9. — Autel à sacrifices situé au sommet delà Fortaleza de Santa Lucia.
(Grande Canarie.)
de ces fours et je les ai tous vus remplis de cendres et d'ossements de jeunes animaux. On n'offrait à la divinité que les mets les plus appréciés : de jeunes cochons, des agneaux et des chevreaux.
Marin y Cubas se trompe donc lorsqu'il assure qu'on brûlait, dans « ces brasiers », toutes sortes de fruits, mais jamais de viandes. Il nous donne l'explication de cette coutume de brûler les offrandes : c'était pour permettre aux devins de tirer des augures d'après la direction de la fumée. Selon qu'elle s'élevait tout droit, qu'elle se dirigeait à droite ou à gauche, les dieux se montraient favorables ou hostiles.
Dans les grandes calamités, et, pour les Guanches, la plus redoutable était la sécheresse, qui ne laissait pousser ni les grains pour leur gofio, ni l'herbe pour leurs troupeaux, ils se livraient à des pratiques spéciales. Non seulement ils imploraient le ciel, mais ils faisaient encore intercéder pour eux les animaux. Voici comment les choses se passaient à la Grande Canarie, à Ténériffe et à l'île de Fer.
Dans la première de ces îles, après avoir rassemblé leurs troupeaux, les habitants séparaient les mâles des femelles et les laissaient jeûner pendant trois jours. La population elle- même, sans distinction de sexe ni d 'âge, observait le même jeûne et se promenait autour des lieux sacrés en poussant de grandes lamentations. Ses cris, joints à ceux des animaux privés de nourriture, devaient fléchir le courroux céleste. Les harima- guadas ou prêtresses marchaient à la tête du peuple en portant des branches d'arbres, des feuilles de palmier et des vases remplis de lait et de graisse, qu'elles brisaient avec un certain cérémonial sur la cime la plus élevée. De là, la procession se dirigeait vers la mer et les vierges sacrées frappaient les flots de leurs verges, pendant que le peuple faisait retentir les airs de ses cris et de ses plaintes.
A Ténériffe, on réunissait tous les troupeaux dans une profonde vallée et on séparait les petits de leurs mères. Alors commençait un formidable concert de cris, et les Guanches se figuraient que le ciel se montrerait sensible à ces plaintes des innocentes victimes de la famine.
Viera y Clavijo nous raconte, dans les termes suivants, la cérémonie qui se pratiquait, dans les mêmes circonstances, à l'île de Fer: « Quand, l'hiver venu, les pluies tardaient, toute l'île se rendait en procession à Bentayca (ce sont deux rochers) ; les personnes de chaque sexe se séparaient et entouraient le rocher qu'elles vénéraient. Elles restaient sans manger trois jours entiers, en poussant des cris terribles. Si cette persévérance n'était pas récompensée, on savait ce qu'il restait à faire. Un de ces insulaires, le plus hypocrite, celui qui passait pour le
plus vertueux, se retirait dans la grotte d'Asteheyta, dans le pays de Taciritwila, et il invoquait avec grande ferveur l'Être suprême. Au bout de quelques heures, il feignait qu'il lui était apparu certain cochon qu'il apportait caché sous son tamarco (son vêtement). Il le présentait à l'assemblée, qui l'appelait de suite son Aranfaybo, comme qui dirait son intercesseur auprès de Dieu pour obtenir du pain. Tant qu'il ne pleuvait pas, l'intercesseur restait prisonnier et on ne le reportait à la grotte sacrée que lorsque la terre était bien arrosée. »
Malgré le ton de raillerie qu'affecte Viera, qui, lui aussi, était un prêtre, il est des gens qui prétendent que les pratiques des Guanches étaient souvent couronnées de succès. Ces impies expliquent ce phénomène en disant que, comme toutes les populations pastorales, les vieux habitants des Canaries avaient certaines connaissances en astronomie et en climatologie. Or, les prêtres n'ordonnaient ces cérémonies que lorsque quelques signes leur indiquaient qu'il allait pleuvoir, et il leur arrivait assez souvent de ne pas se tromper dans leurs prévisions.
Il me reste à dire quelques mots des conceptions religieuses des Guanches et de leur théogonie. Espinosa nous dit qu'ils attribuaient à Dieu la création de l'espèce humaine ; comme dans la Bible, il l'aurait fabriquée au moyen de terre et d'eau. Mais, au lieu de créer un seul Adam et une seule Ève, il aurait, d'emblée, façonné un certain nombre d'hommes et de femmes : ce furent les nobles ; plus tard, il fit les vilains.
Ce qui est certain, c'est que tous ces insulaires reconnaissaient un être suprême ; nous ignorons le nom qu'ils lui donnaient à Lancerotte, à Fortaventure et à la Gomère. Pour les habitants de la Grande Canarie, c'était Acoran ou Alcorac; pour ceux de Ténériffe, Acoran, Alcorac, Achaman (dieu suprême), Acllguoyaxiraxi (le conservateur du monde), Achahuvalzan (le grand), Achicanac (le sublime), Achguaregenan (celui qui soutient tout), Atguochafunataman (celui qui soutient le ciel et la terre). Toutes ces épithètes s'appliquaient à la même divinité.
A la Palme, Dieu s'appelait Abora (dieu de l'univers) ; à l'île de Fer, Eraoranhan. Mais, dans cette île, Eraoranhan ne protégeait que les hommes ; la déesse Moreyba, au contraire, protégeait les femmes.
A côté de cet être suprême, les Guanches vénéraient le soleil et la lune sous les noms de Magec et d' Acaman. Le soleil avait pour filles les Jtfagios, c'est-à-dire les âmes.
La croyance à un génie du mal semble avoir été universelle parmi ces populations. Gaviot, celui de la Grande Canarie, pouvait revêtir des figures d'animaux, de fantômes ou d'êtres surnaturels ; sous ces formes, il s'appelait Mahio ou Tibicen. Le démon de Ténériffe était Guayota, qui vivait dans le pic de Teyde où se trouvait l'Enfer ou Echeyde ; celui de la Palme était Irnene.
Il semble que tout ce qui leur inspirait de la crainte ait été considéré par les Guanches comme des émanations du diable. Ainsi, dans l'île de la Palme, à l'intérieur du cratère classique connu sous le nom de Caldera, existe un rocher escarpé qui s'élève « comme un immense obélisque ». Dans le voisinage était venue s'établir la tribu de Tanausú. Les gens de cette tribu ne passaient qu'en tremblant à côté du rocher Idafe. La peur de le voir s'effondrer sur eux le leur fit redouter au dernier point et ils le regardèrent comme un génie du mal. Ils ne tardèrent pas à lui apporter des offrandes pour l'empêcher de les écraser ; tous les viscères des animaux qu'ils sacrifiaient pour leur nourriture étaient réservés au terrible monolithe. Les offrandes étaient portées par deux personnes, dont l'une était généralement un prêtre. La première adressait en ces termes la parole au rocher : Iguida Ignan Idafe ? (tomberas-tu, Idafe ? ou bien : on dit qu'Idafe tombera). La seconde personne répondait: Que guerte Iguan tanÓ, ou, d'après Viera, Gueryc Yguan Tanô (donne-lui ce que tu portes et il ne tombera pas). Lorsque la peur était plus forte, on offrait au monolithe des victimes tout entières qu'on précipitait du haut des montagnes environnantes.
En résumé, dans tout l'archipel, les croyances présentaient un fond commun ; les cérémonies des Guanches se retrouvaient partout et, dans certaines îles, sur ces pratiques si spéciales étaient venues se greffer d'autres pratiques qui indiquent encore l'intervention d'un élément étranger.
CHAPITRE V
CARACTÈRES INTELLECTUELS. — CONCLUSIONS.
Caractères intellectuels ; connaissances artistiques, scientifiques et littéraires.
— Le langage. — Les inscriptions. — Conclusions : l'origine des anciens Canariens.
Il est facile de prévoir, étant donné leur genre de vie, que les anciens habitants de l'archipel Canarien ne devaient avoir sur les arts, les sciences, la littérature, que des notions bien sommaires. Sur ces différents sujets, les vieux auteurs ne nous ont fourni, d'ailleurs, que fort peu de renseignements; je résumerai très rapidement ce que nous savons d'une manière sûre.
Dans toutes les îles, les insulaires avaient une véritable passion pour la danse et le chant; on dansait et on chantait dans les cérémonies religieuses aussi bien que dans les fêtes. Pour Francisco de Gomara, deux choses suffiraient à rendre fameuses les Canaries : « les serins, si estimés à cause de leur chant, et la canarienne, danse gracieuse et artistique. » Elle s'exécutait sur une mesure à quatre temps ; c'étaient les pieds qui, par des battements rapides et cadencés, marquaient la mesure et en même temps produisaient la musique.
A l'île de Fer existait un bal spécial : les danseurs se disposaient sur deux rangées parallèles, en se tournant le dos ; chacun d'eux donnait les mains à celui qui était placé derrière lui, et ils marchaient tous ainsi, les uns en avant, les autres à reculons, en faisant de grands sauts.
Ces danses s'exécutaient habituellement au son d'une flûte en roseau. A son défaut, on marquait la mesure avec la bouche et les pieds, ou mieux encore, en chantant. Les chants, comme la
musique étaient toujours empreints de mélancolie et de la monotonie la plus grande.
Dans les pages qui précèdent, j'ai montré que les habitants de l'archipel avaient un certain penchant pour la peinture ; ils ornaient souvent leurs vêtements de dessins peints, et ceux de la Grande Canarie peignaient jusqu'à leurs habitations, leurs poteries et leurs propres personnes. A ce propos, il est utile de faire une remarque que le lecteur aura peut-être déjà faite : c'est que jamais ces gens n'essayaient de représenter ni des plantes ni des animaux. Leurs dessins se réduisent à des figures géométriques, à des lignes droites et courbes diversement combinées.
Les arts plastiques n'étaient pas plus avancés que l'art du dessin. Les quelques spécimens que nous en connaissons représentent tous des figures humaines absolument informes. Les statuettes en bois, signalées à la Grande Canarie, figuraient : l'une un homme, l'autre une femme, et les deux dernières une chèvre et un bouc. Là, nous trouvons des représentations d'animaux ; mais toutes ces statuettes, dont j'ai parlé dans le chapitre précédent, étaient des idoles.
Les connaissances scientifiques des Canariens se réduisaient à quelques vagues notions d'astronomie et d'arithmétique. En astronomie, ils avaient observé les phases de la lune, et, sans doute, la position de quelques étoiles. C'est par lunes qu'ils divisaient le temps, et leur année lunaire commençait, pour les uns en juin, pour les autres en août.
Ils savaient compter jusqu'à un certain nombre. Nicolas da Recco, en 1341, recueillit les noms de nombre jusqu'à 16 ; Ga- lindo nous donne la liste des nombres de la Grande Canarie jusqu'à 200. Chaque unité, chaque dizaine, chaque centaine, portait un nom spécial. Au delà de 10, ils ajoutaient l'unité à la dizaine, en la plaçant avant.
On ne saurait qualifier de scientifiques les pratiques médicales dont il a été question plus haut. Dans cet ordre d'idées, leur science se réduisait à pratiquer des saignées à l'aide d'un couteau en pierre.
La littérature des anciens habitants de l'archipel se bornait à des légendes et à quelques chants. Ces légendes, qui se transmettaient oralement de génération en génération, se récitaient dans les fêtes ; elles rappelaient au peuple les hauts faits des rois et des guerriers.
Les poètes étaient enclins à la mélancolie : un chant d'amour, dont la traduction est parvenue jusqu'à nous, est empreint à la fois d'un véritable sentiment poétique et de la plus profonde tristesse. J'ai publié moi-même deux élégies : l'une, de la Grande Canarie, l'autre, de l'île de Fer; toutes deux respirent la même mélancolie. M. Léon de Cessac, à qui je dois ces chants, en a trouvé le texte, en canarien, dans le vieux manuscrit de Lisbonne, dont j'ai déjà parlé; il était accompagné d'une traduction en portugais.
Beaucoup d'auteurs se sont occupés de la langue parlée par les anciens insulaires et sont arrivés aux conclusions les plus diverses. Pour les uns, c'était un idiome berber ou touareg ; pour d'autres, un idiome celte ou même germain. Dans ces dernières années, un auteur canarien a rapproché des mots anciens de l'archipel de la langue arabe.
Cette diversité d'opinions s'explique facilement ; nous ne connaissons pas le langage parlé jadis aux Canaries, et nous ne possédons que quelques catalogues de mots dont un certain nombre sont écrits d'une façon incorrecte, ou ne proviennent pas de l'ancien idiome. La plupart de ces mots sont des noms propres, souvent des noms de lieux. Nous ignorons entièrement les constructions grammaticales ; à peine quelques phrases très courtes sont-elles parvenues jusqu'à nous, à part les deux chants que j'ai fait connaître et qui se composent chacun de trois vers. Je puis ajouter que, parmi les auteurs qui se sont occupés de la langue canarienne, il en est fort peu qui soient linguistes, et que plus d'un s'est laissé aller aux rapprochements les plus fantaisistes.
Ce que nous savons, c'est que, si l'idiome présentait un fond commun dans toutes les îles, il s'était produit des dialectes
locaux assez différents les uns des autres pour que les individus d'une île ne comprissent plus ceux de l'autre. Ainsi, les interprètes de Lancerotte, que Béthencourt avait pris en Normandie, où ils avaient été emmenés en captivité, ne purent pas lui servir a la Grande Canarie. Pourtant, un bon nombre de mots se retrouvent partout les mêmes, et il ne me semble pas trop téméraire d'en conclure que, malgré les invasions, l'idiome guanche avait persisté dans tout l'archipel. Les immigrants, qui arrivaient peu à peu, avaient bien pu influer sur les mœurs, sur l'industrie des premiers habitants ; leur civilisation supérieure les plaçait, à ce point de vue, dans une situation avantageuse. Mais, pour entrer en relations avec ceux qui les avaient précédés, ils ne pouvaient songer à enseigner leur langue aux vieux insulaires ; il fallait qu'ils apprissent, au contraire, l'idiome du pays. Certes, ils ont pu et ont dû introduire un certain nombre de mots nouveaux, mais ils n'ont pas imposé une nouvelle langue.
Je n'ai pas la prétention d'être linguiste et me dispenserai, par conséquent, d'émettre sur le langage canarien une opinion personnelle. Je me contenterai de dire que si les affinités signalées par plusieurs auteurs entre ce langage et certains idiomes berbers venaient à se confirmer, ce fait n'aurait rien de surprenant ; j'en donnerai bientôt l'explication.
Les populations que les Européens ont trouvées aux Canaries, au quinzième siècle, connaissaient-elles l'écriture? Sur ce point encore, les opinions sont divisées, et, pour ma part, je n'hésite pas à répondre négativement. On a rencontré, cependant, sur quelques points, des signes profondément gravés sur des rochers ou sur des coulées de lave, et certains de ces signes constituent évidemment des inscriptions alphabétiques; mais les auteurs n'en sont pas les gens qui vivaient aux Canaries.
Les premiers signes qui furent observés sur des roches sont ceux de l'île de la Palme ; ce sont des signes de grandes dimensions, qui ne comprennent que des spirales et quatre ou cinq figures bizarres. En 1873, le curé D. Aquilino Padron trouva, à l'île de Fer, de nouveaux signes, la plupart très compliqués. Ils
présentent une variété inouïe et ne se répètent guère. En 1875, le même curé trouva encore à l'île de Fer les premières inscriptions véritables qui aient été signalées ; depuis cette époque, il en a été découvert d'autres en assez grand nombre. J'ai relevé non seulement la prétendue inscription de la Palme, mais toutes celles de l'île de Fer et de la Grande Canarie, et je puis, à leur sujet, donner non seulement mon opinion personnelle, mais encore l'avis des hommes les plus compétents, entre autres celui du général Faidherbe.
Fig. 10. — Inscription gravée sur un rocher, à La Caleta (île de Fer).
Les signes de la Palme et une partie de ceux de l'île de Fer ne sauraient en aucune façon être considérés comme des inscriptions ; ils constituent simplement une ornementation naïve qui n'a nul rapport avec aucune des écritures connues t.
11 n'en est pas de même des autres signes de l'île de Fer et
1. Je laisse de côté certaines inscriptions qui existeraient à Lancerotte; je les ai vues et en ai même rapporté des spécimens. Elles se trouvent toutes sur des pierres isolées que les laboureurs retirent de leurs champs et qu'ils emploient dans la construction de leurs murs. Les signes ne sont autre chose que des raies produites par le soc de la charrue.
de ceux de la Grande Canarie ; il s'agit bien, cette fois, d'inscriptions véritables, et ces signes sont autant de lettres. On y retrouve tous les caractères de l'écriture numidique (fig. 10).
Mais alors ces inscriptions ne sont pas récentes et elles ne peuvent être l'œuvre que des anciens habitants ? Certes, ces inscriptions ne sont pas modernes, et je suis loin d'ajouter foi aux assertions de gens du pays : ils les attribuent à certain évêque qui se serait amusé, lors d'une tournée pastorale, à tracer ces dessins sur les rochers, comme le font parfois les enfants. Je les crois même fort anciennes, et voici comment j'explique leur origine :
A l'époque de Carthage, des expéditions eurent lieu dans ces régions, comme je l'ai montré dans l'introduction de ce livre. A bord des vaisseaux carthaginois pouvaient se trouver des Numides, qui étaient alors tributaires de la grande colonie phénicienne. Plus tard, avons-nous vu, Juba le Jeune, qui avait régné sur la Numidie, envoya des navigateurs à la recherche des îles Fortunées ; parmi ses envoyés pouvaient encore se trouver quelques-uns de ses anciens sujets. Quelle que soit la façon dont ils soient arrivés aux Canaries, ce sont évidemment des Numides qui ont gravé, sur les rochers de l'archipel, les inscriptions alphabétiques qu'on y voit.
Se sont-ils réembarqués après avoir laissé ces souvenirs de leur passage? La chose est possible, de même qu'il se pourrait qu'ils se fussent établis dans le pays. Mais, dans ce dernier cas, ils n'ont pas enseigné aux Guanches l'art d'écrire, que ceux-ci ignoraient certainement à l'époque de la conquête ; jamais on n'a signalé aucune inscription dans les îles où ils étaient restés à peu près purs.
Si les habitants des Canaries eussent appris à fixer leur pensée au moyen de l'écriture, il est fort probable qu'on rencontrerait d'autres inscriptions que celles qui se trouvent sur ces quelques rochers; il serait bien extraordinaire qu'on ne vit pas par-ci par-là quelques caractères, soit sur des objets en terre cuite, soit sur des objets en bois, soit dans les habitations où se
sont conservées jusqu'à nos jours les peintures si peu solides dont il a été question. Il serait plus surprenant encore que ni un historien, ni aucun de ceux qui ont vécu, après la conquête, au milieu des anciens insulaires, n'ait eu connaissance du fait.
Les inscriptions elles-mêmes nous donneront peut-être un jour le mot de l'énigme, lorsqu'on arrivera à les déchiffrer. Elles sont restées jusqu'ici lettres mortes, mais il se peut qu'à un moment on puisse les lire. Les caractères numidiques ont été, en effet, conservés presque sans altération par les Touaregs actuels ; leur langue doit se rapprocher considérablement de celle des Numides d'autrefois. Le touareg nous fournira peut- être la clef des inscriptions des Canaries.
Ces prévisions dussent-elles ne jamais se réaliser, que les inscriptions alphabétiques de l'archipel n'en conserveraient pas moins un réel intérêt. Elles sont la preuve de relations anciennes entre des individus du nord de l'Afrique et ces îles.
De tout ce qui précède, il est permis de tirer quelques conclusions.
Au milieu des Guanches, caractérisés par leur taille, leurs traits, aussi bien que par leurs coutumes et leur industrie primitive, étaient venus s'établir des individus qui se distinguaient de leurs prédécesseurs par les caractères physiques et par une civilisation plus avancée. Des mélanges s'étaient opérés entre les divers types, et il était résulté de ces croisements de nombreux métis.
Parmi les envahisseurs, il s'en trouvait de petite taille, qui offraient une tête arrondie et une face peu élevée. Rien ne m'a permis d'en déterminer la provenance.
D'autres immigrants n'avaient pu venir que du nord de l'Afrique. Par leurs caractères physiques, ils se rattachent étroitement aux Sémites. Ils avaient une industrie plus avancée que les Guanches, et, partout où ils se sont établis, on retrouve la preuve de cette supériorité. Ils n'avaient pourtant pas conservé intactes les coutumes de leur mère patrie ; placés dans un milieu nouveau, ils avaient forcément emprunté aux premiers
occupants une partie de leurs mœurs. Si, par exemple, ils étaient arrivés avec des outils en métal, ce qui est probable, ils furent obligés, dans la suite, de les remplacer par d'autres en pierre, les minerais n'existant pas dans l'archipel.
Quant aux Guanches proprement dits, on ne saurait non plus les considérer comme autochtones, c'est-à-dire comme ayant pris naissance dans le pays même. Ils se rattachent intimement à une race bien vieille, qui vivait chez nous à une époque fort reculée (à l'époque quaternaire). Cette race, que les anthro- pologistes désignent sous le nom de race de Cro-Magnon, a, en partie, émigré vers le sud lorsque d'autres populations sont venues lui disputer le sol où elle était établie. Elle passa d'abord en Espagne, de là dans le nord de l'Afrique, où elle occupait une grande étendue avant l'époque romaine, et où elle compte encore des représentants parmi certaines tribus berbères. Ce n'est qu'après avoir envahi le nord de l'Afrique que, poursuivant leur migration, un certain nombre d'individus de cette race sont arrivés aux Canaries, où ils ont donné naissance à la population guanche1. Il n'est donc pas surprenant qu'on ait constaté des analogies entre le langage des Guanches et celui que parlent certains Berbers, qui doivent être considérés comme les frères de ceux qui ont atteint l'archipel Canarien.
L'ancienne population des Canaries présente, on le voit, un grand intérêt pour tous ceux qui s'occupent de l'étude des races humaines.
1. Pour plus de détails, je renverrai le lecteur à l'ouvrage que je prépare pour la Bibliothèque ethnologique, sur les Guanches et les Berbers.
DEUXIÈME PARTIE
LES CANARIES ACTUELLES.
CHAPITRE PREMIER
L'ARCHIPEL CANARIEN.
Situation. — Étendue des îles Canaries. — Géographie physique. — Climatologie. — Géographie politique. — Population. — Caractères des habitants.
Les îles Canaries sont situées entre 27°38' et 29°25' de latitude nord, entre 15°40' et 20°30' de longitude ouest. Elles se trouvent donc à une faible distance du tropique du Cancer qui passe, comme on le sait, à 23827 '28'1 au nord de l'équateur.
Sous la même latitude, nous rencontrons, en nous dirigeant directement à l'est, les provinces sahariennes de l'empire du Maroc, le nord du Sahara, la haute Egypte ; en Asie, le nord de la mer Rouge, le fond du golfe Persique, l'Inde septentrionale et les provinces méridionales de la Chine. En Océanie, on ne trouve guère que quelques îlots de l'archipel de Magellan ; en Amérique, la basse Californie, le Mexique et la Floride sont à la même distance de l'équateur.
Lorsque j'aurai ajouté que les Canaries ne sont séparées du cap Juby, l'une des pointes septentrionales du Sahara, que par une distance de 101 kilomètres ; qu'elles se trouvent à 1157 kilomètres de Cadix et à 3145 kilomètres du Havre, le lecteur possédera assez de données pour se faire une idée exacte de leur situation.
L'archipel s'étend de l'est-nord-est à l'ouest-sud-ouest sur
un espace de 198 kilomètres du nord au sud, et de 451 kilomètres de l'est à l'ouest. En diagonale, sa plus grande longueur est de 501 kilomètres. Il comprend sept îles habitées qui sont, en allant du nord-est au sud-ouest : Lancerotte, Fortaventure, Grande Canarie, Ténériffe, Gomère, Palme et Fer. On voit, en outre, quelques îlots déserts dont les quatre principaux sont : Alegranza, Montana Clara et Graciosa, au nord de Lancerotte ; l'îlot de Lobos, entre cette île et Fortaventure.
La superficie territoriale des Canaries ne dépasse guère celle d'un de nos départements; elle atteint 7 167 kilomètres carrés. Au point de vue de l'étendue, les îles se répartissent de la façon suivante :
1° Ténériffe 1946 kilom. carres. 2° Fortaventure (avec l'ilot Lobos) 1722 —
3° Grande Canarie 1376 —
4° Lancerotte (avec les îlots du nord) 741 —
S0 Palme 726 —
6° Gomère 378 —
7° Fer ................................ 278 —
L'importance de chacune de ces îles n'est pas en rapport avec sa surface. Ténériffe, la plus grande, est bien la plus peuplée; mais la Grande Canarie, qui n'occupe que le troisième rang par son étendue, vient en première ligne par son mouvement maritime, son commerce, ses pêches, la fertilité de son sol, etc.
Les canaux qui s'étendent entre les îles sont libres, profonds et d'une largeur très variable. Celui qui sépare l'îlot Graciosa de Lancerotte n'a que i800 mètres de large; il porte le nom de El Rio (le Fleuve). Entre Lancerotte et Fortaventure se trouve la Bocayna, détroit dont la largeur varie entre 8 et 11 kilomètres. Les autres canaux ne reçoivent pas de noms spéciaux ; ils sont beaucoup plus vastes que les précédents. Ainsi, la distance minima entre Fortaventure et la Grande Canarie est de 83 kilomètres ; de cette île à Ténériffe, on compte 55 kilomètres. Ténériffe est séparée de la Palme par une distance de
83 kilomètres et, de la Gomère, par un espace de 27 kilomètres. Le canal entre cette dernière et l'île de Fer présente une largeur de 61 kilomètres.
Les côtes de l'archipel sont très déchiquetées; elles offrent une infinité de petites pointes et de criques, généralement bordées par de hautes falaises. Au sud-ouest de Fortaventure et au nord-est de la Grande Canarie, on remarque deux presqu'îles, la première connue sous le nom de Jandia, et la seconde sous celui de Isleta; c'étaient, jadis, deux îlots isolés que des coulées de lave, recouvertes lentement de sable marin, ont réunis aux terres voisines.
Les plages sont rares aux Canaries ; quelques-unes sont formées de sable marin ; mais la plupart se composent d'un sable volcanique, noir, souvent parsemé de galets. Sur plus d'un point, elles sont constituées par des coulées de lave qui sont venues se perdre dans la mer. Les plages de cette dernière catégorie renferment un grand nombre de grottes que l'eau vient remplir pendant le reflux. Lorsque ces cavernes offrent, vers le fond, une petite ouverture verticale, à chaque lame qui arrive dans la cavité, l'eau s'échappe en colonne par cette ouverture. C'est à ce phénomène qu'on donne, dans l'archipel, le nom de Bufadero, ù cause de l'espèce de mugissement dont il s'accompagne.
J'ai dit qu'il existait une multitude de criques ; les baies un peu étendues ne sont pas communes. Les deux plus belles se trouvent au nord de la Grande Canarie, entre cette île et la presqu'île appelée Isleta. L'une, le Confital, est ouverte à l'ouest ; l'autre, la Luz, s'ouvre à l'est-sud-est. Cette dernière vient d'être transformée en un très beau port de refuge, dont les Canaries sont redevables à l'un des hommes les plus émi- nents de ce pays, don Fernando de Leon y Castillo qui, après avoir été successivement ministre des colonies et de l'intérieur, représente aujourd'hui l'Espagne à Paris, en qualité d'ambassadeur.
Le port de la Luz est le seul de l'archipel, quoique, sur les
cartes, on en voie mentionnés un grand nombre. C'est qu'on décore de ce nom de mauvaises anses, souvent mal abritées, qui ne possèdent pas môme le plus petit môle. Le port de Sainte-Croix de Ténériffe lui-môme n'est qu'une mauvaise rade ouverte à tous les vents du nord au sud par l'est. Aussi ne doit-on pas s'étonner de voir les navires relâcher de préférence à la Grande Canarie, et cette île est appelée à devenir d'ici peu le centre commercial de tout l'archipel.
Avant de quitter le littoral pour pénétrer dans l'intérieur du pays, je dois signaler les phares qui permettent aux navigateurs de se diriger en toute sécurité dans ces parages. Il en existe de quatrième ordre sur l'îlot le plus septentrional (Ale- fJranza), sur la pointe de PeclzifJuera, au sud-ouest de Lance- rotte, et sur l'îlot situé entre celle-ci et Fortaventure (Lobos). 'Cette dernière île en possède un de premier ordre dans sa presqu'île méridionale, à la pointe de Jandia. La Grande Canarie est encore, à ce point de vue, la mieux dotée : au nord, sur la lsleta, se trouve un phare de troisième ordre, et on vient d'en élever un de premier ordre à Maspalomas, extrémité sud de l'île. Enfin, Ténériffe et la Palme possèdent chacun un phare dans le nord, la première un phare de premier ordre à Anaga, et la seconde un phare de deuxième ordre à la pointe Cum- plida. Situées sur la route que suivent les navires qui se rendent à la côte occidentale d'Afrique et dans toute l'Amérique du Sud, les Canaries avaient besoin d'une aussi grande quantité de phares, sous peine de voir les navigateurs fuir ces parages.
De quelque côté qu'on aborde les îles Canaries, on se trouve en présence de montagnes et de ravins. Seule, l'île de Lance- rotte offre quelques régions relativement planes dans sa partie centrale. Il ne faudrait pas croire cependant qu'il existe, dans cette île, de vastes plaines, comme nous en voyons chez nous; à chaque pas, on rencontre un cône volcanique qui dresse sa cime à quelques centaines de mètres d'altitude.
Les montagnes de l'archipel s'enchevêtrent de telle façon qu'il est difficile, au premier abord, de déterminer l'orientation
des chaînes principales. Un examen attentif montre pourtant qu'elles se dirigent, soit du nord au sud, soit, le plus souvent, du nord-est au sud-ouest. Leur hauteur est très variable : les plus élevées se trouvent au centre de l'archipel, et les plus basses, dans les îles du nord-est. Les points culminants atteignent :
A Ténériffe 3711 mètres. A la Palme 2358 — A la Grande Canaric .............. 1951 — A l'île de Fer i ;)20 — A la Gomère 1380 — A Fortaventure 8ii — A Lancerotte ...................... 684 —
La configuration de ces montagnes varie à l'infini : ici, ce sont de grands pans verticaux de basalte, parfois divisés en prismes, qui forment une multitude de colonnes gigantesques ; là, ce sont des masses de trachyte ou des couches de phono- lithe divisée en feuilles comme du schiste ardoisier. Plus loin, on rencontre des bancs de tuf volcanique ou d'un conglomérat formé de cendres, de scories de toutes natures et de fragments de roches les plus diverses ; les pentes en sont bien moins escarpées que celles des montagnes basaltiques ou trachy- tiques.
Au milieu de ces montagnes, d'un aspect des plus tourmentés, surgissent une multitude de volcans, les uns éteints depuis longtemps, les autres à peine somnolents. On voit les cratères de soulèvement les plus étonnants qu'on puisse rencontrer ; celui de l'île de la Palme, qu'on cite dans tous les ouvrages classiques, mesure 1 2 kilomètres de circonférence et 5 000 pieds de profondeur. Si, comme aspect, il est le plus imposant, il est loin de pouvoir rivaliser, par ses dimensions, avec celui de Tirajana, à la Grande Canarie, qui mesure 40 kilomètres de tour, et, moins encore, avec les Canadas de Ténériffe, dont la circonférence dépasse 60 kilomètres.
Ces immenses cratères n'ont jamais exercé de ravages depuis l'émersion des Canaries. Il n'en est pas de même des cônes
volcaniques qui abondent dans toutes les îles, mais surtout à Ténériffe et à Lancerotte. Ils ont rejeté une quantité inouïe de cendres, de sable noir, de scories de toutes sortes ; quelques- uns ont aussi lancé de la ponce et de l'obsidienne, sorte de verre naturel qui se trouve autour du pic de Ténériffe. De ces volcans se sont échappées de nombreuses coulées de lave, qui occupent d'immenses étendues. En un mot, on rencontre, dans l'archipel Canarien, les produits volcaniques les plus variés.
Dans les vallées, sur les terrasses, on trouve des accumulations de cendres, de sable, d'argile provenant de la décomposition des roches volcaniques, et de produits résultant de la désagrégation de' ces mêmes roches. C'est le mélange de ces différents éléments qui forme la terre arable, terre d'une fertilité inouïe.
En somme, à l'exception de quelques fragments épars de roches anciennes arrachées aux couches profondes et rejetées par les volcans, tout est volcanique aux Canaries. Les prétendus schistes qu'on avait signalés n'ont rien de comparable avec l'ardoise ; lorsqu'on les eut étudiés avec soin, on reconnut que ce n'étaient que des phonolithes feuilletées, c'est-à-dire des roches essentiellement volcaniques. C'est à des soulèvements et à des éruptions que sont dues toutes les îles, et je crois l'avoir suffisamment montré au début de ce livre pour me dispenser d'y revenir. J'ajouterai seulement que les éruptions ont été nombreuses depuis l'époque reculée où les premières se produisirent sous l'eau ; à Ténériffe seulement, on en a compté sept depuis la fin du quinzième siècle.
D'immenses crevasses, des dépressions qui mesurent parfois plusieurs milliers de pieds de profondeur, forment, au milieu des montagnes, d'innombrables ravins, qui sont presque toujours d'épouvantables précipices. Ces ravins portent des noms qui, à eux seuls, suffiraient à donner une idée de leur aspect. Je me bornerai à citer les Barrancos honclos, secos, qucmados, le Barranco del Infierno, c'est-à-dire les Ravins profonds, secs, brûlés, le Ravin de l'Enfer. Quelques-uns, pourtant, font excep-
tion; il en est même dont les parois sont entièrement recouvertes d'une végétation luxuriante, qui se maintient, on ne sait comment, dans les fentes de murailles presque verticales.
Les versants des montagnes, comme les parois des ravins, sont criblés de grottes naturelles, de formes et de dimensions extrêmement variables, qui servaient, je l'ai dit, de demeures et de cimetières aux anciens habitants. Sous les coulées de lave, on en rencontre d'immenses; dans l'une d'elles, située à Las Brefias, dans l'île de Lancerotte, j'ai pu marcher quatre heures sans trouver le fond du labyrinthe qu'elle forme.
Dans un pays aussi accidenté, les voyages ne sont pas faciles ; il faut constamment gravir des pentes escarpées, descendre au fond de précipices et recommencer de nouvelles ascensions. Les Espagnols ont bien commencé à construire des routes ; mais si l'on songe aux dépenses que doivent entraîner de tels travaux et aux difficultés à vaincre, on ne saurait leur reprocher de ne pas avoir encore sillonné le pays de chemins carrossables. Il faut quelque hardiesse et du talent, dans une contrée qui ne possède point les ressources de nos pays d'Europe, pour entreprendre des constructions de cette nature, lorsqu'on a à entailler des montagnes, à percer des tunnels, à jeter des ponts sur des ravins. C'est ce que n'a pas craint de faire l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, Don Juan de Leon y Castillo, le frère de l'ambassadeur d'Espagne à Paris. Lorsque j'ai quitté les Canaries, il existait déjà 36 kilomètres de routes à Lancerotte, 73 à la Grande Canarie, 89 à Ténériffe et quelques kilomètres à la Palme. Dans un temps plus ou moins rapproché, on pourra visiter une partie de l'archipel sans parcourir ces affreux sentiers décorés parfois du nom quelque peu prétentieux de caminos reaies (chemins royaux). Je parlerai, à diverses reprises, des chemins de cette catégorie ; pour le moment, je me contenterai de dire qu'on y risque de s'y rompre le cou et qu'on s'estime heureux lorsqu'on ne s'y casse qu'une jambe, comme la chose est arrivée à Mme Verneau.
Quand on suit une des roules déjà construites, on rencontre
des sites merveilleux. Elles ont été faites pour desservir les centres les plus importants de population, et ces centres ont naturellement pris naissance sur les points les plus favorisés. Or, les points favorisés sont ceux qui possèdent de l'eau. Le sol, ai-je dit, est d'une fertilité inouïe là où se trouve un peu de terre arable. Cela est vrai à la condition qu'il existe quelque humidité, et cette condition ne se rencontre pas partout. L'eau est même si rare aux Canaries qu'on dit avec beaucoup de justesse : « Qui trouve filet d'eau, trouve filon d'argent. »
De rivières, on n'en voit pas de traces, car on ne saurait donner ce nom aux quelques ruisseaux minuscules qui descendent de certaines montagnes et dont on recueille l'eau avec le plus grand soin. Les sources qui leur donnent naissance n'existent pas dans toutes les îles : Lancerotte et l'île de Fer n'en ont pas, et elles en sont réduites à l'eau de pluie; Fortaventure n'est guère plus favorisée à ce point de vue ; mais, sur plusieurs points, en creusant à grands frais des puits souvent très profonds, on rencontre une nappe d'eau saumâtre dont les habitants se contentent, faute de mieux. La Grande Canarie, Ténériffe, la Gomère et la Palme, tout en étant privilégiées, possèdent de grandes surfaces sans eau, et, par suite, presque complètement stériles. La première de ces îles dispose, chaque jour, d'environ 1 130 000 mètres cubes d'eau; Ténériffe n'en a que 89 000. Mais, pour utiliser cette eau, il faut l'amener, au moyen d'aqueducs, dans les endroits propices et la conserver dans des étangs, pour s'en servir au moment du besoin. Si rudi- mentaires que soient les canaux, ils entraînent cependant de grandes dépenses lorsqu'ils ont une longueur de 10 ou i5 kilomètres. Les étangs sont encore plus coûteux, et pourtant on ne recule pas devant ces frais énormes; car, avec de l'eau, on peut obtenir trois et quatre récoltes par an.
S'il pleuvait suffisamment, les Canaries seraient riches. Malheureusement les pluies sont plus rares que les beaux jours. A la Grande Canarie, île favorisée sous ce rapport, dans une année exceptionnellement bonne (en 1881), il y a eu quarante-
trois jours de pluie ; toute l'eau qui est tombée pendant cette année-là représentait une hauteur totale de 16 centimètres et demi, c'est-à-dire environ le huitième de ce qui tombe annuellement en France, ou la quarantième partie de ce que reçoit l'Himalaya.
Mais, je le répète, la Grande Canarie est une île privilégiée. Les plus déshéritées au point de vue des sources le sont en même temps au point de vue des pluies. En 1878, à l'île de Fer, nous buvions de l'eau recueillie quatre ans auparavant ; à Lan- cerotte et à Fortaventure, il n'est pas tombé une averse de 1871 à 1879. Il est facile de se faire une idée de la misère qui règne pendant ces périodes de sécheresse, trop fréquentes, hélas ! La provision d'eau épuisée, toute la population émigré, emmenant avec elle ses animaux qui meurent de soif.
Aussi, quand il pleut, avec quel soin recueille-t-on l'eau ! Les sentiers, les moindres dépressions, sont transformés en canaux qui amènent le précieux liquide dans les étangs ou les citernes. Pour en empêcher l'évaporation, on couvre les réservoirs de pierres ou simplement de branches et de broussailles. Ce qu'on n'empêche pas, c'est le développement d'une multitude d'animalcules, notamment de larves de moustique qui pullulent dans toutes les citernes et qui obligent à filtrer l'eau avant d'en faire usage.
Les Canaries auraient pourtant bien besoin d'eau. La température qui descend très rarement à 12 degrés centigrades au- dessus de zéro pendant l'hiver, varie, pendant l'été, entre 30 et 35 degrés à l'ombre. Certains jours, lorsque le vent souffle du sud-est, elle atteint des chiffres extrêmement élevés. Si on a l'avantage de n'avoir à faire aucune dépense de chauffage au milieu de l'hiver, on a, en revanche, le désagrément de ne pouvoir mettre les pieds dehors pendant certains jours de l'été. Les audacieux qui veulent braver les ardeurs du soleil apprennent vite ce qu'il en coûte, et, pour ma part, j'ai été puni de ma témérité par quelques bonnes insolations. 11 me faut dire, pourtant, que, même à l'époque des plus fortes chaleurs, on peut trouver une
température relativement douce, en s'élevant à une altitude suffisante.
Les vents qui règnent sur l'archipel sont ceux du nord-ouest au nord-est par le nord ; ils soufflent environ deux cent quatre-vingt- quatre jours par an. Ce terrible vent du sud-est, dont je viens de parler, et sous l'influence duquel le thermomètre monte d'une façon irraisonnable, est généralement de peu de durée. Certains Canariens prétendent qu'il souffle trois jours consécutifs, pas un déplus, pas un de moins; d'autres, moins affirmatifs, disent qu'il dure trois, six ou neuf jours. Mais il peut se renouveler assez fréquemment. Il peut même, lorsqu'il est impétueux, apporter du Sahara des nuages de sable, qui s'abattent en pluie solide sur toutes les îles. Ce vent du sud-est apporte aussi des nuées de sauterelles, qui détruisent toutes les récoltes ; depuis le commencement du siècle, le fait s'est produit une ou deux fois tous les vingt ans.
Je parlerai des végétaux et des animaux des Canaries dans le dernier chapitre de ce livre, lorsque je traiterai des productions et du commerce. Qu'il me suffise, pour le moment, de signaler la différence qui existe, au point de vue de la végétation, entre le nord-ouest et le sud-est de chaque île. Le nord-ouest, moins exposé aux rayons du soleil, abrité de ces vents du désert qui dessèchent tout, est couvert d'une végétation souvent luxuriante ; c'est de ce côté qu'on voit encore les beaux débris de ces étonnantes forêts qui couvraient de vastes étendues avant que les Espagnols n'y portassent la hache. A l'est et au sud se trouvent, au contraire, des montagnes noires, arides, sur lesquelles ne croissent guère que des euphorbes etquelques plantes rabougries.
Les îles Canaries forment une province d'Espagne, organisée sur le même plan que celles de la péninsule ibérique. A sa tête se trouve un capitaine général, gouverneur militaire de tout l'archipel, et un gouverneur civil dont les fonctions sont à peu près celles de nos préfets. Elle élit ses sénateurs et ses députés, qui siègent dans les assemblées de Madrid. Un conseil général élu s'occupe des intérêts de la province ; chaque commune est
administrée par un maire et un conseil municipall. La police est faite par deux corps distincts : la guardia provincial, sorte de gendarmerie qui relève de l'autorité militaire, et, dans les principaux centres, la guardia municipal, qui est sous les ordres de l'autorité civile.
La justice est rendue par des tribunaux de première instance, qui connaissent à la fois des affaires civiles, correctionnelles et criminelles. Chacun de ces tribunaux ne se compose que d'un seul juge, assisté, dans certaines occasions, d'un magistrat occupant le siège du ministère public, et qui porte le titre de promotor fiscal. Ce juge, appelé à prononcer la sentence, est, en même temps, chargé de l'instruction.
Une cour d'appel, la Audiencia, dont le siège est à Las Palmas, prononce en second ressort. La cour de cassation, ou Tribunal supremo, a son siège à Madrid.
Les Canaries formaient naguère un seul diocèse ; l'épiscopat et la cathédrale se trouvaient à Las Palmas. En 1877, la province fut divisée en deux diocèses, l'un des évêques continuant à résider à la Grande Canarie, tandis que l'autre venait habiter la Lagune, dans l'île de Ténériffe. Le clergé compte d'ailleurs de nombreux représentants : doyens, archidiacres, chanoines, curés avec ou sans bénéfices, vicaires, etc. Un séminaire, établi à Las Palmas, fournit presque tout le personnel sacerdotal.
Tous les autres services administratifs de l'État ont des représentants dans l'archipel : finances, postes, travaux publics, etc. La province possède un ingénieur en chef des ponts et chaussées et un ingénieur en chef des forêts.
Jusqu'à l'année 1888, pour se rendre d'une île à l'autre, il
1. Les municipalités sont au nombre de 91, à savoir :
A Ténériffe 32 A la Grande Canarie 22 A la Palme 13 A Lancerotte 8 A Fortaventure ......................... 8 A la Gomère 7 A l'île de Fer .......................... 1
fallait s'embarquer sur de mauvaises goélettes qui faisaient, de ces voyages, de pénibles et longues traversées par les temps de calme. Parfois, on rencontrait un paquebot à vapeur pour aller de la Grande Canarie à Ténériffe, voire même à la Palme et à Lancerotte, et vice versa. Aujourd'hui, il existe un service de courriers interinsulaires bien organisé ; il est fait par des paquebots à vapeur, qui, dit-on, ne laissent rien à désirer.
Les Canaries sont reliées à l'Europe non seulement par de nombreuses lignes de paquebots, mais encore par un câble sous-marin qui aboutit à Cadix. On commence à relier, par des fils télégraphiques, les centres importants des principales îles.
La capitale de la province est actuellement la ville de Sainte- Croix de Ténériffe ; c'est là que résident le capitaine général et le gouverneur civil. Mais cette ville n'est pas la plus importante de l'archipel. Las Palmas, dans l'île de la Grande Canarie, compte un plus grand nombre d'habitants et, depuis la création du port de La Luz, un mouvement commercial bien plus développé. Cette ville, qui revendique le titre de capitale qu'elle a possédé jusqu'en 1822, obtiendra sans doute satisfaction, car elle est appelée à surpasser considérablement sa rivale, si l'on en juge par les progrès qu'elle a faits depuis quelques années.
La population totale de l'archipel s'élevait, en 1879, à
280 388 habitants, répartis de la façon suivante :
Lancerotte 17484 habitants. Fortaventure 11590
Grande Canarie 89980 — Ténériffe 104502 — Gomère Il 989 — Palme 39422 — Fer .......................... 5421 —
Las Palmas comptait près de 25 000 habitants, bien que le recensement officiel n'en accusât que 17 969. Cette différence provient d'une dissimulation volontaire faite dans le but d'atténuer les charges budgétaires. A la même époque, Sainte-Croix de Ténériffe n'avait que 16 319 habitants.
Les villes les plus importantes, en dehors des deux qui précèdent, sont celles de Telde, de Guia, d'Arucas, de Teror, de Galdar, d'Agaete et d'Aguimes, à la Grande Canarie ; celles de La Laguna, d'Orotava, d'Icod, de Guimar, à Ténériffe ; celle de Sainte-Croix de la Palme. Les autres îles ne possèdent que des localités peu importantes : Arrecife, la principale ville de Lan- cerotte, possède environ 3 000 habitants; Puerto-Cabras, à Fortaventure, San Sebastian, à la Gomère, en renferment encore moins. Valverde, la capitale (!) de l'île de Fer, compte à peine 1 000 habitants. Beaucoup de villages n'arrivent pas au chiffre de 100 habitants.
Les Canariens modernes forment une population très mélangée. A la population ancienne, déjà si métissée, comme je l'ai montré plus haut, sont venus se mêler des Européens de diverses provenances, notamment des Normands et des gens de toutes les parties de l'Espagne. Malgré tout, les habitants actuels de l'archipel se considèrent comme de purs hidalgos. Ne sont-ils pas de fervents catholiques ? Ne parlent-ils pas tous l'espagnol ? Vous laisseriez entièrement incrédules ces gens de haute taille, à crâne allongé, à face large et basse, avec des yeux bleus, largement fendus en travers, mais peu ouverts, avec des pommettes écartées, un nez et une bouche mal dessinés, si vous leur disiez qu'ils ont du sang guanche dans les veines.
Dans les chapitres qui vont suivre, je parlerai des habitants de chaque île en particulier. Quelles que soient les différences qui les séparent, ils n'en présentent pas moins un bon nombre de caractères communs. C'est surtout par le costume qu'ils se distinguent, et encore tendent-ils de plus en plus à se confondre, sous ce rapport, par l'adoption de costumes européens. On ne voit plus guère que les vieillards porter encore les costumes d'autrefois. Sauf à l'île de Fer, les vêtements se font maintenant avec des étoffes importées d'Europe. Les chapeaux et les chaussures continuent à se fabriquer dans le pays; mais ces dernières sont parfois des bottines comme celles que nous portons. Pourtant, c'est là la partie du costume européen que les insulaires
acceptent le plus difficilement. Les bottines constituent pour eux un véritable instrument de supplice.
Ce que je dirai plus loin des habitants de la Grande Canarie peut s'appliquer à presque tous ceux de l'archipel. Je ne parle, bien entendu, que des gens de la campagne ; les citadins sont, pour la plupart, des commerçants européens qui vivent à la façon des créoles dans les pays chauds, et sur lesquels je n'aurais rien d'intéressant à signaler.
CHAPITRE Il
LANCEROTTE.
La côte. — Le port et la ville d'Arrecife. — Un savant. — Zonzamas. — Les dromadaires. — Voyage dans le nord : Tahiche, San Miguel de Teguise, Las Nieves, HarÍa. — Une aubade. — Une grotte de trois kilomètres. — Guatiza.
Dans le chapitre précédent, j'ai indiqué la situation de l'archipel Canarien, la position relative et l'étendue de chacune des îles qui le composent; il serait superflu de revenir sur ce sujet. Je ne dirai rien d'Alegranza, de Montana Clara, ni de Graciosa ; ces trois îlots sont déserts et n'offrent qu'un intérêt très médiocre. J'arrive donc tout de suite à la description de Lancerotte (en espagnol, Lanzarote).
Située au nord de l'archipel, séparée de l'îlot Graciosa par un étroit bras de mer d'un mille de large, au maximum, l'île de Lancerotte occupe, tant au point de vue de la population1 qu'à celui de la superficie, le quatrième rang parmi les Canaries. Elle s'étale du nord-est au sud-ouest, en présentant à chaque extrémité une partie beaucoup plus étroite que le centre.
Les côtes sont fort irrégulières ; un très grand nombre de petits promontoires se rencontrent sur tout son pourtour, mais il en est fort peu qui vaillent la peine d'être cités. En partant du nord, où se trouve la pointe de Fariones, et en suivant la côte orientale, on ne voit aucun cap important jusqu'à l'extrémité sud-est de l'île, terminée par la pointe del Papagayo (du Perroquet). L'extrémité sud-ouest forme un autre promontoire, qui porte le nom de Punta Peclzigllera, sur lequel s'élève un
1. Sa population totale, nous venons de le voir, est de 17 484 habitants, d'après le recensement de 1879.
phare de quatrième ordre. La côte occidentale n'offre qu'un cap à signaler, la Punta Penedo, à une faible distance de la Pimta de Fariones, d'où nous sommes partis.
Même pénurie de baies : au nord-est, un enfoncement assez notable qui porte le nom de baie de Arriete ; au sud-est, la baie Avila; au sud, la baie de Papagayo et, au nord-ouest, celle de Fdmara, sont les seules qui méritent une mention.
Toutes les côtes sont bordées de nombreux rochers, dont il est bon de se méfier, les uns, comme ceux qui prolongent au sud la pointe de Papagayo, formant un banc qui ne découvre même pas à marée basse.
De port, aucun dans toute l'île, car je ne saurais donner ce nom à celui d'Arrecife où j'ai débarqué, et qui est le seul point où viennent jeter l'ancre quelques rares navires. Ils y trouvent un mauvais mouillage, dans une rade ouverte, au milieu de rochers et d'écueils de toute nature. Mais, faute de mieux, il leur faut bien s'en contenter.
J'arrivai à la nuit, ce qui m'empêcha d'admirer les travaux d'art qui ont été exécutés dans le port d'Arrecife ; ce ne fut que le lendemain que je pus les contempler. Le long de la ville, une digue, de 200 mètres d'étendue, se trouve à quelques mètres des maisons. De l'extrémité sud de ce quai part une jetée, d'environ 30 mètres de long, qui se termine par un escalier; c'est là le débarcadère. On ne peut, d'ailleurs, y aborder que lorsque la mer veut bien le permettre, et nous arrivions à un mauvais moment. Après avoir franchi un chenal, entre deux bancs de roches, nous avons trouvé la mer trop basse pour pouvoir atteindre le pied de l'escalier avec notre frêle embarcation. J'aurais pu sauter sur les rochers glissants, mais le pilote, qui revenait dans le même canot, nous engagea à attendre la marée qui ne devait pas tarder à nous porter à la première marche. Il voulait, m'a-t-on dit depuis, que je fusse bien convaincu que l'escalier servait à quelque chose. Il avait ouï parler de moi; il savait que je décrirais le port d'Arrecife, la gloire de Lance- rotte, et il désirait m'en donner une haute idée.
Fig. 11. — Vue d'Arrecife, principale ville de Lancerottc.
Au bout d'une demi-heure d'attente, nous abordions au débarcadère. Nous trouvions en haut deux guardias provinciales, les gendarmes de là-bas, et quelques personnes, parmi lesquelles don Felix Fumagallo, le maître d'hôtel d'Arrecife, qui s'empressa de m'emmener chez lui.
Je ne décrirai pas la fonda (hôtel) où j'étais descendu; c'est une vieille maison avec des planchers branlants, laissant passer l'air dans plus d'un endroit à travers leurs planches mal jointes, ce qui n'a aucun inconvénient, d'ailleurs, sous ce climat. Elle possède un vaste salon orné de quelques meubles peu luxueux, comme on doit bien le penser, et de l'inévitable piano de tous les hôtels canariens, un pauvre instrument qui a dû connaître des jours meilleurs. De chaque côté, une chambre d'honneur est destinée aux hôtes de marque; l'une était occupée par un ingénieur, jeune, intelligent, qui dirigeait les travaux des routes en construction; l'autre me fut attribuée. Quelques autres mauvaises chambres et une salle à manger bien modeste complétaient l'hôtel. Au centre, une cour dans laquelle le propriétaire s'efforçait, sans résultat, de faire croître quelques plantes chétives et une demi-douzaine de salades encore plus rachitiques. Des pots cassés, des caisses défoncées, des boîtes à pétrole vides, remplaçaient la végétation qui s'obstinait à ne pas vouloir pousser, bien que le propriétaire, fier de son jardin, prodiguât des soins assidus à ses plantes.
Malgré cette absence de confortable, je dormis bien ; à ma grande surprise, je ne sentis ni punaises, ni moustiques, ces hôtes obligés de presque toutes les fondas des Canaries. Aussi, le lendemain, étais-je résolu à me mettre en route; mais j'avais compté sans les difficultés que je devais rencontrer, et force me fut de rester à Arrecife, Je fis connaissance avec les pensionnaires de l'hôtel ; l'ingénieur dont j'ai parlé et le lieutenant- colonel qui commandait les vingt-cinq hommes de la garnison de Lancerotte, deux hommes fort bien élevés, qui aspiraient après le moment où ils verraient finir leur exil. Le lieutenant-colonel a vu exaucer ses désirs; avant mon départ de l'île, il était rap-
pelé en Espagne. Puisse le jeune ingénieur avoir eu la même chance !
Ce fut à table que je fis la connaissance de ces deux hommes. Les repas avaient lieu en famille ; toute la maisonnée, y compris les enfants, mangeait avec les pensionnaires. Il faut dire qu'en revanche la maîtresse du logis, qui remplissait les fonctions de chef cuisinier, faisait tous ses efforts pour satisfaire ses hôtes ; ce n'était pas le bon vouloir qui lui manquait, c'étaient les ressources.
Les voyageurs qui visiteront Arrecife ne pourront plus jouir, pendant leur séjour, de cette vie de famille. Resté avec son unique pensionnaire, menacé de n'en voir paraître d'autres que de loin en loin, le pauvre don Felix Fumagallo a abandonné son hôtel, où il ne pouvait gagner sa vie ; il est allé chercher, dans la République Argentine, une terre plus hospitalière.
Je n'ai pas encore conduit le lecteur hors de l'hôtel et déjà il doit se faire une triste idée de la véritable capitale de Lance- rotte. J'eus vite fait de la parcourir; quelques rues étroites, une autre large, mal pavée, dans laquelle se trouvent les principaux magasins, une église, deux casinos, dont un très beau pour cette île, et c'est tout. Dans les rues, pas un promeneur, sauf, à de longs intervalles, un chamelier qui marche mélancoliquement derrière son dromadaire, la seule bête de somme et presque la seule monture du pays.
Les maisons basses, avec leurs toits en terrasse, les rues raboteuses, étroites, les dromadaires, le silence qui règne dans la ville, tout rappelle les villes du littoral marocain. C'est l'impression que ressentent les voyageurs dès leur arrivée. L'illusion persiste tant qu'on n'a pas vu d'habitants, mais alors elle s'envole à tire-d'aile.
J'étais muni d'un certain nombre de lettres de recommandation que j'allai moi-même remettre à leurs destinataires, et je pus vite me convaincre que je n'avais pas quitté les Canaries. Partout je fus reçu avec cet empressement qui caractérise les insulaires : « Ma maison est à votre disposition, » dit l'un ; « Tout
ce qui est ici vous appartient, » dit un autre; « Vous n'avez qu'à commander, » dit un troisième, etc., etc. Partout la politesse espagnole portée à la quatrième puissance. Une dame entre ; vous vous enquérez si c'est la maîtresse de la maison et vous recevez ces réponses stupéfiantes : « Oui, monsieur, elle est à vos ordres, » ou « Elle est à votre service, » et d'autres du même genre. N'allez pas toutefois mal interpréter ces paroles et les prendre au pied de la lettre ; ce sont des formules banales qui ne tirent pas à conséquence et qui n'engagent pas plus que les autres offres de service. Si vous voulez mettre à profit les bonnes dispositions de votre interlocuteur, vous vous apercevez vite que, là-bas, la langue est plutôt faite pour dissimuler la pensée que pour la traduire.
Je n'eus pas à mettre à l'épreuve l'obligeance des habitants de Lancerotte; je n'avais besoin que de renseignements sur le pays, et aucun de ceux que j'étais allé voir ne pouvait m'en fournir. C'étaient presque tous des commerçants, qui s'intéressaient fort peu à l'histoire naturelle. Bien que leur commerce leur laissât de nombreux loisirs, ils ne les consacraient guère qu'à un doux far niente.
Je rentrai à l'hôtel aussi renseigné que j'en étais sorti; il ne me restait qu'à me diriger un peu au hasard. Une des personnes que j'avais vues m'avait cependant offert de me mener le lendemain aux ruines de Zonzamas, et j'avais accepté.
A peine avais-je regagné ma chambre que don Felix vint me prévenir qu'un personnage de la ville venait me faire une visite. Quelle ne fut pas ma surprise, après quelques banalités, d'entendre mon visiteur me parler des anciens habitants de l'île, de l'altitude des montagnes, de la constitution géologique, de la conquête, de Santa Cruz de Mar pequena qu'il avait retrouvée, de Christophe Colomb dont on avait écrit l'histoire à rebours, ce qui lui avait permis de redresser bien des erreurs. Je m'étais figuré que les 3000 habitants d'Arrecife faisaient fi de la science et je me trouvais en présence non seulement d'un érudit, mais d'un savant. Et quel savant! un encyclopédiste. Aucune branche
du savoir humain ne lui était étrangère ; si vastes que soient les connaissances de notre époque, il avait pu les embrasser toutes. Mais aussi quelle facilité pour apprendre! En une seule nuit, il avait appris l'arabe; en quelques minutes, il avait résolu les questions qui se rapportent aux instruments en pierre, qui sont bien des pierres de foudre, puisqu'il en avait recueillies de ses propres mains, encore toutes chaudes, à la suite d'un orage, et il me les montrait. Les moules intérieurs de certaines coquilles fossiles étaient, en revanche, des pierres sculptées par des artistes peu pudibonds, et il me le démontrait à l'aide d'échantillons qu'il avait nommés aphrodolithes. Il connaissait non seulement l'espagnol et l'arabe, mais encore le grec.
J'avais donc devant moi un homme précieux et j'aurais pu en obtenir d'utiles renseignements, si sa faconde m'eût permis de lui poser une seule question. A la fin, cependant, n'y tenant plus, je trouvai le moyen de parler. Je lui démontrai, paraît-il, si clairement qu'il n'était qu'un ignorant prétentieux qu'il s'éclipsa et que je ne le revis plus \
Ce qui m'avait empêché de commencer ce jour-là mes explorations, c'est que je n'avais pu trouver de dromadaire. Le soir, il se présenta un chamelier avec lequel je traitai ; nous devions, comme je l'ai dit, aller le lendemain à Zonzamas, et il fut convenu que j'essaierais ma nouvelle monture. Malheureusement, l'homme s'enivra de telle façon que je l'attendis en vain. Je pus me procurer, pour la journée, un petit âne très vigoureux, et encore plus vicieux. Je partis donc accompagné d'une foule de gens poussés par la curiosité : ils voulaient savoir ce que j'allais faire.
En sortant de la ville, on rencontre de nombreux moulins à vent: l'eau et le combustible manquant, on utilise cette force motrice. Le paysage devient vite d'une tristesse dont il est difficile de se faire une idée ; on ne voit que coulées de lave noire, que fragments de scories rejetées de tous côtés par les volcans
1. Ce type n'est pas rare aux Canaries; c'est pour cette raison que j'ai cru devoir le décrire.
et, sur ce sol rocailleux, une légère couche de sable ; le vent le soulève continuellement et l'amoncelle en petites dunes qui se meuvent comme celles que j'avais vues au nord du Sahara. La végétation est représentée de loin en loin par quelques maigres broussailles de aulaga (Sonchus spinosus). Au milieu de ce terrain relativement plat, s'élèvent de nombreux cônes volcaniques, aussi noirs que les coulées de lave. Le paysage que j'avais sous les yeux était celui que je devais rencontrer dans tout le centre de l'île.
Malgré le vent qui me remplissait les yeux de sable, malgré les rayons ardents du soleil, j'arrivai sans encombre à Zonza- mas. J'ai déjà parlé de cette ancienne résidence royale. Le fameux château fort des anciens auteurs se réduisait à un mur composé de blocs énormes, entassés au sommet d'un petit rocher ; c'était une sorte de rempart formant une enceinte continue, et non pas une habitation. Le roi Zonzamas vivait dans une grotte souterraine dont l'entrée s'ouvrait à l'intérieur de cette enceinte ; elle était entièrement obstruée. Je me mis immédiatement à l'œuvre pour l'ouvrir, mais ce travail ne produisit aucun résultat : la grotte a été plus d'une fois explorée, et elle ne renferme absolument rien.
Au retour, je confiai ma monture au domestique que j'avais emmené avec moi, et je gravis plusieurs montagnes volcaniques qui me fournirent quelques échantillons minéralogiques intéressants. En redescendant le dernier cône, j'aperçus des outardes ; j'avais mon fusil et j'essayai, mais en vain, d'approcher à portée de cet énorme oiseau. Il court avec une grande rapidité et échappe au chasseur en se blottissant à côté de quelque pierre, dont la couleur se confond presque avec la sienne. Pour le tirer, les gens du pays le poursuivent montés sur un âne ; il ne fuit pas, paraît-il, devant cet animal comme devant un piéton.
Le jour suivant, je trouvai, à l'aube, mon chamelier et son dromadaire ; c'était un de ces dromadaires trotteurs du Maroc dont la marche est assez rapide, mais extrêmement fatigante.
Je ne lui demandais pas, d'ailleurs, d'aller vite; je me bornais généralement à lui faire porter mes bagages. C'est un excellent animal que le dromadaire, même pour un pays aussi montagneux que l'archipel Canarien. Je lui ai fait franchir les sommets les plus élevés de Ténériffe; je lui ai fait traverser les plus mauvais pas de Lancerotte et de Fortaventure, et il s'est toujours bien comporté. Cet animal des plaines peut donc s'ha-
Fig. 12. — Manière de voyager à Lancerotte.
bituer aux montagnes. Et que de qualités il possède! Sobre, il se contente d'aliments que les autres animaux dédaignent, et il passe des journées sans boire, avantage inappréciable dans des îles comme celles que je parcourais; fort, il porte à la fois les bagages et trois voyageurs, remplaçant à lui seul trois montures et une ou deux bêtes de somme ; docile, il se couche pour permettre au voyageur de monter ou pour recevoir la charge. Généralement doux, ce n'est qu'à l'époque du rut qu'il faut se méfier de lui ; il devient alors hideux et indocile : sa langue, qu'il gonfle, se projette au dehors ; l'écume lui sort de
la bouche, et il fait entendre un langage qui n'a rien de rassurant. Mais, à part cet inconvénient, à part la fatigue qu'occasionnent sa marche et la brusquerie de ses mouvements, il offre tant d'avantages qu'il ne faut pas être injuste à son égard.
Me voici en marche pour le nord de l'île. Il semble, en quittant Arrecife, que nous allons faire une promenade d'agrément. Une belle route conduit en pente douce jusqu'à San Miguel de Teguise, et c'est ce chemin que nous suivons tout d'abord. La chaussée n'est pas encombrée : à 2 kilomètres environ, nous trouvons quelques chameaux ; pas un piéton, pas une voiture. Il est vrai que les véhicules n'abondent pas dans l'île : sur les 36 kilomètres de route alors construits, on ne voyait circuler, à de longs intervalles, qu'une seule voiture. On affirmait bien qu'il en existait deux autres dans l'île, mais les gens qui en parlaient sciemment ne les avaientjamais vues que dans leurs remises.
De ce côté, le paysage est le même que pour aller à Zonza- mas ; même désolation, même absence de maisons jusqu'en face de la montagne de Tahiche, à part celle du cantonnier. Une surprise est cependant réservée au voyageur : au milieu d'une coulée de lave, il aperçoit le sommet d'arbres qui, jusque-là, étaient restés complètement cachés à sa vue. Tout se cache à Lancerotte : les habitants dans leurs maisons, les voitures dans leurs remises et les arbres dans de grands trous. Pour les planter, on ouvre des sortes de puits profonds au milieu des scories volcaniques, et après être arrivé au sol sous-jacent, on y enterre les végétaux qu'on n'aperçoit que lorsqu'ils ont atteint une certaine hauteur. Ils sont ainsi préservés des ardeurs du soleil et du souffle de cette brise violente qui règne si fréquemment. Sans cette précaution, il n'y a pas de végétation possible dans un grand nombre de localités.
A Tahiche, je quittai la route pour contourner la montagne et faire quelques récoltes. Un berger me parla de casas hondas (maisons souterraines) situées dans le voisinage; après quelques heures de recherche, je rencontrai celles que j'ai décrites
lorsque je me suis occupé des habitations des anciens insulaires.
Cette région explorée, je me remis en route pour San
Miguel, où j'arrivai le soir.
San Miguel de Teguise, l'ancienne capitale de l'île, a gardé des traces de sa splendeur d'aulrefois. Un château fort absolument en ruines, sans toit, renferme quelques canons rongés par la rouille, qui gisent sur le sol ; des pierres se détachent des murs, et il ne faut s'aventurer qu'avec toutes sortes de précautions à l'intérieur du château de Santa Barbara, qui s'élève au sommet d'un pic isolé1. Un vaste monastère, également en ruines, de nombreuses maisons délabrées, qui montrent encore des écussons au-dessus de leurs portes, sont là pour rappeler les incursions des Maures.
Aujourd'hui, San Miguel est un village qui ne compte qu'un millier d'habitants ; il renferme deux curiosités qu'on montre avec orgueil aux étrangers : ce sont la mareta et l'église. La mareta n'est autre chose qu'une vaste mare, entourée de hauts talus en terre ; on y amène l'eau des environs, lorsqu'il pleut. C'est là que les gens de Teguise vont chercher leur ration d'eau, le réservoir appartenant à la commune. Ils n'avaient guère lieu d'être fiers de leur mareta, les citoyens de la ville; lorsqu'ils me la montrèrent, elle ne contenait plus qu'un peu d'eau dans un bassin qui en occupe le centre, et, quoiqu'on eût réduit au minimum la ration de chaque famille, ils étaient menacés, à bref délai, de la plus affreuse disette. L'église, au point de vue architectural, n'a absolument rien de remarquable ; mais elle renferme quelques belles statues en bois des quinzième et seizième siècles. Le chœur, en bois des îles, est d'un travail bien supérieur à tout le reste ; il est difficile de rencontrer sculpture de cette époque fouillée avec plus de soin.
Je fis dans les environs de San Miguel quelques explorations peu fructueuses ; quelques lézards d'une espèce qui ne se ren-
1. Le château de Santa Barbara fut démantelé au mois de juillet 1586 par le corsaire algérien Amourat.
contre pas dans les autres îles (Lacertas atlantzcus), quelques insectes, des araignées, des coquilles peu variées et un certain nombre d'échantillons minéralogiques constituaient toutes mes récoltes.
Je me remis en route vers HarÍa. En sortant de Teguise, on rencontre quelques champs cultivés, au delà desquels on commence à gravir pour atteindre les plus hauts sommets de l'île. La végétation est encore peu abondante ; cependant, lorsqu'on atteint 300 mètres d'altitude, on commence à trouver quelques plantes rabougries et, un peu plus haut, apparaissent plusieurs espèces de colchicacées et quelques graminées. Les premières étaient en fleur et reposaient agréablement la vue des tufs volcaniques que nous venions de parcourir.
Depuis l'altitude de 300 à 400 mètres, jusqu'au point culminant, je ne rencontrai, sous toutes les pierres, que des panna- celles, sortes de limaces qui possèdent cependant une coquille complètement cachée, dans l'espèce que je trouvai sur ces montagnes . Elles représentent à elles seules à peu près tout le règne animal dans cette région.
Le sommet des montagnes de Fâmara est couronné par l'ermitage de Notre-Dame des Neiges (Nuestra Senora de las Nieves), ainsi nommée sans doute par antithèse. Il est situé à 684 mètres d'altitude ; c'est le point le plus élevé de l'île. J'y arrivai exténué de fatigue, souffrant d'une soif intolérable, ma provision d'eau étant épuisée depuis longtemps. Depuis San Miguel, il n'existe aucune habitation, et ces parages sont si peu fréquentés que nous n'avions aperçu aucun être humain. L'ermitage est absolument délabré; l'église, assez vaste, reste encore debout, et elle est entourée de murs qui tombent en ruines. Dans une sorte de cour, je vis quelque chose qui appela mon attention beaucoup plus que le hangar qui s'élevait en face. En m'approchant, je reconnus que je ne m'étais pas trompé ; c'était un puits qui communiquait avec une citerne, et, dans le fond, j'apercevais de l'eau. A l'aide de cordes, je remplis rapidement un carafon ; l'eau était fraîche et de très bonne qualité.
Un repas sommaire, une halte d'une heure, et nous reprenions allégrement notre chemin.
C'est lorsqu'on a vécu dans des pays comme les Canaries qu'on peut apprécier l'eau à sa juste valeur. Lancerotte, encore plus que les autres îles, est mal partagée à ce point de vue ; elle ne possède ni un ruisseau, ni une fontaine, ni un puits, en dehors de ceux qui servent à puiser l'eau dans les citernes où on recueille l'eau de pluie. Aussi, celle-ci est-elle récoltée avec le plus grand soin ; des rigoles amènent dans des réservoirs couverts (algibes) ou dans de grands trous (maretas) la pluie qui tombe sur les montagnes et dans les endroits non cultivés. On trouve de ces réservoirs dans les lieux les plus arides, souvent à 8 et 10 kilomètres des habitations ; mais on ne craint pas de parcourir de grandes distances pour rapporter, sur un dromadaire, deux petits barils d'eau, qu'on achète parfois à un prix élevé. Cette eau, on la ménage précieusement, et les habitants de Lancerotte sont bien quelque peu excusables de n'être pas d'une propreté exemplaire ; c'est qu'il ne pleut pas tous les ans. De 1871 à 1879, il n'a plu ni dans cette île ni dans celle de Fortaventure, et malgré le soin qu'on avait mis à ne pas gaspiller la provision recueillie avant cette longue période de sécheresse, elle s'était vite épuisée. Tous les habitants furent obligés d'émigrer. J'ai vu alors arriver à Ténériffe de ces malheureux, mourant presque d'inanition, amenant avec eux ceux de leurs animaux qui avaient survécu; c'était un spectacle qu'il me serait difficile d'oublier.
Un grand nombre d'habitants de Lancerotte émigrèrent en Amérique à cette époque, abandonnant leurs maisons, qu'on voit aujourd'hui tomber en ruines, ce qui, assurément, ne contribue guère à égayer le paysage.
En quittant l'ermitage de Las Nieves, nous suivîmes, pendant deux heures environ, la crête des montagnes de Fàmara. Les roches basaltiques font leur apparition et, avec elles, les précipices taillés à pic. A 600 mètres au-dessous de nous, nous apercevions la baie qui porte le même nom que ces montagnes.
De grandes mousses, des sempervivums, couvrent tous les rochers, qui sont percés de nombreuses grottes. J'en visitai un grand nombre, mais aucune d'elles ne renfermait quoi que ce soit qui indiquât qu'elle eût servi d'habitation ou de sépulture. Personne, d'ailleurs, pour me renseigner ; toujours la même solitude, et ce ne fut qu'en vue d'Haria que j'aperçus, sous la forme d'un berger, le premier homme que nous eussions vu depuis San Miguel.
Haria est une véritable oasis perdue au milieu de ces montagnes. Située au fond d'une profonde vallée, entourée de hauteurs à l'est, au sud et à l'ouest, elle est abritée de presque tous les vents. Sa situation lui permet, en outre, de faire une abondante provision de l'eau qui descend de toutes les montagnes environnantes. Là, on peut cultiver quelques arbres sans les enterrer au fond d'un puits ; la nature du sol permet des cultures variées, et, dans les bonnes années, je veux dire lorsqu'il pleut, on y fait d'abondantes récoltes. Aussi, cette localité, dont dépend le hameau de Magnes, est-elle devenue la plus importante de l'île après Arrecife, malgré les difficultés qu'on rencontre pour y arriver.
La partie des montagnes de Famara qui regarde Haria est coupée presque verticalement ; nous voyons la ville à 500 mètres au-dessous de nous, et il nous fallut plus d'une heure pour y arriver. Le chemin serpente sur les flancs de la montagne, et, pour éviter les chutes, il nous fallut faire des détours qui nous éloignaient de la population lorsque nous croyions y atteindre; c'était le supplice de Tantale.
Nous arrivons enfin. Le village qui, de loin, avait une certaine apparence, ne renferme que des rues tortueuses, sans pavés, avec de nombreux monticules formés de toutes sortes de détritus. Sur la place se trouve l'église, pauvre édifice qui ne se distingue guère des maisons voisines que par un fronton surmonté d'une croix. C'est sur celte place qu'habitait le maire, pour lequel j'étais porteur d'une lettre de recommandation; je me dirigeai vers sa demeure, escorté par une nuée de ga-
mins en haillons qui avaient rarement vu un étranger dans leur village. Je comptais demander l'hospitalité au fonctionnaire, car aucune localité, en dehors d'Arrecife, ne possède d'hôtel ; il était absent. Pendant qu'on allait le prévenir, je fis décharger mes bagages et allai faire une visite au curé, qui vivait dans la maison voisine.
En règle générale, le curé et l'alealde (maire) sont les deux personnages de tout village canarien ; j'étais presque toujours muni de lettres de recommandation pour chacun d'eux, espérant bien être reçu dans une maison ou dans l'autre. Le curé d'Harfa était un excellent homme, et il voulut me garder chez lui. Je ne pouvais accepter avant d'avoir vu le maire, auquel je m'étais adressé tout d'abord, mais j'étais assuré d'un gîte. Il me fallut prendre un verre de bière pour pouvoir quitter cette maison; le curé avait fermé la porte en me déclarant que personne ne sortait de chez lui sans avoir accepté quoi que ce fût. Dans ces îles, on rencontre quelques prêtres hospitaliers comme celui d'Haria, mais ce qu'on ne trouve pas fréquemment chez eux, c'est l'intelligence, l'instruction et la réserve de celui-ci. Je ne saurais oublier la peine qu'il s'est donnée pour me procurer des documents, et c'est à lui que je dois l'unique crâne que j'aie rapporté de Lancerotte.
Le maire était aussi hospitalier que son voisin ; lorsque je reyins chez lui, il avait déjà fait préparer ma chambre. Je ne pouvais, dans ces conditions, mettre à contribution le curé. Pour ne mécontenter ni l'un ni l'autre, il fut convenu que, pendant mon séjour dans ces parages, et chaque fois que la chose me serait possible, je déjeunerais dans une maison et dînerais dans l'autre.
Ce fut un samedi que j'arrivai à HarÍa; j'avais parcouru à pied la distance qui sépare cette ville de San Miguel et, grâce aux nombreux zigzags que j'avais faits à la recherche de quelques bestioles ou de quelques pierres, le chemin s'était trouvé plus que doublé. J'avais besoin de repos, et ce fut avec une véritable satisfaction que je m'étendis sur mon lit, comptant bien
ne faire qu'un somme jusqu'à l'aube. Hélas ! j'avais compté sans les parandas.
Le samedi, dans tous les villages canariens, les jeunes gens s'arment de guitares, sur lesquelles ils raclent un air, toujours le même. Ils parcourent ainsi les rues, chacun faisant des haltes devant la maison de celle qu'il courtise ; il lui donne une sérénade et lui dépeint son amour en vers chaleureux, avec accompagnement de musique. Or, l'alcalde avait deux filles, et je ne tardai pas à être réveillé en sursaut par le son d'une guitare. Je dois reconnaître que les jeunes gens de Lancerotte, comparés il ceux des autres îles, sont de véritables virtuoses, et, au début, j'éprouvai un certain plaisir à écouter le chant de celui qui s'était installé devant ma fenêtre. Malheureusement, il était, sans doute, épris d'un violent amour ; car une heure se passa, puis deux, puis trois, et finalement, l'aube parut et l'individu raclait toujours. Je l'aurais volontiers envoyé à tous les diables. De la nuit, je n'avais pu fermer l'œil, et vingt fois j'avais essayé d'ouvrir la fenêtre pour lui donner la chasse, mais sans pouvoir y parvenir : elle était clouée.
Dès que le jour parut, je trouvai mon domestique, Manuel. Il avait, lui aussi, subi des mésaventures. La veille, mon chamelier m'avait demandé un duro (5 francs) pour acheter de la nourriture à son dromadaire. Il avait consacré quelques sous à sa bête et avait dépensé le reste en eau-de-vie. Une fois ivre, il était allé se coucher auprès de mon domestique qu'il ne laissa pas dormir un instant.
Le dimanche, dromadaires et chameliers se reposent; aussi partîmes-nous, Manuel et moi, à pied, chargés de provisions et d'instruments. Je ne raconterai pas mes excursions dans le voisinage d'Harfa; la contrée est d'une pauvreté désolante pour un naturaliste. Tout le nord ne forme qu'une immense nappe de lave au milieu de laquelle croissent des milliers d'euphorbes et quelques maigres plantes, que se disputent des nuées de lapins. C'est au milieu de cette lave que se trouve la fameuse grotte de Los Verdes, qui mesure plusieurs kilomètres de longueur, et
dans laquelle on pénètre par un effondremenl qui forme une sorte d'immense puits.
Je dois cependant dire deux mots d'une expédition qui, elle aussi, a été une désillusion. Un médecin de Ténériffe disait avoir rencontré à Haria des inscriptions gravées sur des roches. L'alcalde, qui l'avait accompagné, me servit de guide. Il me mena tout droit à un de ces murs qu'on voit partout sur les pentes pour retenir la terre et l'empêcher d'être entraînée au fond des ravins. Les pierres qui formaient le mur offraient, en effet, presque toutes, des stries droites, parallèles ou entrecroisées de diverses manières. Les unes étaient recouvertes d'une patine, tandis que les autres semblaient toutes fraîches. J'examinai les autres murs et j'observai le même fait. Je m'en- quis du lieu d'où venaient ces pierres et j'appris qu'elles provenaient des champs eux-mêmes. Lorsque la charrue vient les heurter et qu'elles gênent le laboureur, celui-ci les enlève et les place sur un mur. J'avais l'explication du phénomène : les prétendues inscriptions n'étaient autre chose que les stries tracées sur les blocs par le soc de la charrue ! Je ne voulus pas charger un chameau de ces pierres, comme l'avait fait mon confrère ; je me contentai d'en prendre un spécimen.
Au bout de quelques jours, je quittai Haria ; une partie de la population était venue pour assister à mon départ. Manuel, tout fier de montrer avec quelle grâce il se tenait sur un chameau, s'asseyait d'un côté pendant que je prenais place de l'autre ; il avait dédaigné de se cramponner aux montants de la selle. Le dromadaire, en se levant, envoya rouler mon domestique en arrière, et un immense éclat de rire accueillit cette dégringolade. La chute, qui aurait pu être funeste, comme il arrive assez souvent, n'eut aucune suite fâcheuse.
Je revins à Arrecife en longeant, à une certaine distance, la côte orientale de l'île. Cette région est encore plus désolée que la partie occidentale. Ce ne sont qu'immenses plaines arides, rocailleuses, entrecoupées de petits ravins et de cônes volcaniques. Quelques euphorbes et des aulagas (Sonchus spinosus)
forment presque la seule végétation du nord-est; ces deux plantes sont utilisées comme combustible, et la dernière est seule employée pour le chauffage des fours à chaux. Dans le petit village de Guatiza, on cultive des nopals pour l'élevage de la cochenille; cette localité est remplie de pigeons domestiques, ce qu'on ne voit nulle part ailleurs. Le pigeon sauvage (Columba livia) pullulant dans tout l'archipel, on ne se donne pas la peine d'en élever d'autres.
A Guatiza, j'ai trouvé la preuve que les anciens habitants enterraient leurs morts sous des tumulus en pierre, fait que j'ai signalé plus haut. A mi-chemin entre cette localité et Tahiche, j'ai rencontré les traces d'un ancien village antérieur à la conquête. Malheureusement, à Las Casitas, tout a été bouleversé et brisé ; je n'ai pu recueillir que de petits fragments de poteries.
Je ne dirai rien de mon voyage de retour dont la monotonie n'a été interrompue que par une chasse à l'outarde au-dessous du village d'El-Mojon, célèbre par les poteries grossières qu'il expédie dans toute l'île. Cette chasse mérite deux mots de description ; il s'agissait de s'emparer d'outardes vivantes et voici le procédé usité en pareille circonstance. Des hommes se postent dans toutes les directions, autour des outardes qu'ils ont aperçues. Un d'eux fait lever les oiseaux, qui ne tardent pas à se poser, leur vol lourd ne leur permettant pas d'aller bien loin. A peine à terre, les outardes sont effrayées par celui qui s'en trouve le plus rapproché ; elles s'envolent de nouveau pour se poser bientôt. Au bout de quelque temps de ce manège, l'animal, fatigué, se laisse prendre à la main.
La veille du dimanche gras, je rentrais, le soir, à Arrecife. Au départ, mon chamelier m'avait imposé comme condition d'être de retour pour le carnaval : c'est la grande fête de Lan- cerotte. Pendant les trois jours qu'il dure, il serait impossible de trouver un homme qui vous accompagnât.
CHAPITRE III
LANCEROTTE (SUITE).
Le carnaval à Arrecife. — Excursion dans le centre : San Bartolomé et son curé ; San Andrés. — Une découverte désagréable. — Tinajo. — Grotte d'Ana Viciosa ; ascension difficile. — Les mares d'eau salée.— Poteries de Lancerotte.
Pendant le carnaval, les rues d'Arrecife présentent une animation que je n'aurais pas soupçonnée en voyant, quelques semaines auparavant, le silence de mort qui y régnait. Toute la journée circulent des bandes de femmes et d'hommes déguisés. Le costume revêtu dans ces mascarades est celui des paysans, que ne portent plus guère que de rares vieillards. Un masque en carton complète l'accoutrement. Ceux qui ne peuvent s'offrir le luxe de ce déguisement se contentent, comme l'avait fait mon domestique, de se mettre un mouchoir sur les épaules ou de porter leur ceinture en sautoir.
A la tête de chaque bande, marchent quelques individus des deux sexes jouant de la guitare et chantant. Le reste les accompagne de la voix, et suit armé de vessies natatoires d'énormes poissons, à l'aide desquelles ils cognent sur ceux qu'ils rencontrent. A chaque instant, ils entrent dans une maison et se mettent à danser jusqu'à ce qu'on leur ait servi un verre de vin ou d'eau-de-vie. Malheur à celui qui se refuserait à se conformer à cette coutume ; sa maison serait bien vite prise d'assaut.
Dans tout l'archipel, le carnaval se passe ou plutôt se passait naguère à peu près de cette façon. Le déguisement variait ; au lieu de vessies natatoires, on employait, comme armes, des projectiles variés, principalement des coquilles d'œuf remplies de cendre ou de farine. Mais partout les mêmes bandes parcourent
les villes et les villages, pénètrent dans les maisons et se font servir à boire. Le soir venu, tous ces gens ivres se disputent, et souvent échangent des coups de couteau. J'ai eu, à la Grande Canarie, comme ouvrier, un charpentier qui, pour rien au monde, n'aurait manqué de fêter le carnaval de cette façon. Il était tellement habitué à recevoir des coups, à cette époque de l'année, qu'il me prévint qu'il serait sans doute obligé de garder le lit trois semaines ou un mois et ne pourrait, par conséquent, reprendre auparavant son travail.
Et ce n'est pas seulement le peuple qui se divertit ainsi; des gens bien élevés, des hommes qui occupent une situation, ne rougissent pas de se livrer à de véritables orgies. A Lancerotte, dès que la nuit fut venue, une partie de l'aristocratie d'Arrecife se mit à aller boire de maison en maison. Je sortis un instant pour prendre le frais et j'aperçus des personnages titubant dans la rue. Ils avaient eu cependant la pudeur de ne pas se montrer ainsi en plein jour.
Le dimanche, je m'étais enfermé dans ma chambre, mais le vacarme que faisaient à côté de moi les gens qui, à chaque instant, venaient exécuter leurs sarabandes dans le salon de la fonda, ne m'avait pas permis de mettre mes notes en ordre. Aussi, le lundi et le mardi, je pris mon fusil et me dirigeai hors de la ville. Le gibier n'abonde pas aux alentours d'Arrecife, et je dus me rabattre sur les alouettes; mais, dans ces deux jours, j'en fis un véritable massacre. A peine m'étais-je mis en chasse, que je vis venir à moi un garde provincial attiré par les détonations ; c'est qu'on ne peut, aujourd'hui, chasser sans permis, et je compris qu'il venait me demander le mien. J'étais en règle ; j'avais même une autorisation spéciale, que m'avait, avec le plus grand empressement, délivrée le gouverneur militaire. Aussi continuai-je à tuer sans pitié les innocents oiseaux. Lorsque le gendarme fut près de moi, je me retournai, et le pauvre homme resta tellement ahuri qu'il ne put prononcer une parole. Je ne comprenais rien à sa stupéfaction ; au bout de quelques minutes, il recouvra ses esprits et me balbutia des excuses, sans m'avoir
rien demandé. Il finit par m'expliquer qu'il ne m'avait pas reconnu tout d'abord ; qu'autrement il ne serait pas venu avec l'intention de demander son permis à un homme qu'il avait vu parler à son colonel. Il paraît que, dans ce pays, une conversation avec un colonel remplace toutes les autorisations qu'exige la loi.
Sur la plage, j'avais aperçu quelques oiseaux (Cursorins lsa- betlinus), que je n'avais pu tirer. Manuel crut me faire un grand plaisir en m'en tuant un. Il prit mon fusil, à mon insu, et, sur le quai même, il le déchargea à côté d'une femme qui se mit à pousser de grands cris. La caserne était à côté; un soldat conduisit au poste mon domestique, qu'il relâcha lorsqu'il vit que la femme avait seulement eu peur, mais il garda mon arme. Le colonel intervint et me la restitua.
Le carnaval fini, je partis pour visiter toute la partie centrale de l'île. J'avais changé de chamelier; le premier émettait de nouvelles prétentions et demandait le double du prix convenu. Comme c'était un ivrogne fieffé, que je n'avais pas eu à m'en louer précédemment, je le congédiai sans le moindre regret; d'ailleurs je ne perdis pas au change.
Le premier jour, après avoir traversé des plaines rocailleuses couvertes de sable mouvant, je fis halte à San Bartolomé. C'est un gros village de près de 1000 habitants, situé à 10 kilomètres seulement d'Arrecife. D'après les renseignements qui m'avaient été donnés, j'espérais trouver, dans les environs, des grottes sépulcrales. Le curé, auquel je m'adressai tout d'abord et qui habitait le pays depuis de longues années, ne connaissait rien. Il me conduisit chez plusieurs personnes qui n'en savaient pas plus que lui. Je me mis, avec mes hommes, à explorer la chaîne de montagnes, qui commence au sud de ce village et qui se continue jusqu'à l'extrémité méridionale de l'île; j'acquis la certitude que j'avais été induit en erreur. Il n'existe pas de traces de sépultures anciennes auprès de San Bartolomé. Les quelques grottes du voisinage sont peu profondes et on peut affirmer, presque à coup sûr, qu'elles n'ont jamais servi aux anciens habi-
tants; elles ont, en effet, été creusées tout récemment. Ce sont des cavités qui résultent de l'extraction du pic on, gros sable volcanique, dont on recouvre, à Lancerotte, tous les champs cultivés.
Si je n'ai pas rencontré les grottes que je cherchais, j'ai, en revanche, trouvé de bien jolis cratères. La chaîne qui court vers le sud est formée d'une succession ininterrompue de volcans contigus. Les cratères, d'une régularité parfaite, ne sont séparés les uns des autres que par les scories de toutes sortes qu'ils ont rejetées et qui se sont accumulées de manière à former cette immense chaîne qui commence à San Bartolomé pour finir à Papagayo. Tout l'intérieur des cratères du nord est aujourd'hui cultivé ; un grand nombre de ces volcans sont plantés de vignes.
C'était le curé qui m'avait offert l'hospitalité ; il m'avait, d'ailleurs, charitablement prévenu qu'il n'était qu'un pauvre malheureux et que je ne devais compter que sur son bon vouloir. Je ne m'aperçus guère de sa misère; sa basse-cour, ses conserves, dont il ignorait lui-même l'existence, tout fut mis à contribution. En entrant dans la salle à manger, je trouvai, à la place qui m'avait été assignée, deux carafons de vin d'une capacité de 6 litres chacun; or, le curé venait de me déclarer qu'il n'en buvait pas ; il me supposait donc un grand buveur. Pour m'être agréable, il me laissa pourtant remplir son verre ; à la fin du repas, il poussa le dévouement plus loin. La domestique venait de servir des petites galettes toutes chaudes, et le curé me présenta son verre pour le lui remplir. Il en versa le contenu sur les gâteaux et me le tendit de nouveau en disant : « L'autre était pour les galettes, celui-ci sera pour moi. » Je dois ajouter que les verres étaient petits et que, en réalité, le pauvre homme avait absorbé peu de vin, même en tenant compte de celui qu'avaient bu les gâteaux.
C'était un curieux type, le curé de San Bartolomé; à onze heures et demie, lorsque nous quittions la salle à manger, je connaissais toute sa vie. Dans son enfance, il avait gardé les
chèvres. Un beau jour, il prit la résolution de se faire prêtre, et partit avec 25 francs, tout son avoir, pour le séminaire de Las Palmas. Le voyage payé, il se trouvait avec la bourse bien légère; mais, grâce à l'évêque, qui le prit en affection et qui en fit un de ses pages, il put faire ses études. Il revint alors dans son pays natal, qu'il n'a plus quitté depuis. Malgré ses dires, c'est aujourd'hui un grand propriétaire. Il est en froid avec toutes ses ouailles, ce qui n'empêche pas les femmes et les enfants de venir lui baiser la main dans la rue et lui demander sa bénédiction, tant est grand le prestige de la soutane dans toutes ces îles. Il n'a plus, depuis longtemps, ni sacristain ni enfants de chœur, ce qui l'autorise à ne plus chanter de messe. Le dimanche matin, il récite quelques prières et part pour sa propriété, où il oublie vite ses paroissiens, qui jouissent d'ailleurs dans l'île d'une assez mauvaise réputation. Ses sacristains, ses enfants de chœur étaient pires que les autres, et c'est pour cela qu'il s'est décidé à s'en passer.
Il est atteint de deux maladies : un rire inextinguible, qui dure un grand quart d'heure sans la moindre interruption, et un sommeil de plomb. Un jour, par exemple, qu'il remplaçait un de ses confrères, il s'était couché sur un lit de sangles. Le curé est lourd et le lit n'était pas solide ; la toile céda du côté de la tête ; notre homme ne s'éveilla pas pour si peu, et, au bout de quatorze heures, on le trouvait dormant les pieds en l'air et la tête à terre, fortement congestionnée. Un autre jour, après dîner, il s'assit sur un banc et s'y endormit si profondément, que des farceurs allèrent chercher des oreillers, les placèrent sur le banc et étendirent le curé dessus, sans que celui-ci s'aperçût de rien ; le lendemain, il était tout étonné de s'éveiller sur une place publique. Lorsque je quittai San Bartolomé, j'attendis jusqu'après dix heures et dus partir sans prendre congé de mon hôte, qui dormait encore.
Il me recommanda vivement d'aller fouiller un village récemment détruit par un ouragan qui, après en avoir renversé les maisons, les recouvrit de sable. Fiquinineo (c'est ainsi qu'il
s'appelait) était un village habité par des prêtresses de Vénus.
De San Bartolomé à Tinajo, toujours le même aspect : partout le sable recouvre les cultures et les coulées de lave sorties de la Montana del Fuego. A mi-chemin, se trouve le hameau de San Andrés ; il ne possède pas moins de trois ermitages abandonnés. On me signala une grotte, qui avait dû être habitée avant la conquête ; son entrée était complètement obstruée. Il nous fallut plusieurs heures pour ouvrir un petit couloir qui nous permît de pénétrer dans cette caverne. Je l'avais explorée presque en entier, lorsqu'à la lumière des bougies, je vis, auprès de l'ouverture, un monticule formé par des éboulis. Comme les anciens insulaires utilisaient surtout l'entrée des grottes, c'est-à-dire la partie où pénétraient l'air et la lumière, je pensais que je pourrais trouver, dans ce coin, quelques vestiges de l'industrie ancienne. Nous nous mîmes à déblayer et nous travaillions avec ardeur, lorsque tout à coup nous fûmes suffoqués par une odeur nauséabonde : c'était un malheureux chameau en complète putréfaction qui se trouvait là, et c'était pour éviter ces émanations pestilentielles que la grotte avait été bouchée.
Tinajo est un petit village sans rues et sans aucune ressource. Le seul édifice qu'il possède, c'est l'église, qu'on prendrait volontiers, comme la plupart de celles de l'île, pour un hangar; seule la croix fait voir qu'il s'agit d'un monument religieux. A l'intérieur, quelques mauvaises peintures sont soigneusement cachées par des rideaux qu'on ouvre et qu'on ferme à l'aide de cordons de tirage.
Le maire et le curé étaient absents ; le maître d'école m'offrit l'hospitalité. C'était un homme qui connaissait bien les alentours, et il m'indiqua, sur le bord de la mer, une grotte désignée sous le nom de Cueva de Ana Viciosa. Il me prévint, d'ailleurs, qu'il me serait impossible d'y atteindre. Malgré les détails peu encourageants qu'il m'avait donnés, je partis, accompagné d'un certain nombre d'hommes du pays ; j'avais eu le soin de me munir d'une provision de longues cordes pour me faire descendre attaché, s'il était nécessaire.
Après une marche de près de deux heures à travers une région qui ne renferme que lave et roches absolument nues, j'arrivai au bord de la mer. La falaise, coupée à pic, mesure, dans cet endroit, environ 80 mètres de hauteur. L'entrée de la grotte regarde du côté de la mer; elle se trouve à 15 mètres seulement au-dessus des galets situés au pied de la falaise. Quelle que fût ma provision de cordes, elle était tout à fait insuffisante pour me descendre jusque-là. En outre, je n'apercevais pas l'entrée qui se trouve en retrait de 6 à 8 mètres. Il eût fallu, pour me lancer dans la grotte, imprimer à la corde un balancement qui n'aurait pas manqué de la couper sur les arêtes des rochers. Je devais donc renoncer à ce moyen.
Je descendis alors jusqu'en bas, en faisant de grands détours, et j'aperçus une caverne presque complètement murée ; elle semblait inaccessible de tous les côtés. En dessous, la falaise, minée par les vagues, s'était éboulée de toutes parts ; de grands blocs de basalte s'étaient détachés sans laisser de saillies qui permissent de s'y cramponner. Un de mes hommes assurait pourtant avoir extrait du guano de la grotte. Il y était monté, disait-il, à l'aide de longues échelles attachées les unes au bout des autres, et il s'offrait à y monter encore par le même procédé. Mon parti fut vite pris ; j'envoyai chercher quatre grandes échelles à Tinajo. C'était un voyage d'environ 12 kilomètres pour aller et revenir, mais je voulais à toute force savoir ce que contenait cette grotte mystérieuse.
Après une longue attente, les échelles arrivèrent enfin; la plus petite mesurait 4 mètres. Il avait fallu tout un travail pour leur faire franchir les mauvais pas, et il fut encore plus difficile de les descendre au bord de la mer. Une fois solidement attachées les unes aux autres, il s'agissait de les dresser. Je ne décrirai pas toutes les tentatives infructueuses que nous fîmes pour hisser le long des rochers cet escalier de plus de 16 mètres de longueur. J'allais y renoncer, lorsqu'il m'arriva du renfort. Des curieux, rapidement prévenus, débouchaient dans toutes les directions. Avec leur aide, l'échelle fut mise en place;
son extrémité arrivait à 50 centimètres à peu près de l'entrée de la grotte. Je priai alors mon chercheur de guano de monter, mais le pauvre homme, tout tremblant à la vue de ces échelles, qui oscillaient aussitôt qu'on les touchait, avoua qu'il n'avait jamais tenté une telle ascension ; qu'il avait seulement entendu dire qu'un autre l'avait faite. Deux jeunes gens plus va-
Fig. 13. — Ascension à la grotte d'Ana Viciosn.
leureux arrivèrent presque au sommet de la première échelle, mais redescendirent précipitamment. Enfin, après avoir mis à l'épreuve le courage des plus vaillants, j'enlevai mes chaussures et me mis à gravir les échelons. Lorsque je fus au milieu, le balancement était si fort que je ne montais qu'avec les plus grandes précautions, évitant de me pencher d'un côté ou de l'autre. J'entendais la conversation de mes hommes : « Je parie, disait l'un, qu'il va redescendre. — Il ne peut manquer de se
tuer, disait un autre. » La plupart pensaient que, pour grimper jusqu'en haut, il fallait être aidé par une puissance surnaturelle. J'arrivai cependant au sommet ; hissé sur le dernier échelon, il me fut facile de pénétrer à l'intérieur. Un couloir étroit donnait accès, après plusieurs détours, dans une grotte vaste, basse et très sombre. Je rencontrai quelques fragments de pin résineux à moitié carbonisés ; ils avaient déjà servi de torches. Je les employai à mon tour au même usage, et il me fut ainsi possible d'explorer toute la demeure. Elle contenait de gros galets entassés dans plusieurs endroits comme des boulets de canon, des planches et des cercles provenant de petits tonneaux. La grotte avait donc été habitée à une époque récente. D'ailleurs, la construction du mur de façade, qui se compose de pierres cimentées à la chaux, les espèces de meurtrières qui y sont pratiquées, démontrent clairement que cette paroi n'est pas l'œuvre des anciens insulaires.
Quelles peuvent bien être les gens qui ont vécu dans une retraite aussi bien fortifiée? Sont-ce des contrebandiers, comme on me l'a dit plus tard? Sont-ce des insulaires qui, au seizième siècle, ont cherché là un refuge contre les Maures? Il serait difficile de le dire. Ce qui est certain, c'est que ceux qui y ont habité avaient besoin de se défendre : les monceaux de projectiles que j'ai trouvés dans la grotte et les meurtrières ne peuvent laisser aucun doute à cet égard. Ce qui me semble également indiscutable, c'est que l'accès en était alors bien plus facile ; les énormes blocs qui gisent au pied du rocher étaient, pour la plupart, en place et permettaient de faire une ascension impossible aujourd'hui sans les moyens que j'avais employés.
Je redescendis rapidement; la nuit s'approchait et il fallait non seulement retourner à Tinajo, mais remporter les échelles. Nous parvînmes, à l'aide des cordes, à les hisser l'une après l'autre en haut de la falaise et à les charger sur les chameaux. La poussière de la grotte m'avait fortement irrité la gorge ; je souffrais d'une soif atroce et je n'avais plus une goutte d'eau. Aussi fus-je agréablement surpris en apercevant, au clair de la lune, de
petites flaques d'eau dans les creux des rochers. L'endroit est si aride, si sec, que j'osais à peine y croire. Ma joie ne fut pas de longue durée; l'eau était beaucoup plus salée que celle de la mer.
Je m'expliquefacilementcephénomène; lorsque le vent souffle violemment de l'ouest, la mer brise avec force et l'eau est entraînée en poussière par les courants aériens à une assez grande distance du littoral. Elle retombe alors en gouttelettes et va s'accumuler dans les petites cavités des roches. Elle s'évapore peu à peu, de sorte qu'au bout de quelque temps, elle est horriblement salée. Quand l'évaporation est complète, il reste une mince couche de sel, qui forme sur les roches noires de petites taches blanchâtres que j'avais remarquées à l'aller, sans y attacher grande attention.
Un berger, quis'étaitjointànous, m'offrit, pour me désaltérer, une pipe de tabac de Virginie, et il me tendit en même temps sa cachimba (pipe) toute bourrée. C'est une idée répandue dans toutes les îles que le meilleur moyen de se débarrasser de la soif est de fumer ce tabac extrêmement fort. Comme le moyen ne m'avait jamais réussi, je remerciai le pasteur de son offre généreuse. Mais si son tabac me laissait insouciant, il n'en était pas de même de sa pipe. C'était une véritable œuvre d'art; il l'avait taillée avec son couteau dans un morceau de bois et l'avait patiemment ornée de petits clous en laiton, enfoncés à coups de pierre, et de chaînettes de même nature. Un bouchon de métal et un tuyau en roseau complétaient l'instrument. Je lui demandai de me la vendre, mais il ne voulait pas s'en séparer. Il s'y décida cependant, alléché par une belle pièce de cinquante centimes toute neuve.
Il était dix heures lorsque nous arrivâmes à Tinajo. Après le dîner, il me fallut encore examiner un certain nombre de malades, dont quelques-uns venus de très loin. Ces malheureux n'ont pas de médecins pour les soigner, et je ne pouvais refuser de leur donner quelques conseils. Dans toutes les îles, il en est ainsi ; Lancerotte est même, à ce point de vue, mieux partagée
que la Gomère et l'île de Fer. Arrecife compte deux médecins, dont l'un a fait ses études en France, tandis que les deux îles du sud ne possèdent pas même un officier de santé. Depuis quelques années, à Fortaventure, exerce un médecin de ce grade, et l'île mesure 1 722 kilomètres carrés.
Parmi les malades qui m'attendaient à l'école, il en était un de Mojon, la localité où se fabrique toute la poterie. Pour me consulter, il était allé à Arrecife; apprenant là que j'étais parti, il s'était dirigé vers San Bartolomé et m'avait enfin rencontré à Tinajo. Il avait fait 47 kilomètres à pied pour avoir une consultation gratuite ! Je le priai de m'apporter à Arrecife une collection de toutes les poteries qu'on fabriquait à Mojon, lui promettant, d'ailleurs, une bonne rémunération. Il me le promit et tint sa parole.
Le lendemain, je prenais la direction d'Arrecife en suivant un autre chemin ; mais l'aspect du pays était le même. C'est à peine si, de loin en loin, quelques tiges de blé indiquaient qu'un coin de terre, mieux abrité que le reste, avait été ensemencé. Comme j'avais fait de nombreux crochets pour récolter quelques animaux et quelques roches, la nuit me surprit à environ 6 kilomètres d'Arrecife. Peureux comme tous les Canariens, mon chamelier se mit à chanter dès qu'il vit disparaître le soleil; c'est un signe qui ne trompe jamais. Chaque fois qu'un habitant des îles chante la nuit à haute voix, on peut être certain qu'il tremble de tous ses membres. A très peu d'exceptions près, les Canariens croient aux sorciers, aux revenants et aux fées. Si le sorcier peut, en plein jour, d'un simple regard (mal ojo), vous jeter un maléfice, il n'en est pas de même des génies, qui ne se montrent qu'au crépuscule. Et combien de ces gens superstitieux n'affirment-ils pas avoir vu des revenants ou des fées ! Ce' sont pour eux des incarnations du diable. Pour les faire fuir, il existe un moyen que le lecteur pourrait essayer au besoin : il suffit de tracer, en l'air, une croix avec un couteau qu'on plante rapidement en terre.
Me rendant compte de l'état d'esprit de mon guide, je le fis
monter sur son dromadaire, entre Manuel et moi. Malgré sa charge qui comprenait encore mes bagages, la bête partit an grand trot, et nous déposa bientôt à Arrecife.
Mon malade de Mojon n'avait pas oublié sa promesse ; au bout de trois jours, il m'apportait une collection de poteries. C'étaient des plats ronds ou ovales de dimensions variées, des assiettes creuses, des marmites, un tofio pour traire les chèvres et une série de petits dromadaires, les uns avec la selle de charge, les autres avec la selle pour monter, d'autres, enfin, sans harnachement. Ce sont des jouets fort appréciés à Lancerotte, où on les considère comme de véritables productions artistiques. Toutes les poteries de Mojon sont d'une terre blanchâtre, mal travaillée et mal cuite ; le tour à potier, qui n'a pas encore pénétré dans l'archipel, n'est pas utilisé pour leur fabrication. On les façonne à la main, et, après les avoir laissé sécher un peu, on les lisse à l'aide d'un caillou. Les potiers de Lancerotte se croient très habiles dans leur art et ils décorent leurs produits de dessins peints à l'ocre. Ces dessins représentent habituellement des plantes et parfois des oiseaux. Je n'ai pas besoin de dire qu'ils sont tous d'une naïveté telle, qu'on se demande parfois s'il s'agit d'un végétal ou d'un animal. Un autre système de décors consiste en quelques lignes droites, courbes ou sinueuses, et en gros points formant des taches disposées avec quelque symétrie.
J'emballai toute cette vaisselle et les objets que j'avais recueillis dans mes excursions ; je remis le tout au patron d'une goélette qui devait me le transporter à la Grande Canarie, et je me disposai à partir dans la direction du sud. Un des propriétaires de la voiture qu'on voit parfois circuler sur les routes de l'île — elle appartient à plusieurs — m'avait offert de me conduire jusqu'à Tias, pour me faire apprécier le moelleux des ressorts de son véhicule. Je le prévins que je comptais me mettre en route, et, après avoir pris congé de quelques personnes, je quittais Arrecife où je ne devais plus revenir.
CHAPITRE IV
LANCEROTTE (FIN).'
Départ pour le sud. — Tias ; Masdache ; Pena Palomas. — Une course sur la lave. — Yaiza. — Un jet d'eau. — La montagne du Feu ; cuisine sans combustible. — Un nouveau compagnon de voyage. — Femes. — Las Brenas ; perdus dans une grotte.— Rubicon. — Papagayo ; une pêche miraculeuse. — Les habitants de Lancerotte.
Au départ d'Arrecife, le voyage s'annonçait mal ; le cheval récalcitrant ne voulait pas avancer. Il se décida pourtant à partir, mais pour s'arrêter bientôt. A chaque instant, il recommençait le même manège, et il fallait chaque fois descendre et le conduire quelques mètres par la bride. Il mit bien deux heures pour parcourir 9 kilomètres.
La route qui conduit à Yaiza traverse d'abord des coulées de lave sans la moindre végétation, mais bientôt on rencontre quelques champs cultivés. Cette partie de l'île est moins triste que le nord et l'ouest; la chaîne qui court vers le sud-ouest l'abrite des vents régnants; la nature du sol change; le sable blanc, que la brise meut constamment vers le centre, fait place à un gros sable volcanique de couleur noire, qui forme une couche épaisse et conserve à la sous-jacente une certaine humidité. Aussi voit-on apparaître quelques végétaux, et, de loin, on se figure même voir des arbres le long de la route : ce sont des hediondos, espèces de solanums, qui croissent dans les endroits les plus secs et qui dépassent la hauteur d'un homme.
A Tias, je vis devant la maison du curé le premier jardin que j'eusse rencontré à Lancerotte ; ce n'était pas un de ces jardins luxuriants comme on en trouve à la Grande Canarie et
à Ténériffe, mais il produisait des légumes, et ses allées étaient même bordées de fleurs.
A peine avais-je déjeuné que je fus assailli par une nuée de malades; ils n'étaient pas venus d'ailleurs pour me consulter, mais pour demander des conseils à mon conducteur. C'était un empirique qui jouissait d'une grande réputation; dès qu'on avait aperçu sa voiture, tous les malades étaient arrivés. En ma présence, il ne voulut rien ordonner, et il me demanda d'examiner tous ses clients habituels. Les affections qui prédominaient étaient la cataracte, l'éléphantiasis et la syphilis. Si je ne m'étais évadé par une porte dérobée, il n'y aurait pas eu un seul habitant du village qui ne fût venu me demander une consultation.
Un grand propriétaire, l'homme le plus riche de l'île, don Antonio Dias, m'avait envoyé un cheval pour me conduire à sa propriété de Masdache. Un de ses neveux m'escortait, et le curé lui-même avait tenu à m'accompagner. Les petits chevaux étaient excellents, et en moins d'une demi-heure, nous mettions pied à terre dans une cour plantée d'oliviers.
Don Antonio Dias me fit l'accueil le plus empressé; il me traita fort bien pendant tout le temps que je passai chez lui. Ses fils, chasseurs infatigables, connaissaient tous les coins du pays; au bout d'une heure, je savais où je devais diriger mes pas. Ils s'offraient d'ailleurs à me servir de guides, et je les mis tout de suite à contribution. En un clin d'œil, des chevaux étaient sellés, et nous partions à fond de train dans la direction de La Jenia. Ces braves gens ne m'avaient pas trompé ; je pus examiner, dans cet endroit, une magnifique casa honda (maison souterraine), un four à poterie et des citernes, constructions toutes antérieures à la conquête. Après en avoir fait des croquis, nous remontâmes à cheval pour gagner Pefta Palomas. Il nous fallut parcourir plusieurs kilomètres sur des coulées de lave, et c'est là que j'ai pu apprécier la valeur des petits chevaux de Lancerotte. Sans fers ou, tout au plus, avec les pieds de devant ferrés, ils bondissent sur ces amoncellements de blocs
à surface si rugueuse, qu'ils mettent en lambeaux, au bout de quelques heures, les chaussures les plus solides. Si, derrière un fragment volumineux, il trouve une ouverture béante qui n'ait pas plus de deux mètres de large, le cheval ne recule pas pour si peu ; sans que vous le dirigiez, il commence par bien s'assujettir, puis, tout d'un coup, bondit de l'autre côté pour reprendre aussitôt sa course. Certes, si je n'avais vu la facilité avec laquelle mes compagnons avaient franchi devant moi plus d'un mauvais pas, je ne me serais jamais hasardé à demander à ma monture de semblables tours de force.
A Pena Palomas, les citernes qu'on voulait me montrer ne sont certainement pas l'œuvre des anciens insulaires; leurs parois cimentées, la taille des pierres, indiquent une origine relativement récente ; mais, à côté, j'ai vu une grotte bizarre qui a servi jadis d'habitation, et qui, aujourd'hui, loge un dromadaire. Qu'on se figure une gigantesque goutte de lave de 4 mètres de haut et de 6m ,50 de diamètre, qui se serait refroidie en laissant dans son intérieur une vaste cavité. Une porte de 2 métrés de haut permet d'y pénétrer de plein pied. C'est assurément l'habitation naturelle la plus solide et la mieux abritée qu'on puisse rêver.
Nous revenons à Masdache par La Geria. En allant, nous n'avions pas rencontré la moindre végétation. Là où s'élevaient naguère les villages les plus florissants de l'île, on ne trouve plus que stérilité. Les mousses n'ont pas encore pris naissance sur ces laves qui, au siècle dernier, ont enseveli des populations entières. Sur le chemin que nous parcourons au retour, il n'en est pas de même. A La Geria, tout est cultivé comme dans les autres îles ; mais, depuis ce hameau jusqu'à Masdache, les fèves, la vigne, sont plantées au fond de trous larges d'environ lm,50 et profonds de 60 à 75 centimètres. La couche de sable volcanique ayant cette épaisseur, il faut l'enlever pour arriver à une autre couche composée de cendres et d'argile qui, par leur mélange avec le sable lui-même, forment un terrain fertile. Si ce n'était la sécheresse, on récolterait beaucoup dans les endroits
où le sol offre cette constitution. C'est de cette façon qu'est plantée toute la propriété de Masdache ; les racines de la vigne pénètrent dans des couches où elles trouvent quelque humidité, et on m'a montré des ceps gigantesques qui, dans certaines années, donneraient près d'une pipe de vin (5 hectolitres).
La propriété de don Antonio Dias renferme un village d'anciens Canariens. J'ai fouillé un bon nombre de ces casas Hondas, généralement groupées par trois. Le lecteur se rappelle que ce sont des grottes artificielles en pierres sèches, enfouies sous la terre jusqu'au niveau du toit, qui se composait de gros blocs formant voûte. Tous ces toits sont aujourd'hui en partie effondrés ; les pierres qui les composaient gisent au fond, sous une épaisseur de terre de lm,75 à 2 mètres. Dans celles que j'ai déblayées, j'ai rencontré de nombreux fragments de poteries anciennes, décorées de lignes droites tracées en creux dans la pâte même, et de nombreux éclats de basalte qui ont été apportés là pour servir d'instruments. Ces débris se rencontrent à toutes les hauteurs; tout a été remanié.
Les vieux habitants de Masdache n'allaient pas loin chercher le basalte dont ils faisaient leurs outils ; dans la propriété même de don Antonio Dias, à 200 mètres environ des casas hondas, s'élève un énorme rocher basaltique, divisé en gros prismes entassés les uns sur les autres. A une petite distance, on croit se trouver en présence d'une forteresse construite par l'homme ; à 100 mètres, l'illusion est complète, et il faut être tout près pour qu'elle disparaisse entièrement.
Malgré l'amabilité de mes hôtes, qui non seulement m'avaient offert la plus gracieuse hospitalité, mais qui m'avaient accompagné partout et montré tant de choses intéressantes, il me fallut prendre congé d'eux. Je rejoignis la route qui mène à Yaiza ; la végétation devient plus abondante ; les hediondos qui bordent le chemin arrivent presque à se toucher, surtout aux abords du village; des champs de petits pois, quelque peu ra- chitiques à la vérité, se voyaient alors à droite et à gauche de la route.
Avant d'atteindre le village, on rencontre un hameau situé dans le fond d'une vallée et renfermant quelques arbres fruitiers. Enfin Yaiza apparaît, et, de loin, on se figure avoir devant soi une ville importante ; on est vite désillusionné lorsqu'on arrive sur la place. On aperçoit de là toutes les maisons, et elles ne sont pas nombreuses. Il existe cependant quelques propriétés assez bien entretenues, dans lesquelles on réussit à faire pousser des arbres fruitiers et même des fleurs. A peine arrivé, le curé, qui m'avait offert l'hospitalité, me mena visiter la maison la plus confortable d'Yaiza. Avec une grande complaisance, la propriétaire me fit les honneurs de son logis et de son jardin ; il renfermait quelques plantes d'ornement qui ornaient fort peu ; on ne leur donnait que la quantité d'eau strictement nécessaire pour les empêcher de mourir.
Tout en m'efforçant d'admirer et en faisant les éloges que me commandait la plus vulgaire politesse, je n'avais, paraît-il, pas l'air absolument convaincu de me trouver en présence d'une des merveilles du monde ; on tenta un grand coup pour forcer mon admiration. Nous étions revenus dans la cour et je me disposais à prendre congé de la dame, lorsque, au commandement : « Ouvrez », je vis jaillir, à côté de moi, un petit jet d'eau. La dame était rayonnante, et jugeant, sans doute, que, sous le coup de la surprise qu'elle m'avait ménagée, je ne saurais refuser de lui témoigner ma reconnaissance, elle s'empressa de me présenter un coquet petit album, en me priant de lui laisser un autographe en souvenir de ma visite. C'était un tribut qu'elle prélevait sur tous les visiteurs. Bien que cette personne eût passé la cinquantaine et qu'il y eût, par conséquent, de longues années qu'elle adressât la même requête à tous les étrangers, l'album contenait encore bien des pages blanches. J'aurais eu mauvaise grâce à ne pas en noircir une, après avoir vu fonctionner un jet d'eau, dont le robinet avait été ouvert en mon honneur.
A Yaiza comme dans le reste de l'île, l'eau est bien rare et on regarde comme un être privilégié celui qui peut se permettre d'en consacrer un demi-hectolitre à une simple distraction. Il
est vrai que celle qui avait jailli n'était pas perdue ; elle fut recueillie avec soin et reprit sa place dans le réservoir accroché derrière la porte, jusqu'à ce qu'il se présentât une nouvelle occasion de la faire passer dans le tuyau de plomb. A Lance- rotte, il suffit d'installer un simple petit jet d'eau pour jouir d'un véritable prestige auprès de malheureux qui ne s'expliquent pas ce qu'ils regardent comme un phénomène. Celui qui trouverait une nappe d'eau convenablement située et la ferait jaillir à la surface du sol serait assurément un dieu.
Le lendemain, je fis une excursion à la montagne du Feu (.Montana del Fuego). Le spectacle que j'eus toute la journée sous les yeux fut bien différent de celui de la veille. Il ne nous fallut pas moins de deux heures et demie pour traverser la coulée de lave qui s'étend de la ville à la montagne, et nous marchions vite. Mon guide était expérimenté ; il avait l'habitude de traverser cette mer de lave, et je le suivais sans le faire attendre. L'ascension du volcan est pénible, bien que sa hauteur ne soit que de 528 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les flancs en sont très escarpés et recouverts de fines scories qui glissent sous les pieds; à chaque instant, après avoir fait un pas en avant, on en fait dix en arrière. Nous atteignîmes enfin le sommet et nous cherchâmes un endroit qui nous permît de déjeuner assez commodément. Il ne fallait pas songer à trouver de l'ombre du côté où nous étions ; mais nous rencontrâmes une petite esplanade qui nous sembla assez bien appropriée à la circonstance. Je voulus donner l'exemple et m'asseoir par terre, mais à peine m'étais-je accroupi que je bondis en l'air ; je crus m'être posé sur quelque tison enflammé. Il n'en était rien cependant; je m'étais simplement placé au-dessus d'une étroite fissure par où se dégageait une chaleur tout à fait intolérable.
La Montana del Fllego est, en effet, un volcan à peine somnolent ; ses dernières éruptions ne remontent pas bien haut. La plus terrible fut celle de 1765, qui combla le golfe de Janubio et ensevelit plusieurs villages. C'est cette montagne qui a couvert de lave une grande partie de l'île. Elle ne pré-
sente pas un cratère unique, mais une série de cratères disposés en ligne courbe, sur un espace de plus de 10 kilomètres. Il est à craindre que le volcan ne se réveille un de ces jours et ne vienne recouvrir d'une nouvelle couche de lave les coulées qui ont déjà envahi toutes les parties basses.
Aujourd'hui, il dégage, de temps à autre, quelques fumerolles par les fissures comme celle au-dessus de laquelle j'avais pris place. La température de la croûte ne doit pas être inférieure à 50 degrés centigrades. En creusant à 20 centimètres de profondeur, on fait durcir un œuf en quelques minutes ; un bâton enfoncé à 50 centimètres seulement est retiré carbonisé; dans les fissures, il s'enflamme.
Je cherchai un endroit moins chauffé et je déjeunai tranquillement sur ce volcan non éteint. Je ne dois pas trop me vanter d'une prouesse que bien d'autres ont accomplie avant moi; elle demande beaucoup moins de calme qu'une ascension à certaines grottes.
Mon repas terminé, je fis une récolte minéralogique assez abondante. Il existe, au sommet, du côté de l'ouest, de grandes quantités d'ocre jaune et rouge ; c'est là que les habitants d'Yaiza vont le chercher pour peindre leurs maisons.
La descente s'effectue rapidement, avec une vitesse qu'on essayerait en vain de ralentir. En choisissant bien son endroit, en ayant soin qu'il n'y ait que du sable, une dégringolade n'aurait pas, d'ailleurs, de grands inconvénients. Arrivé en bas, mon guide voulut me montrer quelques grottes que les gens du pays ne regardent qu'avec une terreur superstitieuse. Ce sont des puits qui mesurent 50, 100 et 200 mètres de profondeur; leur diamètre n'est que de 4 à 6 mètres, en général. Les parois de lave en sont verticales et s'élèvent au-dessus du sol en formant une sorte de mur, souvent surmonté d'un dôme. On les considère, à Yaiza, comme les bouches de l'enfer, et bien des hommes n'ont jamais osé regarder à l'intérieur; ils n'en affirment pas moins que ces puits n'ont pas de fond.
Je rentrai exténué à Yaiza. Mon domestique et mon chame-
lier, qui m'avaient accompagné, n'en pouvaient plus et restèrent en arrière; ils n'arrivèrent que deux heures après moi.
Les environs du village ne me présentèrent rien d'intéressant à signaler. Je partis de là pour gagner Femes. J'étais accompagné d'un nouveau guide qu'on m'avait recommandé d'une manière spéciale. « C'est un homme perdu (un perdido), m'avait- on dit, un bandit capable de donner un coup de couteau au premier venu ; mais il n'a peur de rien et il connaît toutes les sépultures des anciens habitants. » Hélas, il y avait beaucoup d'erreurs dans ce qu'on m'avait dit. Mon guide était un homme sans préjugés, ne respectant rien, pas même la propriété d'au- trui; tout ce que j'avais, il le considérait comme lui appartenant; mais il ne connaissait aucune grotte. On m'avait signalé, à La Degollada, d'anciennes habitations qu'il prétendait avoir visitées plus d'une fois ; lorsque nous arrivâmes à cet endroit ; il les chercha en vain. Grâce à un vieillard, je rencontrai plusieurs grottes, presque complètement obstruées, que nous nous mîmes en devoir de déblayer. Je n'y trouvai que quelques débris de poteries anciennes et quelques grossiers éclats de pierre tout à fait comparables à ceux que j'avais rencontrés dans les casas hondas de Masdache et de Tahiche et dans les casitas de Guatiza. C'était la même population qui avait vécu là, mais elle y avait trouvé des grottes naturelles et ne s'était pas donné la peine de construire des habitations artificielles. J'avais déjà observé le fait dans le nord, à Guatiza, et dans le centre ; je l'observai dans tout le sud. Il est donc bien certain que les anciens insulaires étaient essentiellement troglodytes et qu'ils ne construisaient des habitations artificielles que pour suppléer à l'insuffisance des grottes naturelles.
De La Degollada, il faut gravir presque au sommet des montagnes pour gagner Femes. La vue embrasse tout le sud-ouest de l'île, et partout on n'aperçoit que lave et plaines absolument arides. Au pied des hauteurs que nous contournions, se trouvent deux misérables hameaux : Brena Alta et Brena Baja; plus haut, au fond d'un entonnoir, on aperçoit Femes.
J'étais porteur d'une lettre pour l'alcalde et d'une autre pour le curé; les deux étaient absents; le dernier était occupé à arracher ses pommes de terre. Mon guide qui, jadis, avait été propriétaire dans ce village, me trouva un gîte dans la cabane d'un pasteur. Je m'étais muni de provisions, pensant ne rien trouver dans cette partie de l'île ni dans le nord de Fortaventure, et je n'avais besoin que d'un abri. J'installai donc de mon mieux mes bagages et commençai tout de suite mes excursions dans les montagnes voisines. A mon retour, je voulus, avec l'aide de mon domestique, préparer le dîner ; presque toutes mes provisions de bouche avaient disparu. Mon guide avait fait le généreux à mes dépens; profitant d'un moment où il était seul, il avait distribué mes victuailles aux soixante habitants du village. Il trouva même très extraordinaire que je ne fusse pas satisfait de ses procédés. Je m'apprêtais à lui apprendre à respecter le bien d'autrui, quand la femme du pasteur, qui avait été à son service lorsque mon homme était dans l'opulence, intervint en sa faveur et m'offrit d'envoyer, le lendemain matin, un de ses enfants à Yaiza. Je trouvai à acheter des œufs, des pommes de terre et une poule, et je pus préparer mon repas. J'étais surtout sensible à la disparition de mon vin, qui m'était d'une si grande utilité pour ranimer mes hommes lorsqu'ils manquaient de courage; cette perte fut réparée le lendemain. Un commerçant d'Arrecife, auquel j'avais donné une consultation lorsque j'étais dans cette ville, vint jusqu'à Femes pour me demander un nouveau conseil. Sachant que je n'accepterais pas d'honoraires, il avait eu la délicate attention de se faire accompagner par un homme conduisant un âne chargé de vingt-quatre bouteilles de vin des meilleurs crus de l'île.
Les jours suivants, je n'eus pas trop à me plaindre de mon guide. Il me conduisit à Las BreiIas, où on lui avait signalé une grotte. Arrivés là, nous apprîmes que l'entrée en avait été bouchée plusieurs années auparavant ; nous en retrouvâmes pourtant l'emplacement au milieu de figuiers de Barbarie. Il fallut trois heures pour pratiquer une petite ouverture qui nous per-
mit, à mon domestique et à moi, d'y pénétrer munis d'un paquet de bougies, la grotte communiquant, nous disait-on, avec la Montana del Fuego. C'était une de ces immenses grottes situées au sein d'une coulée de lave ; elle formait un véritable dédale et, pendant quatre heures, nous avons cheminé à l'intérieur sans en rencontrer le fond. Que de fois nous avons dû passer dans les mêmes couloirs ! Le sol ne contenait, en effet, pas la moindre poussière pour conserver l'empreinte des pas. Manuel se désolait, il se voyait déjà enseveli vivant dans ce labyrinthe dont nous ne retrouvions plus l'entrée. Nous aperçûmes enfin un mince filet de lumière vers lequel nous nous dirigeâmes; c'était l'ouverture par laquelle nous étions descendus. Tous les habitants des deux hameaux étaient réunis là, bien convaincus qu'ils ne nous verraient plus paraître, les vieillards assurant qu'il existait, au bout, une bouche de l'enfer.
A mon retour à Femes, je trouvai un quartier de mouton que m'avait envoyé le curé. Cet homme, originaire de Catalogne, n'est pas beaucoup plus riche que ses ouailles; son traitement est bien maigre, et le casuel doit se réduire à peu de chose dans un village où il n'y avait pas eu de décès depuis trois ans.
Les habitants n'ont guère subi l'influence espagnole. Dans l'ossuaire du cimetière, j'ai pu étudier et mesurer des os qu'on prendrait facilement pour des restes de Guanches, si on les rencontrait dans d'autres conditions. La taille moyenne des hommes atteint P',74.
Après avoir exploré toute la Hacha Grande, la plus haute montagne de l'île après celle de Fâmara (elle mesure 567 mètres), je descendis vers la pointe de Papagayo. Plus la moindre culture ; à peine voit-on quelques maigres plantes que broutent des troupeaux de chèvres et de moutons. C'est dans cette région que Béthencourt avait élevé la cathédrale de Rubicon, dont on voit encore les ruines. Un simple mur, sans le moindre ornement, formait un rectangle d'environ 8 mètres de long sur 5 de large. Une croix érigée récemment indique seule que cette enceinte a été consacrée au culte catholique.
Mon guide m'affirmait qu'il avait vu enterrer là un cadavre entier qu'on avait découvert dans une des grottes de la montagne voisine. Je fis pratiquer des fouilles et je trouvai non pas un, mais trois squelettes enterrés côte à côte. Les crânes n'offraient aucun caractère qui vînt à l'appui des dires d'un homme dont j'avais appris à me méfier; aussi fis-je remettre en place ces ossements qui pourraient bien être les restes de quelques compagnons du conquérant.
Un peu plus loin, au fond d'un petit ravin, je trouvai, à côté d'un puits d'eau saumâtre, un vieux berger qui me raconta le même fait; mais, d'après lui, le Guanche aurait été enterré dans le ravin même où nous étions, près de la mer. Il m'indiqua l'endroit avec tant de précision que je fis encore creuser. Je rencontrai, en effet, quelques ossements humains, en si mauvais état qu'il était impossible d'en tirer le moindre parti.
Je me remis en route, et une demi-heure plus tard, j'étais à Papagayo. Une seule maison, six à huit grottes habitées par des pêcheurs, constituent tout le hameau de ce nom. Je congédiai mon chamelier et mon guide, bien que celui-ci voulût m'accompagner jusqu'àFortaventure, qu'il prétendait connaître. J'étais suffisamment édifié sur son compte pour me rendre à ses désirs. Avant de s'éloigner, il eut à cœur de me laisser un dernier souvenir : il s'empara de tout le tabac que j'avais dans mon pardessus.
Il ne s'agissait plus que de trouver une barque pour me transporter à Fortaventure ; la chose fut facile, un patron s'apprê- tant à aller pêcher dans ces parages. Nous convînmes du prix (la francs), et il fut décidé que nous nous embarquerions aussitôt que la brise se lèverait. En attendant, j'assistai à une vraie pêche miraculeuse, sur la plage de Las Coloradas. Des bancs de harengs, d'une taille peu commune, et des maquereaux splen- dides couvraient toute la mer. Dans l'espace de quelques heures, deux équipes de pêcheurs en prirent une quantité suffisante pour charger huit barques de 10 à 15 tonnes chacune. Ils ne cessèrent de pêcher que faute d'embarcations pour conduire
leur poisson à Arrecife. J'avais distribué quelques cigares à ces hommes; pour me remercier, ils m'emplirent un panier de leurs plus belles pièces, que je devais manger le soir à Forta- venture.
L'île que je venais de parcourir est une de celles qui ont été
Fig. 14. — Jeunes gens de Lancerotte en costume local.
le plus ravagées par les volcans. Pas un coin qui n'ait été bouleversé par les feux souterrains; seul, le sable blanc que le vent accumule en petites dunes, dans le centre, a une origine différente des autres roches : c'est du sable de la mer que les coups de vent soulèvent des plages et entraînent au loin.
La végétation est très pauvre. Parmi les plantes introduites, il en est une, cependant, qui prospère : c'est la vigne. Elle pro-
duit un petit vin blanc, marquant 12 à 13 degrés, fort agréable à boire ; il a, en outre, l'avantage de se vendre très bon marché. Quant aux autres plantes cultivées, elles ne donnent de bonnes récoltes que dans les années où il pleut suffisamment l'hiver, et ces années, ai-je dit, sont excessivement rares. Aussi l'île est-elle fort pauvre.
Les habitants, métissés de Guanches, de Normands, d'Espagnols, se contentent de peu : pour leur nourriture, un peu de gofio, cette farine torréfiée que mangeaient les anciens insulaires, du poisson salé, quelques pommes de terre et des figues de Barbarie, qui sont même peu abondantes ; comme boisson, de l'eau. Seuls, les gens relativement aisés font usage de vin. Leurs vêtements sont bien sommaires : une chemise, un caleçon, la faja, longue ceinture dont ils s'entourent plusieurs fois la taille, un gilet sans manches, des chaussures en peau de chèvre avec le poil en dehors, qu'ils appellent encore mahos, comme on les appelait avant la conquête, un mauvais chapeau de feutre, en font tous les frais. Les femmes portent la chemise, un jupon, une sorte de corsage en cotonnade et, sur la tête, un mouchoir souvent recouvert d'un petit chapeau de paille.
Naguère, les hommes ajoutaient toujours à leur costume les polainas, guêtres tricotées, en laine brute, retenues au moyen de jarretières en laine de diverses couleurs, et, au lieu de chapeau, portaient la montera, bonnet bizarre, en drap gros bleu, orné d'une petite visière relevée, brodée en jaune, vert et rouge ; un nœud de ruban rouge était fixé sur le côté (fig. 14). Tout était fabriqué dans les ménages, à part le ruban et le drap de la montera et du gilet. Aujourd'hui, la toile de la chemise et du caleçon vient d'Europe.
Le costume des femmes différait peu de celui d'aujourd'hui : les manches des chemises n'arrivaient qu'au coude, et, au lieu de cette sorte de camisole qu'elles portent maintenant, elles faisaient usage d'un corset largement ouvert en avant (fig. 14).
Quelques vieillards ont conservé l'ancien costume qui devient
si rare qu'il m'a été impossible de m'en procurer un complet. Les jeunes gens veulent se vêtir à l'européenne, comme les habitants d'Arrecife.
Les gens de Lancerotte sont, en réalité, bons et hospitaliers. Les hommes comme celui qui m'accompagna à partir de Yaiza sont des exceptions. Un dicton populaire prétend cependant que tous ceux de San Bartolomé sont des voleurs et ceux de Son, des traîtres, mais j'ai la conviction que le dicton est faux.
L'île est divisée en huit communes ayant chacune à sa tête une municipalité; ce sont : Arrecife, Teguise et Harfa, dans le nord; San Bartolomé, Tias et Tinajô, dans le centre ; Yaiza et Femes, dans le sud.
Je quittai cette île dans l'après-midi, vers 2 heures. Comme toujours, la chaleur était très élevée et la pauvre barque de pêcheur n'avait pas de cabine. Bien qu'elle n'ait mis qu'une heure et demie pour traverser le délroit de La Bocayna, qui n'a que 8 kilomètres de large entre Papagayo et le Corralejo, où je débarquai, j'avais une insolation en mettant le pied à Fortaventure. Heureusement, je m'étais abrité de mon mieux avec un mouchoir, et ce ne fut que le nez, les oreilles et la main droite qui souffrirent. J'eus un peu de fièvre, mais pas assez pour m'empêcher de continuer mes recherches.
CHAPITRE V
FORTAVENTURE.
Cot,ralejo ; un coin du Sahara. — La Oliva. — Tejate. — Enseveli vivant. — Mascona. — Départ de la Oliva ; une averse un pays désert. — La Antigua ; mes hôtes ; les puits d'eau saumâtre. — Valles de Ortegu ; le malpais ; les puces et les lapins. — San Pedro et Santa Inès ; les truffes. — Fabrication de la soude.
Si, en débarquant à Arrecife, le voyageur se figure transporté dans quelque petite ville marocaine, à Corralejo, il peut se croire sur les confins du Sahara. Ce hameau, situé tout au nord de Fortaventure, en face de l'îlot désert de Lobos ', ne se compose que d'une dizaine de cabanes habitées par des pêcheurs. Tout autour, une vaste plaine, entièrement recouverte par le sable de la mer, ne montre pas la moindre trace de culture. Sous cette couche de sable, se trouvent partout de gros blocs de roches volcaniques, pris au milieu d'une nappe de lave. Dans les fissures, quelques aulagas (Sonchus spinosas) ont cependant pris naissance ; mais le sable vient à chaque instant les recouvrir, comme il recouvre les monticules rocheux épars çà et là. Au milieu de ce désert mamelonné, limité au sud par des montagnes arides dont on aperçoit le noir profil, errent en toute liberté une demi-douzaine de dromadaires, quelques chèvres et quelques moutons, qui trouvent difficilement leur vie.
C'est par ce coin désolé que j'abordai l'île de Fortaventure, qui s'étend du N.-N.-E. au S.-S.-O., sur un espace de 98 kilomètres, et qui mesure 25 kilomètres dans sa plus grande largeur. Ses côtes, assez irrégulières, bordées de récifs sur plus
1. L'îlot de Lobos doit son nom à la grande quantité de loups marins qu'on y rencontrait à certaines époques de l'année.
d'un point, ne présentent ni caps importants ni baies profondes. Les seules pointes qui méritent une mention sont : la Punta Gorda, au nord; la Punta- Agua, la Punta Toneles, la Punta Ju- radada, sur la côte orientale ; les promontoires Morro del Jable Gordo, Jandia, Cotillo et Pesebre, dans la presqu'île du sud; les pointes Guadalique, Amanay, de la PeJ1a et Esquinzo, sur la côte occidentale. Dans cette île, la moindre petite crique est qualifiée du nom de puerto; ; aussi les ports sont-ils nombreux, bien qu'un seul soit fréquenté par les navires : c'est celui de Puerto-Cabras, situé sur la côte occidentale. Il ne se compose que d'une simple baie, qui n'offre ni quai ni jetée; la plage tient lieu de quai de débarquement.
A Corralejo, je reçus l'hospitalité d'un patron de barque qui m'offrit un dromadaire pour me conduire, le lendemain, à La Oliva. Cet animal errait au milieu des dunes de sable et il fallait s'en emparer. Plusieurs hommes se mirent à sa poursuite et, après une course d'au moins une heure, finirent par le saisir. Pour lui passer un licol, il fallut le jeter par terre, en se pendant à la queue ; plus d'une fois le dromadaire se débarrassa de celui qui l'avait saisi et reprit sa course, laissant l'homme étendu sur le sol. Chaque fois qu'on a besoin d'un animal, il faut recommencer la môme opération.
Avant le lever du soleil, j'étais en route, afin d'éviter la trop grande chaleur. Après avoir franchi le désert de sable, je commençai à gravir les premières montagnes. Si le paysage change, il ne devient guère plus gai. De tous les côtés s'étendent, à perte de vue, des roches sombres, entourées de coulées de lave anciennes. Dans les fentes, croissent quelques plantes, parmi lesquelles prédominent les euphorbes. Sur le chemin que je parcourais, on ne rencontre pas un coin qui permette de tenter la moindre culture. Aussi, ne voit-on aucune habitation, sauf une cabane de berger qui s'élève sur le bord d'un ravin, et, à mi-chemin entre Corralejo et La Oliva, le hameau de Los La- gares. Là, vivent une dizaine de familles qui cultivent quelques terrains rocailleux, situés au pied d'une montagne. Ce hameau,
avant les dernières années de disette, était plus florissant; une partie des habitants a émigré pour ne plus revenir, et leurs maisons tombent aujourd'hui en ruines. De loin en loin, on aperçoit un troupeau de chèvres ou de moutons qui passe rapidement d'une montagne à l'autre, après avoir tondu les quelques herbes qui croissent sur chacune d'elles. Je rencontrai cependant quelques êtres humains dans ces parages peu fréquentés ; à deux heures de marche de Corralejo, six femmes étendues à l'ombre d'un rocher se cherchaient mutuellement les parasites dont leur tête était remplie.
La Oliva est située à 520 mètres d'altitude ; c'est la seule commune de cette région. Les maisons sont construites autour de grandes places nues qui servent, lorsqu'il pleut, à recueillir l'eau qui descend des montagnes voisines. La boue entraînée par les pluies s'accumule sur ces places et se dessèche plus tard, en laissant une croûte fendillée qui donne assez bien l'idée de marais desséchés. A l'est et au sud, le village est entouré de montagnes; à l'ouest, s'étend une immense coulée de lave qu'on désigne sous le nom de volcan de La Oliva. En somme, l'aspect de cette localité n'a rien de séduisant ; ce n'est pas là qu'il faut aller chercher la végétation des tropiques.
La population ne m'a pas paru très hospitalière; j'étais porteur de lettres de recommandation qui ne me firent ouvrir les portes d'aucune maison. Le curé était allé, à une grande distance, visiter un malade et il ne revint que fort tard. Il se mit à ma recherche pour m'emmener chez lui, mais j'avais fini par trouver une habitation. Le métayer de don Cristoval Manrique, le principal propriétaire du village, à qui j'avais remis une lettre de son maître, s'empressa de mettre deux chambres à ma disposition. Le curé se dédommagea en m'offrant à dîner et en me prêtant, pour mes excursions dans les environs, une excellente petite jument.
Toute la coulée de lave qui s'étend depuis La Oliva jusqu'à la mer est remplie de grottes qui ont été habitées par les anciens insulaires. A Tejate, il en existe de plusieurs centaines
de mètres de longueur ; elles m'ont fourni un certain nombre d'objets intéressants. L'une d'elles a failli me servir de prison. Une ouverture très étroite m'avait permis d'y pénétrer à grand'- peine ; près de l'entrée, je ne pouvais avancer qu'en me traînant sur les genoux. Après avoir parcouru de cette façon 100 ou loO mètres, je trouvai un passage encore moins élevé, fermé sur les côtés par un mur formé de pierres placées certainement là avec intention. Espérant faire de bonnes trouvailles au delà de ce mur, je me mis à franchir le passage en rampant. Un moment, je me trouvai serré comme dans un étau : un bloc se détachait de la voûte ; à peine avais-je passé cet étranglement, qu'il s'écroulait, en me bouchant la retraite. J'étais enfermé dans une vaste grotte qui contenait de nombreux débris d'aliments : coquilles comestibles, ossements de chèvre et de mouton, etc. Je remuai entièrement les détritus, qui formaient sur le sol une couche épaisse, sans songer que mon unique bougie touchait à sa fin. Tout à coup, je me trouvai dans l'obscurité la plus complète, ne sachant comment je sortirais de cette prison. Après avoir cherché à tâtons une issue de tous les côtés, j'aperçus un mince filet de lumière qui pénétrait à travers un éboulement. Je supposai que ce pouvait être l'ancienne entrée, car il était impossible d'admettre que le chemin que je venais de parcourir eût été utilisé jadis. Je ne me trompais pas dans mon hypothèse ; après une heure de travail, j'avais déblayé une petite baie qui ne me permettait pas encore de sortir, mais qui me laissait quelque espoir de faire entendre mes appels. J'avais rempli la grotte de fragments, et je ne pouvais plus retirer de pierres. Mes hommes, qui me cherchaient depuis plus d'une heure, étaient déjà convaincus que j'avais été victime de quelque accident. Ils accoururent à mes cris et me dégagèrent de cette position incommode. Mon hôte, qui présentait la taille et tous les caractères physiques des Guanches, en avait aussi le coeur ; en me revoyant, il se mit à pleurer de joie.
Une de mes expéditions les plus fructueuses fut à Mascona, dans le voisinage de Corralejo, Malgré l'ennui que j'éprouvais
à revenir vers ce désert, je m'y décidai pourtant en présence des renseignements que m'avait fournis un berger qui fréquentait habituellement ces parages. Au milieu d'une coulée de lave comparable au volcan de La Oliva, mais remontant à une époque plus ancienne, se sont produits de vastes effondrements en forme d'entonnoir. De nombreuses grottes s'ouvrent dans ces trous. Il suffit, pour y pénétrer, de déblayer les entrées, aujourd'hui obstruées de pierres. Il vivait là une population importante, à en juger par le nombre de grottes qui renferment des traces de l'homme. A une petite distance, dans l'endroit connu sous le nom de Hoya de Corralejo, se voit encore le tagoror, ou lieu de réunion de cette tribu ; c'est une enceinte à peu près circulaire, de 40 mètres de diamètre, entourée d'un petit mur en pierres sèches. Six cabanes, de 2m,50 à 4 mètres de diamètre, destinées, sans doute, aux animaux sacrés, étaient con- tiguës au tagoror.
Aujourd'hui, une seule famille vit dans ces parages ; ce sont les métayers d'une ferme aride qui porte pourtant un nom bien poétique : c'est la Rosa de Mascona (la rose de Mascona). Toutes les propriétés du nord de Fortaventure, si stériles qu'elles soient sont désignées sous le nom de rose; j'ai vainement cherché à avoir l'explication de cette appellation. Celle de Mascona possède un vaste étang dans lequel on recueille, lorsqu'il pleut, une grande quantité d'eau.
Je partis de La Oliva avec l'intention de gagner La Antigua dans la même journée. La distance n'est que de 31 kilomètres; mais il faut faire un grand nombre de détours et les chemins ne permettent pas de marcher rapidement. Le chameau que m'avait prêté mon hôte de La Oliva avançait lentement et, pour comble d'infortune, je fus surpris, au pied de la montagne de Tindaya, par une de ces pluies diluviennes qui transforment, en quelques instants, tous les ravins en torrents. En moins de dix minutes, nos vêtements étaient complètement traversés par l'eau ; il était impossible de faire avancer notre monture et nous attendîmes plus d'une heure il la même place. Enfin, l'averse
cessa et nous nous remîmes en route sur des roches glissantes, obligés de rester sur le dromadaire pour franchir les torrents. Heureusement, quoique vieux, notre animal avait le pied solide. A ! 1 heures, je contournais la montagne de La Muda, l'un des plus hauts sommets de l'île (altitude, 683 mètres), et il me restait encore à parcourir plus des trois quarts du chemin. A partir de cet endroit, le terrain change de nature et devient moins accidenté. Une immense plaine se déroule à perte de vue jusqu'aux monts de Tefia. Elle se compose de cendres volcaniques parsemées de scories de toute nature ; à chaque instant, un petit ravin coupe cette plaine aride qui n'offre, comme végétation, que quelques maigres broussailles.
Je passai, sans m'y arrêter, à côté des hameaux de Chamotis- tafé, Tefia, San Agustin et Toto, petites agglomérations de huit à dix cabanes, dont la moitié ont été abandonnées par leurs propriétaires et tombent en ruines. Partout, le même spectacle; malgré leur attachement au sol natal, une partie des insulaires ont été obligés de fuir cette terre inhospitalière.
Pour ne pas m'attarder, je décidai de déjeuner en cheminant. La table fut dressée sur le dromadaire et, si incommode que fût la position, nous mangeâmes avec un appétit qu'on serait parfois heureux de retrouver devant une bonne table. Il était, il est vrai, 3 heures de l'après-midi et nous n'avions rien pris depuis la veille.
La nuit nous surprit en face des Casillas del Angel, petite commune située sur un haut plateau, à plus de 500 mètres d'altitude. Il nous restait à parcourir 9 kilomètres pour atteindre La Antigua. L'escarpement des montagnes du côté où nous étions, l'absence de sentier pour gravir, ne nous permettaient pas de songer à passer la nuit à Las Casillas. L'obscurité était telle que je passai au hameau d'Ampuyenta sans apercevoir une seule cabane; mon guide connaissait mal les sentiers et nous résolûmes de laisser notre monture se diriger d'elle-même. A 10 heures, elle nous déposait à La Antigua où j'allai frapper à la porte d'une maison qui, dans la nuit, semblait plus impor-
tante que les autres. Le hasard m'avait servi : elle était habitée par deux vieillards pour lesquels j'avais une lettre de recommandation.
La région de l'île que je venais de parcourir est d'une aridité extrême; pas un arbre, pas un arbuste ne vient jeter une note gaie dans le paysage. Dans les années pluvieuses, on fait pourtant de bonnes récoltes de blé à La Oliva; mais ces années sont si exceptionnelles ! Son sol est entièrement volcanique et tout a été bouleversé par les éruptions. De tous les côtés, se dressent des cratères éteints qu'il est, pour la plupart, impossible de rattacher à un système orographique quelconque. Cependant, ceux qui s'étendent de La Oliva à la Punta Roja forment une chaîne qui se dirige du sud-ouest au nord-est. A partir des monts de Tefia, une autre chaîne se dirige d'abord vers le sud-ouest, puis se recourbe vers le sud-est, pour aller rejoindre, un peu au sud de La Antigua, la côte orientale de l'île. Les seules particularités intéressantes à signaler au point de vue minéralogique, c'est l'existence de beaux cristaux de sulfate de chaux à la montagne de Tindaya, et la présence à Toston, sur la côte occidentale, à une petite distance de Corralejo, d'une sorte de grès très dur, formé par un conglomérat de gros sable marin et de nombreuses coquilles également marines. Ce gisement est, d'ailleurs, situé sur le littoral même; sa base est baignée par la mer et son sommet ne dépasse que de quelques mètres le niveau de l'eau. C'est au pied de la falaise basaltique que se trouve ce grès, qui forme là une couche surajoutée, pour ainsi dire, à l'île elle-même.
Dans quelques bas-fonds, les eaux ont entraîné des cendres volcaniques et des détritus de toutes sortes qui forment les terrains actuellement cultivés. On trouve fréquemment, dans ces endroits, de l'argile résultant de la décomposition des cendres. Sur ces points, se sont élevés quelques hameaux. Je les ai déjà cités presque tous ; il me suffira d'ajouter à ma liste ceux de San Antonio, de Toston et de Manta, dans le nord-ouest; Matilla, à l'intérieur; Time et Teguate, à l'est, et je les aurai énumérés
tous, à part quelques-uns situés dans le voisinage de La Antigua et dont je m'occuperai un peu plus loin.
Quatre villages existent seulement au nord : ce sont, en dehors de La Oliva et de Las Casillas del Angel, Tetir, situé à 260 mètres d'altitude, et Puerto-Cabras, sur lequel je reviendrai.
Cette vaste région n'est guère fréquentée que par des bergers et ne nourrit pas, d'ailleurs, autant de troupeaux que le sud. Aussi ne doit-on pas s'attendre à rencontrer de chemins à proprement parler. Dans toute l'île, il n'existe pas un tronçon de route. Je dois dire que les sentiers sont assez praticables et n'offrent guère de mauvais pas, lorsqu'on se décide à faire quelques détours pour contourner les montagnes. Les chemins ne sont guère tracés, et chacun se dirige du côté qui lui semble le meilleur. Ce ne sont pas les voyageurs qui pourraient arriver à frayer les sentiers, car, à part ceux qui mènent à Puerto-Cabras, les autres sont rarement fréquentés. Dans le trajet de La Oliva à La Antigua, je n'ai aperçu qu'un seul être humain, au hameau de Tefia. J'aurais cru volontiers que toute cette contrée avait été totalement abandonnée, si mon guide ne m'eût affirmé que quelques habitants continuaient à y vivre.
Les autres êtres vivants ne sont guère plus communs que l'homme. J'ai vu un troupeau sur la montagne de la Muda et un autre troupeau de moutons en face de Chamotistafé. Pas un seul oiseau, pas même un lapin, sauf dans la coulée de lave de La % Oliva. Les lézards eux-mêmes, si abondants dans le reste de l'archipel, semblent fuir cette terre désolée.
A La Antigua, l'aspect change. Sur ce plateau accidenté, situé à 270 mètres d'altitude, on trouve, à 60 ou 80 pieds de profondeur, une nappe d'eau saumâtre qui permet cependant d'arroser les récoltes. Aussi rencontre-t-on, dans cet endroit, une végétation, je ne dirai pas luxuriante, mais qui repose la vue des déserts du nord. On y trouve même des arbres fruitiers, parmi lesquels des figuiers en assez grand nombre et quelques palmiers (fig. 15).
J'ai dit que les habitants de cette ville, située au centre de l'île, irriguaient leurs récoltes. Ils creusent des puits et installent, pour élever l'eau, des norias que tournent des dromadaires. Cette eau n'est pas aussi saumâtre que celle qu'on trouve dans le sud-est; d'un autre côté, le terrain de La Antigua est d'une bonne qualité, et on ne saurait, par conséquent, être surpris que cette localité, malgré son éloignement du littoral, soit devenue le point le plus important de l'île. Ses habitants jouis-
Fig. 15. — Une oasis à Fortaventure.
sent, en général, d'une certaine aisance, chose bien rare à Fortaventure.
C'était à la porte d'une des meilleures maisons de La Antigua que j'étais allé frapper. Elle était habitée par deux frères, célibataires l'un et l'autre ; le plus jeune était âgé de soixante et onze ans. A l'heure où je suis arrivé, ils étaient plongés dans un sommeil dont il me fut difficile de les tirer, et ce fut en maugréant que l'aîné vint m'ouvrir la porte. Après avoir pris connaissance de la lettre que je lui avais remise, ses allures changèrent comme par enchantement. Tout fier d'héberger un
docteur français, il alla annoncer la nouvelle à son frère, qui s'empressa de venir me faire ses offres de services. Dans sa hâte, il n'avait pas pris le temps de se vêtir : un caleçon et une vieille pipe de bois, qui ne le quittait jamais, composaient tout son costume. Celui de l'aîné n'était guère plus recherché : il avait remplacé la pipe par un tricot.
Les deux vieillards s'empressèrent de m'offrir du gofio, du fromage et des figues sèches, les seuls aliments qui composaient leur ordinaire pendant toute l'année. J'avais surtout besoin de repos, et je m'étendis avec une véritable satisfaction sur un lit qui n'avait pourtant rien de moelleux ; dans la même chambre, l'aîné prit place sur un lit de sangles. Cette vaste maison était remplie de récoltes, et je devais m'estimer fort heureux que l'un des habitants voulût bien partager sa chambre avec moi. Malheureusement, il était bavard et d'une curiosité dont rien ne peut donner une idée. Pendant tout le temps que j'ai séjourné dans cette maison, il ne laissa pas passer une nuit sans me questionner jusqu'à minuit ou une heure du matin.
A cette époque de l'année, tous les dromadaires étaient près de la côte, où on les conduit pour n'avoir pas à s'occuper de leur nourriture, lorsque leurs services ne sont pas nécessaires; il me fut impossible d'en trouver un seul. A 5 heures du matin, je partis à pied, accompagné de mon domestique et de plusieurs hommes du pays pour porter les provisions et rapporter les récoltes. Je dirigeai d'abord mes recherches vers Los Valles de Ortega, hameau situé à 6 kilomètres de La Antigua. L;i commence une immense coulée de lave qui va se perdre dans la mer, vers le sud-est : c'est le Malpais grande. Les anciens habitants, qui trouvaient dans cette lave des grottes bien abritées, s'y étaient établis en grand nombre. La marche est des plus pénibles sur ces blocs dont toutes les arêtes sont presque aussi tranchantes que du verre. Pour déblayer les grottes remplies de pierres, il faut un vrai courage; au bout de quelques heures, les mains n'ont plus d'épiderme et le sang coule de toutes parts. J'ai passé un certain nombre de journées dans ce malpais, et je
n'ai pas eu à regretter ma peine; j'y ai rencontré de nombreuses habitations et quelques grottes sépulcrales, qui m'ont fourni des crânes entiers et d'autres ossements humains.
Cette région n'est guère fréquentée aujourd'hui que par des chasseurs et de rares bergers. Il s'y trouve une quantité de lapins telle qu'un homme accompagné de quelques chiens parvient à en tuer, à coups de bâton, jusqu'à deux cents dans une journée. On leur fait une guerre acharnée à cause des ravages qu'ils exercent dans le voisinage. J'ai vu, au milieu du malpais, un coin de terre qu'à force de travail on était parvenu à planter de nopals; dans une seule nuit, les lapins n'en laissèrent pas un debout.
Le propriétaire de ce champ a construit, dans cet endroit, une cabane qu'il avait mise à ma disposition, pour me permettre de déjeuner à l'ombre. A peine y avions-nous pénétré que, des pieds à la tête, nous fûmes couverts de millions de puces ; il nous fallut précipitamment battre en retraite devant ces légions de parasites, dont on ne s'explique guère la présence dans une hutte inhabitée.
A part les lapins et les puces, je n'ai rencontré, dans toute cette coulée de lave, d'autres animaux que quelques coquilles appartenant surtout au genre Helix. Les végétaux, très rares naturellement, sont représentés principalement par des he- diondos, des euphorbes et une plante épineuse désignée sous le nom d'espino, qui abonde dans le voisinage de Las Casillas de Morales, petit hameau situé sur la limite nord-ouest du malpais.
Entre La Antigua et le Valle de Santa Inés, qui se trouve auprès de la côte occidentale, les montagnes sont recouvertes de cendres et de tuf volcanique ; on y rencontre des truffes en si grande quantité, dans certaines saisons, que les habitants les mangent en guise de pommes de terre. Elles sont blanches, un peu molles et n'ont pas, à beaucoup près, le parfum de la truffe du Périgord, tout en étant assez agréables au goût 1.
1. Celte truffe se vend fort bon marché ; j'en ai acheté plus de 4 litres pour J fr. 2o.
Lorsqu'on a passé le hameau de San Isidro et qu'on arrive à San Pedro Alcantara, on trouve, dans le fond du ravin, un petit filet d'eau à peine saumâtre. Malheureusement, les pentes sont très escarpées et le fond du ravin fort étroit. Malgré la canalisation faite pour recueillir cette eau, elle ne peut être utilisée que sur une très petite surface; le reste va se perdre à la mer.
A Santa Inés, j'ai rencontré une grotte sépulcrale qui avait déjà été entièrement bouleversée. Elle est ouverte dans le tuf, et les fragments qui s'étaient détachés de la voûte avaient achevé de briser ce que l'homme n'avait pas détruit.
C'est dans cette région que sont fabriquées la plus grande partie des poteries employées dans l'île. Elles sont beaucoup plus solides et moins grossières que celles de Lancerotte, bien qu'elles soient aussi façonnées à la main. Elles ressemblent considérablement, à part certaines formes spéciales, à celles de la Grande Canarie et de Ténériffe. Comme dans ces deux îles, on les polit à l'aide de pierres roulées, et on leur donne, à l'extérieur, un certain brillant au moyen d'un mélange d'urine et d'huile de poisson.
Après avoir exploré tous les environs de La Antigua, je me mis en route pour Santa Maria de Betancuria, l'ancienne capitale, fondée par Jean de Béthencourt. Il suffit de traverser une montagne à versants très escarpés pour passer d'une localité à l'autre. Cette montagne produit une grande quantité de ficoï- dées, plantes à feuilles épaisses, remplies d'un liquide aqueux qui renferme beaucoup de soude. Jusqu'au sud de l'île, les plantes de cette famille sont très nombreuses ; il y a peu d'années encore, on en retirait des quantités considérables de soude qui faisait l'objet d'un commerce important. L'extraction de ce produit est des plus simples : on se contente de brûler les plantes, après les avoir séchées, et d'arroser les cendres d'eau en les tassant à l'aide d'un pilon.
Le prix de cette denrée a baissé dans des proportions énormes et la soude de Fortaventure, autrefois si recherchée, ne trouve
plus de débouchés. Les insulaires, si peu ingénieux lorsqu'il s'agit d'industrie ou même d'agriculture, ont exercé leur intelligence à trouver des procédés de falsification, et ils ont réussi ; l'un des plus employés consiste à emprisonner des pierres au milieu des blocs. Les falsificateurs ont tué cette branche de l'industrie indigène et ont ruiné en même temps une foule de malheureux qui fabriquaient consciencieusement leur soude et qui, malgré son bas prix, en tiraient encore une rémunération raisonnable.
CHAPITRE VI
FORTAVENTURE (FIN).
Santa Maria de Betancuria. — Rio Palmas et La Pefia. — Une série de miracles. — Pâjara. — Chilegua et la montagne du Cardon. — Jandia ; mœurs primitives de ses habitants. — De Matas-Blancas à Tuineje. — Le plâtre; la tonte des chameaux. — Retour à La Antigua. — Puerto-Cabras.
Santa Maria de Betancuria est une bien pauvre capitale ; elle compte à peine 400 habitants. Située au fond d'un grand ravin, entourée de montagnes élevées, elle possède une très petite étendue de terrains cultivés ; mais, en revanche, elle renferme deux édifices que les indigènes montrent avec orgueil aux étrangers : l'église et le couvent des franciscains. L'église n'a d'autre intérêt que son ancienneté; le couvent, au contraire, a toute une histoire. Fondé par Diego de Herrera, l'un des pacificateurs de l'île, il contient les restes de son fondateur. Saint Diego de Alcalâ a été pendant quelque temps le gardien du monastère ; de nombreux miracles se sont opérés pendant le séjour de ce personnage à Fortaventure et après son départ. Un jour, le saint, en mangeant une datte d'un palmier voisin du couvent, se fit mal à une dent; Dieu, pour éviter que le fait ne se répétât, fit produire au dattier des fruits sans noyaux. Saint Diego ouvrit un puits dont l'eau guérit tous les malades qui en boivent. Lorsque, pour prier, il se retirait dans une grotte située à proximité du monastère, il devenait si lumineux que les voisins se figuraient que tous les rochers étaient en feu. Il communiqua à la poussière de la grotte des propriétés merveilleuses : une petite quantité, répandue sur le sol, fertilise les terrains les plus stériles. Un jour que les Maures venaient de faire irruption à Fortaventure, un croyant jeta en l'air une poignée de cette
poussière et, aussitôt, s'éleva une brume si intense que les mécréants se retirèrent sans avoir pu apercevoir un chrétien.
Je n'en finirais pas si je voulais rapporter toutes les merveilles qui m'ont été racontées. Le chœur, les grilles et un dortoir du couvent fabriqués par les propres mains du saint ne purent me retenir longtemps à Betancuria. J'avais fini par trouver un chamelier, et, après avoir visité le Castillo de Lara, sorte de forteresse naturelle où je fis une bonne récolte minéralo- gique, je me mis en route pour Rio Palmas.
Un peu au-dessous de Santa Maria de Betancuria apparaît, dans le fond du ravin, un mince filet d'eau, qui grossit au fur et à mesure qu'on descend ; c'est ce qu'on appelle, un peu prétentieusement, la rivière des Palmiers (Rio Palmas). Encaissée, la fameuse rivière mesurait, dans le hameau de ce nom, 35 centimètres de largeur et 6 à 8 centimètres de profondeur. Ce serait pourtant une richesse pour cette région s'il y avait des terrains susceptibles d'être arrosés. Malheureusement, il n'existe, de chaque côté, qu'une étroite bande de terre qui ne se prolonge pas loin ; les récoltes qu'elle donne suffisent à peine à nourrir la population qui vit dans les trente maisonnettes de Rio Palmas. Le paysage est toutefois assez gai et fort imposant : des palmiers, des caroubiers, des arbres fruitiers de toutes sortes, croissent au fond du ravin; de chaque côté, se dressent de hautes montagnes parmi lesquelles il en est qui dépassent 500 mètres d'altitude. Les deux chaînes qu'elles forment se resserrent de plus en plus; elles rejoignent presque leurs parois verticales à l'endroit désigné sous le nom de la Peiia. C'est une étroite gorge qu'on franchit sur d'énormes rochers complètement polis par les eaux. Ce site est, assurément, un des plus pittoresques que j'aie rencontrés à Fortaventure.
Les montagnes de Rio Palmas sont bien intéressantes au point de vue archéologique : elles renferment des grottes sépulcrales et, sur le sommet, ces ruines d'habitations que j'ai déjà signalées; elles se composent d'énormes blocs entassés avec ordre les uns sur les autres. Ces constructions, désignées
encore sous le nom de Castillos, sont, sans doute, ces « plus fors chastiaulx que on puisse trouver nulle part », dont parlent les chroniqueurs de Béthencourt.
Les maisons modernes ne valent pas, à coup sûr, ces anciennes habitations. Celle où j'avais reçu l'hospitalité se composait de deux uniques pièces, avec la roche pour parquet, et un toit qui laissait passer de toutes parts l'air et la lumière. Dans l'une des deux chambres étaient entassés les objets les plus disparates; dans l'autre, deux lits et des images de sainteté constituaient tout l'ameublement. Mais les pauvres gens qui vivaient dans cette modeste demeure étaient les plus hospitaliers qu'on pût rencontrer; j'ai su, depuis, que la mère et la fille, pour ne pas me laisser coucher sur le sol, avaient passé les nuits il la belle étoile; une meule de paille leur avait tenu lieu du lit que j'occupais.
Mon hôte m'accompagna jusqu'à la Pena; il ne voulait me quitter qu'après m'avoir vu franchir cette gorge qu'on appelle, avec juste raison, le Mal Paso (le Mauvais-Pas). Il voulait aussi me montrer deux merveilles qui existent dans cet endroit : la Vierge de la Pena et l'empreinte du pied de san Diego. D'après la tradition, la Vierge fut découverte dans des circonstances qui méritent d'être rapportées. Le frère Juan de San Torcaz, compagnon de Diego de Alcala, était allé chercher dans ces parages quelques plantes médicinales. Le lendemain, comme il n'avait pas reparu au couvent, tous les moines se mirent à sa recherche et le trouvèrent au fond d'un trou rempli d'eau, la tête sous le liquide ; son chapeau seul émergeait. Quant à lui, il était tranquillement à genou, tenant son bréviaire à la main. On le retira de cette position critique, sans qu'il eût souffert de cette submersion et sans qu'un fil de ses vêtements eût été mouillé. Il raconta alors qu'il avait entendu, toute la nuit, une musique céleste au sein d'un rocher qu'il indiquait et qui émettait des rayons lumineux. On fit sauter la roche et, au milieu, on trouva une petite statue de pierre blanche représentant la Vierge tenant son enfant dans les bras. C'est la cavité dans
laquelle aurait été rencontrée la statuette que voulait me montrer le brave homme.
Le jour où la Vierge fut retirée de son rocher, san Diego, selon les uns, le frère Juan de San Torcaz, d'après les autres, laissa, en passant sur les roches, l'empreinte de son pied. Les eaux ont beau user le rocher, la tache persiste, et je l'ai vue de mes propres yeux. Il est vrai qu'elle ressemble autant à un pied qu'à toute autre chose, et que je n'ai observé qu'une tache produite, très probablement, par une infiltration d'oxyde de manganèse qui forme, sur beaucoup de roches de la Pella, des den- drites, qu'on regarde aussi comme des images miraculeuses.
Mon chamelier était dans le ravissement : il fit, en passant, ses dévotions et il continua son chemin avec la certitude qu'il ne nous arriverait aucune fâcheuse aventure, ni à nous ni à sa bête, une magnifique femelle qui devait bientôt mettre bas. Il l'avait déjà munie d'une amulette : c'était l'extrémité d'une corne de bouc noir, qu'il avait suspendue au licol, après y avoir tracé cinq croix. Convaincu que notre pèlerinage à Notre-Dame de la Pena rendait le talisman inutile, il consentit à s'en dessaisir en ma faveur. Il faillit en résulter un malheur : en passant au-dessus du pied de san Diego, la chamelle glissa et envoya rouler au fond du ravin le carafon qui contenait ma provision de vin. Le voyage se termina cependant sans autre anicroche.
Après avoir traversé de nombreuses collines et des ravins arides, nous aperçûmes quelques maisons, des puits et des fours à chaux. Nous arrivions à PÚjara. Les habitants avaient été prévenus, je ne sais comment, de mon arrivée, et un excellent homme, don Pedro Brito, avait posté, tout le long du chemin, des sentinelles qui avaient la consigne de me mener tout droit chez lui. Je reçus là la plus large hospitalité : il mit à ma disposition une maison tout entière ; il m'envoya une cuisinière avec des poules, des œufs, un mouton qu'il avait fait tuer pour moi, des pommes de terre, du pain, etc., etc. Il y avait quelque temps déjà que j'étais privé de tous ces aliments et ce fut avec une véritable satisfaction que je les vis paraître. Don Pedro
Brito fait grandement les choses ; lorsque je partis de PÚjara pour me rendre à Chilegua, il me fit accompagner par un guide, ancien sergent de l'armée, et chargea une bête de provisions de toutes sortes. Il savait bien que les sentiers sont souvent périlleux et toujours difficiles à trouver; il n'ignorait pas non plus que, dans le sud, il n'est pas facile de se procurer des vivres, et il tenait à me faciliter le voyage autant qu'il était en son pouvoir de le faire.
Si j'ai parlé des bons procédés de don Pedro Brito, ce n'est pas seulement pour lui donner un faible témoignage de ma gratitude ; c'est encore pour peindre les habitants de Fortaven- ture. Francs, généreux, hospitaliers, ils accueillent à bras ouverts les étrangers et, si j'ai eu à signaler quelques exceptions, je dois dire qu'il s'agissait de gens qui n'étaient pas nés dans l'île.
Je ne décrirai pas le village de Pajara, ni le hameau de Toto qui en dépend, et qui est situé un peu plus haut, au fond d'un ravin. Ce n'est pas un village bien florissant, quoiqu'il possède quelques puits saumâtres. La quantité d'eau qu'on en retire est loin de suffire pour irriguer les terrains en culture ; ils ne produisent d'abondantes moissons que dans les bonnes années. Les environs sont absolument brûlés et offrent l'aspect le plus désolé qu'on puisse imaginer. J'ai pu me procurer, au Llano del Sombrero, un des plus beaux vases anciens que j'aie recueillis dans cette île : c'est un vase à fond à peu près plat, orné de lignes en creux et de mamelons disposés par groupes de deux. La graisse qu'il avait contenue en avait assuré la conservation.
Au delà de Pajara, le pays devient de plus en plus désert et aride. Sur une étendue de 16 ou 18 kilomètres, on ne rencontre que trois cabanes de bergers, à Tesejerague. Et, pourtant, on voit de tous côtés de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres; mais les pasteurs ne craignent pas de parcourir de grandes distances pour rentrer chez eux. La plupart du temps, d'ailleurs, ils passent les nuits dehors ; leurs femmes vont cher-
cher le lait qu'elles transforment immédiatement en fromage.
Le terrain est beaucoup plus accidenté que dans le nord ; il faut souvent longer de véritables précipices. Mon guide, un brave, cependant, mettait pied à terre pour franchir les mauvais pas, tandis que je montais sur mon dromadaire; j'avais remarqué que, dans tous les endroits difficiles, l'animal ne faisait pas le moindre faux pas, et je n'eus qu'à me féliciter de m'être fié à lui.
En gravissant les montagnes qui se trouvent au nord de Chi- legua, nous rencontrâmes, dans un ravin, quelques nappes d'eau qui se trouvaient là bien à propos ; notre provision était épuisée depuis quelque temps. Nous eûmes une cruelle déception; l'eau du ravin était plus salée que l'eau de mer. Il fallut prendre patience et se rafraîchir au moyen du tabac de Virginie.
Avant d'atteindre la halte, nous passâmes au pied d'une chapelle qui a une singulière origine. Il n'y a pas de longues années, un curé prétendit avoir eu une apparition : la Vierge lui avait révélé qu'une image miraculeuse se trouvait sous une pierre, dans un endroit qu'elle lui avait désigné. Le prêtre réunit ses ouailles et fit enlever, l'une après l'autre, toutes les roches qui recouvraient le site indiqué. Ce travail fut couronné de succès : en arrivant au sommet de la montagne, on rencontra, sous un bloc, une image d'Ëpinal représentant une madone. Il s'agissait évidemment d'un miracle, et, sur-le-champ, les fidèles se mirent à l'œuvre pour édifier la petite chapelle qu'on voit aujourd'hui.
Chilegua n'est pas une commune, mais un simple petit hameau situé au pied de la montagne du Cardon. Il comprend une dizaine de véritables huttes et une belle maison d'habitation qui tombe aujourd'hui en ruines. Toute cette propriété appartient à don Juan Manrique, qui y vient bien rarement et qui laisse à un majordome le soin de la diriger. Il serait facile, cependant, d'en tirer parti; des montagnes voisines sortent quelques filets d'eau de bonne qualité que l'on conduit dans deux réservoirs où elle ne reste guère, les murs la laissant filtrer aussitôt qu'elle
entre. Aussi, à part un petit coin qu'on arrose, tout le bas est complètement brûlé par le soleil.
Je m'installai dans la maison du maître et commençai mes excursions dans les montagnes voisines. Celle du Cardon mesure 683 mètres d'altitude; ses pentes, très abruptes au nord, à l'ouest et à l'est, sont beaucoup plus douces du côté de l'isthme qui relie la grande terre à la presqu'île de JandÍa. Un énorme monolithe, désigné sous le nom de Sancerro, semble une gigantesque forteresse. Un autre rocher, le Castillo, offre à son sommet une sorte d'édifice naturel qui a servi aux cérémonies du culte des anciens habitants. Dans tout le voisinage, d'innombrables grottes ont servi de demeures ou de cimetières aux vieux insulaires. Situées dans des endroits fort escarpés, on ne peut les explorer qu'avec de grandes précautions. J'ai pratiqué des fouilles dans un grand nombre d'entre elles et j'ai eu la bonne fortune de voir s'augmenter sensiblement mes collections. Ce ne fut pas sans peine que j'obtins ces résultats : un jour encore je fus enfermé, avec mon domestique, dans une de ces grottes, par suite de l'éboulement d'un bloc si volumineux que les hommes restés en dehors ne purent le retirer. Il leur fallut, pour nous dégager, aller chercher du renfort à Chilegua. Mais ces misères sont vite oubliées, lorsqu'on atteint le but que l'on poursuit.
Je vis, dans cette localité, les premiers pigeons sauvages que j'eusse rencontrés à Fortaventure. Ils viennent en grand nombre se désaltérer aux sources de la montagne. Cette eau, qui suinte de tous les côtés, entretient, dans une certaine zone, une humidité qui permet à beaucoup de plantes de pousser; une sorte de cul-de-sac était entièrement couvert de chrysanthèmes, dont les fleurs blanches faisaient un singulier contraste avec les tons noirs des roches qui couronnent les hauteurs environnantes. Ce n'est pas que la végétation soit luxuriante, mais le paysage n'a plus cet air désolé de la région que nous venions de parcourir depuis Pajara. Une quinzaine de dromadaires, paissant en toute liberté, animaient le tableau. Les pauvres bêtes étaient
toutes atteintes de la teigne et, de près, elles offraient un aspect vraiment repoussant : c'était un tableau qu'il fallait contempler de loin.
Les montagnes de Chilegua nourrissent une grande quantité de chèvres et de moutons qui rapportent peut-être plus que la propriété elle-même. Tout le lait des brebis et des chèvres est converti en fromage, qui est expédié à la Grande Canarie. La fabrication en est des plus simples : aussitôt après la traite, le lait est coagulé au moyen de présure ; on l'introduit alors dans des formes, composées de simples lamelles de bois enroulées en cercle que l'on place sur une planchette. On presse avec les mains le lait caillé jusqu'à ce qu'il ait rendu tout son petit lait et que le fromage soit bien consistant. 11 ne reste plus qu'à le frotter de sel et à le laisser sécher. Une fois sec, il devient si dur qu'il faut souvent un marteau ou une pierre pour le rompre. C'est de la même façon que se préparent presque tous les fromages qui se fabriquent dans l'archipel Canarien. A Fortaven- ture, on lui fait fréquemment subir une préparation supplémentaire : lorsqu'il est à moitié sec, on le frotte, à l'extérieur, avec une terre argileuse qui lui communique une couleur peu appétissante. Cette pratique a, sans doute, pour but de l'empêcher de trop durcir.
A une faible distance de Chilegua se termine la grande île ou terre de Majorata; aussitôt qu'on a tourné la Montana del Cardon, on aperçoit un isthme bas, de 6 milles de longueur sur 2 milles et demi de largeur : c'est l'isthme de La Pared, ainsi nommé parce qu'il était barré, au nord, par une immense muraille, qui divisait les royaumes de Majorata et de Jandia. Les deux rois vivaient rarement en bonne intelligence, et cette muraille les protégeait mutuellement contre les agressions de l'ennemi. Aujourd'hui encore, la même inimitié subsiste entre les Majo- reros et les pasteurs de la presqu'île de Jandia; la muraille persiste virtuellement, et dès que quelques têtes de bétail la franchissent, elles sont immédiatement capturées par les voisins.
L'isthme de La Pared s'est assurément formé à une époque relativement récente; jadis, Jandia formait un îlot complètement séparé de Fortaventure ; des éruptions volcaniques comblèrent le détroit qui existait entre les deux. La lave a été petit à petit recouverte par du sable marin, qui forme, sur une étendue de Si kilomètres carrés, un nombre incalculable de petites dunes. Vus de loin, ces monticules donnent l'illusion de buissons blanchâtres, et cette apparence a fait donner à l'isthme de La Pared le nom de Matas Blancas (les Buissons blancs), qui est aussi fréquemment employé que le premier.
La presqu'île de JandÍa renferme les plus hautes montagnes de Fortaventure : les Oreilles d'âne (Orejas de Asno) ne mesurent pas moins de 844 mètres d'altitude. Une chaîne, qui se dirige d'abord au sud-ouest, puis directement à l'ouest, la parcourt dans toute son étendue; de nombreux contreforts, beaucoup de pics isolés, achèvent de faire de cette région la partie la plus accidentée du nord de l'archipel. Aussi n'est-elle guère susceptible de culture et n'y voit-on qu'une seule propriété, très vaste, il est vrai, mais fort peu productive : c'est la Dehesa de Jandia.
Une telle presqu'île ne peut nourrir beaucoup d'habitants. En dehors des gens occupés aux travaux de la Dehesa et des gardiens du phare situé à l'extrémité sud-ouest, on ne rencontre que quelques pasteurs. Pas un village, pas un hameau n'existent à Jandia. Lorsqu'une personne meurt, on la ficelle solidement sur un dromadaire et on lui fait parcourir de cette façon 40 à 50 kilomètres pour venir l'inhumer à Pàjara. De distance en distance, on laisse reposer la bête, et, pendant les haltes, les assistants confectionnent une petite croix en bois qu'ils plantent sur la montagne (fig. 16). Comme ces haltes ont toujours lieu aux mêmes endroits, on pourrait, par le nombre des croix, savoir celui des morts qui ont été transportés à Pajara, si le temps ne faisait disparaître ces emblèmes. Je dois dire que, plus d'une fois, pour éviter cette corvée, on se contente d'enterrer le défunt dans une grotte, comme le faisaient jadis les Guanches,
dont les habitants de JllndÍa ont conservé presque toutes les coutumes. Je plains les anthropologistes de l'avenir : lorsqu'ils viendront chercher, dans les grottes de cette presqu'île, les restes des insulaires d'autrefois, il leur arrivera infailliblement de déterrer quelque berger mort à notre époque.
Tout le sud-est de la grande terre est absolument désert ; il ne comprend que des pentes rocailleuses qui offrent par-ci par-là quelques herbes rachitiques et quelques broussailles,
Fig. 16. — Un enterrement à Fortaveuture ; halte du cortège sur une montagne.
dans lesquelles fait son nid un joli petit oiseau du Maroc et de la côte du Sahara, le githagine (Erythrospiza githaginea). Quelques outardes fréquentent aussi ces parages, où elles ne sont troublées dans leur quiétude que par de rares pasteurs. De sentiers, il n'en existe guère : souvent, croyant suivre la bonne voie, nous trouvions le chemin barré par un mur et il nous fallait faire de grands détours ou bien ouvrir, pour le dromadaire, un passage dans ces entourages qui ne servent qu'à limiter quelques maigres pâturages.
Il serait cependant possible de cultiver certains points. De
ce côté encore, la montagne du Cardon laisse suinter quelques filets d'eau qui, bien aménagés, pourraient servir à arroser les récoltes. De distance en distance, on rencontre, dans un creux de rocher, une petite flaque d'eau. A Tamaretilla, on a essayé d'utiliser, pour l'arrosage, les petites sources d'une montagne voisine; mais ce n'est plus l'eau douce de la montagne du Cardon; elle est même tellement saumâtre, qu'elle tue les récoltes au lieu de leur redonner de la vie.
Jusqu'aux abords de Tuineje, il en est de même, et on ne rencontre, dans cette région, que deux petites oasis : San Andres et La Florida.
J'ai trouvé dans cette partie un site des plus pittoresques, et pour jouir eplus longtemps du spectacle que j'avais sous les yeux, je fis décharger les vivres et m'installai sur le sol, pour déjeuner. C'est un peu au nord de la montagne du Cardon, dans un endroit désigné sous le nom de La Cruz. Une maison, entourée de quelques lopins de terre cultivée, s'élève au-dessus du sentier qui conduit à Tuineje. En bas s'étend un vaste ravin limité, ici par des rochers basaltiques taillés à pic, là par des roches recouvertes de tuf ou de cendres volcaniques ; plus loin, des trachytes, des scories de toutes sortes, des cônes variés, parfois recouverts de sable noir, étalent sous les yeux du voyageur une riche collection minéralogique. Près de nous, au pied d'un énorme bloc de basalte, s'étendait une sorte d'esplanade, au milieu de laquelle se trouvait une citerne naturelle. Un berger en tirait de l'eau pour abreuver ses troupeaux, qui arrivaient de tous côtés, pendant que sa femme, entourée d'enfants complètement nus, lui pétrissait son gofio. Pour compléter le tableau, une ânesse accompagnée de son ânon et plusieurs douzaines de chameaux de tous sexes et de tous âges arrivaient de la côte, où les avaient lâchés leurs propriétaires, pour réclamer leur part de liquide. J'ai vu là un petit dromadaire, âgé de trois jours seulement, qui gambadait autour de sa mère. A cet âge, ils sont aussi gracieux qu'ils seront laids plus tard.
Ce fut presque avec regret que je quittai ce lieu, pour m'en-
gager dans les montagnes et les vallées stériles qui se déroulaient à perte de vue devant nous. Pour me distraire, mon chamelier se mit à me déclamer des vers et à me narrer des contes orientaux tirés des Mille et une nuits. C'était un lettré, mon conducteur; il savait lire et écrire; il avait été brosseur d'un capitaine et il avait appris par cœur les livres que lui prêtait son chef. Serviable, dévoué, il se serait sacrifié pour moi au bout de quelques jours. Beaucoup moins apathique que la plupart des Canariens, il m'aidait dans mes recherches et piochait avec ardeur dès qu'il avait aperçu, dans une grotte, un fragment d'os ou le moindre tesson de poterie. Il n'avait pour tout avoir que son dromadaire, et il tâchait avec cela de nourrir sa famille. Il lui fallait souvent remplacer le gofio de blé par le gofio de cosco, mais il ne se plaignait pas tant qu'il pouvait donner la becquée à ses enfants. Un grand nombre de malheureux sont dans le même cas que lui, et, dans les années de sécheresse, on les voit recueillir le cosco (Mesembryanthemum nodiflorum) non pas pour en extraire de la soude, mais bien pour en ramasser les graines, aussi menues que des graines de pavot. En ne perdant pas son temps, un homme peut en récolter environ 2 litres dans une journée. On bat les capsules, on trie les graines en les faisant passer à travers un crible fin, et on les torréfie. Pilées ensuite dans un mortier, elles donnent une farine qui, pendant des mois, est la seule nourriture de centaines d'êtres humains.
Nous arrivâmes à Tuineje après le coucher du soleil. C'est un village presque aussi important que La Antigua, mais, malgré tout, je craignais de ne pas trouver facilement un gîte, les habitants jouissant d'une mauvaise réputation dans toute l'île. Mes craintes ne se réalisèrent pas ; je fus reçu avec empressement dans la première maison où j'allai frapper.
La localité renferme un certain nombre de puits d'eau sau- mâtre. On y trouve abondamment du sulfate de chaux, dans des couches qui comprennent en même temps de l'argile et des scories volcaniques. Le sulfate de chaux de Tuineje se rencontre toujours en fragments peu volumineux, très brillants et se divi-
sant en minces lamelles, comme le talc ou le mica. Il est cuit dans des fours des plus primitifs et expédié dans tout l'archipel. C'est de Tuineje que vient presque tout le plâtre qui est employé dans les îles Canaries.
Je recommençai, sans grand succès, mes recherches dans le malpais. Je me dirigeai alors vers les montagnes qui séparent Tuineje de Toto et qui ne sont que le prolongement de la montagne du Cardon. Là, encore, existent de petites sources d'eau douce qui se tarissent l'été; à environ 400 mètres d'altitude, j'ai pu boire une excellente eau qu'on avait recueillie dans une profonde citerne. De nombreux individus vivaient, avant la conquête, dans les grottes de ces montagnes, où ils trouvaient plus de ressources que dans la coulée de lave qui couvre le fond de la vallée.
J'ai vu, à Tuineje, pratiquer la tonte des dromadaires. Tous les ans, à pareille époque, on réunit dans un vaste cirque, entouré d'un petit mur, tous les dromadaires de la commune que leurs propriétaires avaient lâchés à la côte ; ils sont au nombre de deux cent cinquante ou trois cents. Pour s'emparer de celui qu'on veut tondre, on lui donne la chasse comme je l'avais vu faire à Correlajo : des hommes vigoureux le jettent à terre et lui attachent, avec une corde, les pattes de devant. On laisse à tous les animaux le poil qui recouvre leur bosse et celui qu'ils portent sous le ventre. Le jour où se pratique cette opération est un jour de fête; le village tout entier était réuni autour du cirque, et il me fut impossible de trouver un guide qui voulût renoncer à un spectacle aussi attrayant.
Mon hôte de Tuineje voulut m'accompagner jusqu'en vue de La Antigua. Nous traversâmes l'important hameau de Tiscama- nita, et nous nous engageâmes dans un ravin étroit où coule un petit ruisseau d'eau douce. Nous arrivions bientôt à l'endroit où ce filet d'eau prend naissance, et qu'on désigne sous le nom de Agua de Bueyes. Si cette localité possédait une plus grande étendue de terre cultivable, ce serait le plus riche coin de l'île. Il y existe une jolie propriété,plantée d'arbres nombreux et d'une
grande variété de plantes d'ornement; dans tout le reste de Fortaventure, je n'ai vu aucune autre propriété qui pût lui être comparée.
Après avoir gravi une dernière montagne, nous aperçûmes, it 6 kilomètres environ, la ville de La Antigua. C'est là que j'avais envoyé toutes mes récoltes du sud, et j'y venais de nouveau pour procéder à leur emballage et les expédier à Puerto- Cabras.
Les deux vieillards qui m'avaient hébergé pendant plusieurs jours m'accueillirent avec de grandes démonstrations de joie; il semblait que je fisse partie de la famille.
Je ne séjournai cette fois, à La Antigua, que le temps nécessaire pour emballer mes objets et satisfaire la curiosité de mes hôtes. Il me fallut leur raconter jour par jour l'emploi de mon temps, et ils ne pouvaient arriver à comprendre qu'un caballero (un monsieur) pût s'exposer à de telles fatigues et à de tels périls dans le seul but d'acquérir quelques connaissances. Ils pleurèrent lorsque mon chamelier leur dit que j'avais été prisonnier dans une grotte dont l'entrée avait été obstruée par un éboulement ; ils voulaient obtenir de moi la promesse de ne plus commettre de pareilles imprudences.
Mais ce qui les intéressa plus que tout le reste, ce furent les renseignements que je leur donnai sur l'état des récoltes. Ils furent presque joyeux d'apprendre que les autres localités étaient plus mal partagées que La Antigua ; ils entrevoyaient déjà la possibilité de vendre leurs grains à un prix élevé ; quelques onces d'or allaient venir s'ajouter à celles qu'ils possédaient.
Au fond, c'étaient pourtant de braves gens, et ce ne fut pas sans une certaine émotion que, le lendemain, je prenais congé d'eux.
Le chemin qui conduit à Puerto-Cabras est des plus accidentés. Une foule de petites chaînes de montagnes, séparées par des ravins profonds, courent vers la mer. Cette partie de Forla- venture, tout en ne possédant pas d'eau, offre, cependant, un
certain nombre de points cultivés. Autour des hameaux de Tri- quinijate et de Teguate, j'ai même vu les plus belles récoltes que j'aie rencontrées dans toute l'île. Mais, lorsqu'on approche de Puerto-Cabras, les terrains incultes, arides, reparaissent, et on n'apèrçoit plus la moindre verdure.
A mi-chemin, je m'étais arrêté plusieurs heures pour rechercher, dans le ravin de Bajamanga, une grotte qui m'avait été signalée. Je finis par la découvrir, mais le sol en avait été complètement remué. Elle avait servi de sépulture aux anciens habitants, comme le démontraient les nombreux ossements brisés, éparpillés de tous les côtés. Malgré toute la p-eine que je me donnai, je ne rencontrai pas un seul crâne. Mon travail ne fut pas entièrement perdu; dans un coin, autour des vertèbres cervicales d'un cadavre dont la tète et les membres "avaient disparu, je trouvai un beau collier composé de vingt-neuf rectangles taillés dans des coquilles marines et percés chacun d'un trou au centre. C'est le plus beau spécimen de collier de ce genre que l'on connaisse jusqu'à ce jour.
A mon arrivée à Puerto-Cabras, une agréable surprise m'attendait : je trouvai, chez don Ramon Castaneyra, un négociant qui a sauvé de la destruction un grand nombre d'objets anciens, des lettres de ma famille que j'avais laissée à la Grande Canarie. Depuis mon départ d'Arrecife, je n'avais pas reçu de ses nouvelles, ce qui se conçoit facilement étant donné le manque absolu de communications d'un point avec l'autre. Dans le sud de Lancerotte et dans toute l'île de Fortaventure, le voyageur est aussi isolé que sur le haut Sénégal ou le haut Congo.
Puerto-Cabras possède un hôtel où je m'installai en attendant la goélette qui devait me ramener à la Grande Canarie. Dire que je m'y trouvai seul serait presque superflu; dans toute l'année, l'hôtel n'héberge pas dix voyageurs. J'eus vite fait de visiter la ville; elle compte actuellement de 600 à 700 habitants. Bâtie sur un des points les plus arides, elle ne doit sa prospérité relative qu'à la baie qui s'étend à ses pieds. C'est, en effet, la meilleure de toute l'île ; saine partout, avec des fonds de sable
fin et de coquilles, elle offre aux navires un abri contre les vents du sud, de l'ouest et du nord ; elle devient dangereuse par les vents de nord-est, d'est et de sud-est, à cause des roches qui forment la côte. La ville est l'entrepôt de Fortaventure; c'est là qu'on débarque les marchandises à destination des localités du nord aussi bien que de celles du sud ; c'est là aussi qu'arrivent toutes les denrées destinées à l'exportation.
L'île que nous venons de parcourir, si aride aujourd'hui, qu'on n'y trouve pas un arbre en dehors de ceux, peu nombreux d'ailleurs, qu'on y cultive avec de grands soins, renfermait, dit-on, avant la conquête, des bois composés surtout de bruyères arborescentes (Erica arborea), dont on ne voit plus aucun vestige. Actuellement, elle produit bien peu de végétaux, et c'est à peine si elle peut nourrir la population de ses huit communes, quoique cette population ne soit que de 11 590 habitants, moins de 7 habitants par kilomètre carré !
Les gens de Fortaventure ressemblent à ceux de Lancerotte par les mœurs et le costume; ils s'en distinguent par le type physique. Il n'est pas rare de rencontrer dans cette île des hommes de haute taille, dépassant souvent lm,75, qui, par leur physionomie et les caractères de leur crâne, rappellent singulièrement les anciens Guanches.
CHAPITRE VII
LA GRANDE CANARJE.
Les contours ; le port de refuge. — Las Palmas, la ville la plus importante de l'archipel. — L'isthme de Guanarteme. — La Luz et La Isleta. — Tama- raceite. — San Lorenzo. — Arucas ; l'eau ; les fabriques de sucre. — Les sources et la végétation à Firgas et à Doramas. — Site pittoresque. — Guia et Galdar.
La Grande Canarie, située à l'ouest-sud-ouest de Fortaven- ture, est séparée de celle-ci par un canal de 83 kilomètres de large. C'est une île presque circulaire qui mesure, de diamètre, 50 kilomètres, aussi bien du nord au sud que de l'est à l'ouest. Au nord-est, un îlot volcanique, La Isleta, est aujourd'hui relié à l'île principale par un isthme de sable marin qui s'est accumulé sur un banc de roche, que la mer recouvrait naguère d'une faible nappe d'eau.
Les côtes, bordées en général de hautes falaises, sont assez régulières; on rencontre pourtant un certain nombre de caps, qui sont les pointes de Ginamar, de Melenara, de Gando, de Tenefe, de Las Salinas, sur la côte orientale; celles de Maspa- lomas, de Taozo et de Mogan, au sud ; celles del Descojonado, de La Aldea et de Sardina, à l'ouest, enfin les pointes de Gua- ranigua et del Sombrero, sur la côte septentrionale. De nombreuses petites baies se trouvent à chaque pas ; les seules qui méritent une mention sont celles de La Luz et du Confital, entre La Isleta et la grande terre ; celle de Gando, sur la côte ouest; celles de Taurico et de Tasartico, dans le sud-ouest, et la baie ou port de Galdar, au nord-ouest. Les trois premières et la baie de Galdar sont celles qui offrent les meilleurs abris aux navires ; celle de Gando présentait pourtant des dangers
à cause d'un rocher situé à la pointe septentrionale. La mer brise sur ce rocher et le signale par conséquent aux navigateurs ; je n'en ai pas moins vu quatre beaux paquebots se perdre dans cet endroit. Il paraît qu'avec un peu de bonne volonté, on pouvait faire naufrage à Gando. Dans un avenir prochain, la chose ne sera plus permise : on va placer sur la roche une énorme balise en fer, qui signalera l'écueil aux navires.
C'est à don Fernando de Leon y Castillo, ambassadeur d'Espagne à Paris, et à son frère, don Juan, ingénieur en chef des ponts et chaussées, que la Grande Canarie devra ce nouveau progrès. Ces deux hommes, qui veulent faire de leur pays natal le meilleur point de relâche de l'archipel, pour les marins qui fréquentent ces parages, ont fait décréter la création d'un lazaret à Gando, et il était nécessaire que la baie fût facilement accessible. Ils avaient déjà obtenu la construction d'un port de refuge dans la belle baie de La Luz, et d'un nouveau phare à la pointe de Maspalomas, la plus méridionale de l'île'; la balise de Gando achèvera de donner satisfaction aux plus exigeants.
Le port de La Luz n'est plus à l'état de simple projet, il peut déjà abriter les navires du plus fort tonnage, qui trouvent là toutes les facilités pour se ravitailler. Situé dans une position exceptionnelle, à 5 kilomètres de la capitale de l'île, à laquelle il est relié par une route plane, incessamment sillonnée par des voitures, ce port est appelé à un grand avenir. C'est d'ailleurs le seul point des Canaries où, en cas de mauvais temps, les navires puissent trouver un abri sûr.
S'il est une île de l'archipel qui mérite le nom de Fortunée, c'est assurément la Grande Canarie. Elle ne possède ni le fameux pic de Teyde, ni les forêts de Las Mercedes et de l'Agua Garcia, dont je parlerai lorsque j'arriverai à Ténériffe; mais, en dehors de cela, elle n'a rien à envier à celle-ci, et, à beaucoup d'autres points de vue, elle lui est infiniment supérieure.
i. Il eu existe un depuis longtemps, au nord, sur La Isleta.
Fig. 17. - Las Palmas, d'après une vue prise des hauteurs qui dominent la ville.
Il me serait difficile de faire accomplir au lecteur un voyage à travers les mille soixante-cinq villes, bourgs, villages et hameaux que renferme la Grande Canarie; je ne pourrai parler que des localités les plus importantes. Ce grand nombre de centres de population s'explique par ce fait que l'île est relativement la plus peuplée de toutes : ses 89 980 habitants sont répartis sur une superficie de 1 376 kilomètres carrés, soit, en moyenne, plus de 65 habitants par kilomètre.
La capitale, Las Palmas, compte, d'après les chiffres officiels du recencement de 1879, une population de 17 069 âmes, mais ce chiffre est bien au-dessous de la réalité. Pour des raisons fiscales, cette ville cherche à rester au-dessous de 20 000 habitants; c'est pour cela que la statistique accuse le chiffre que je viens de donner, tandis que, réellement, la population dépasse un peu 24 800 âmes. C'est, on le voit, une ville de quelque importance qui mérite bien une petite description (fig. 17).
Vue de la mer, la Chidad de Las Palmas présente un coup d'œil des plus pittoresques. Tout le long de la plage, s'étale la partie principale de la ville, qui est bordée, au nord et au sud, par de belles propriétés, bien entretenues et plantées de beaux arbres ; on distingue de loin une foule de palmiers qui montrent, au-dessus des maisons, leurs panaches de feuilles. En arrière, les divers quartiers s'étagent en amphithéâtre sur les montagnes, qui se terminent en pentes assez rapides à une certaine distance de la mer. Au nord, le Castillo del Rey domine toute la ville, perché comme un nid d'aigle sur un rocher abrupt.
Il n'était pas facile, avant la création du port de La Luz, de débarquer à Las Palmas ; la mer y est souvent agitée, et il existe une sorte de barre à la pointe du môle. En 1877, j'ai vu chavirer devant moi une chaloupe conduite pourtant par des marins qui franchissaient chaque jour ce mauvais pas. Mais, aujourd'hui, on peut débarquer de plein pied dans le nouveau port, et, en quelques instants, une voiture vous conduit dans
la ville. On y pénètre par une belle rue bordée de quelques jolies maisons et de nombreux magasins. En face de l'ancien môle, s'élève, devant une petite place plantée d'arbres et de massifs de fleurs, le nouveau palais que vient de faire construire l'autorité militaire. Bien que le capitaine général réside encore à Sainte-Croix de Ténériffe, la capitale de la province, il n'en a pas moins voulu avoir une résidence à Las Palmas, et il est probable que cet édifice ne restera pas inoccupé.
Fig. 18. — Mairie de Las Palmas (Grande Canarie).
De nombreux monuments se rencontrent dans la ville. Le plus important est la cathédrale, qui présente un aspect imposant, quoique sa façade ne soit pas terminée ; l'intérieur en est un peu nu, mais elle contient pourtant différents objets d'une grande valeur, entre autres une lampe en argent massif et le maître-autel de même métal. Le chœur en bois du pays, et un bénitier en marbre de la Grande Canarie, ne laissent pas d'offrir un certain intérêt. C'est surtout le trésor et le ves- tiaire des chanoines qui renferment des richesses inouïes.
Las Palmas est, depuis longtemps, le siège d'un évêché : depuis quelques années, Ténériffe possède aussi son évêque. Le palais épiscopal, qui s'élève à quelques pas de la cathédrale.
n'a de remarquable que sa façade postérieure. La mairie (ayuntamiento), située à l'autre extrémité de la place, a, au contraire, un aspect monumental (fig. 18) ; son escalier, sa salle des fêtes, répondent bien à l'aspect extérieur. Au deuxième étage, se trouve le musée canarien, qui renferme déjà de nombreuses pièces intéressantes pour le naturaliste.
Parmi les édifices, il me faudrait citer encore les autres églises, l'hôpital, la prison, le séminaire, le marché au poisson, celui à la viande et aux fruits, le palais de justice, installé dans le vieux couvent de San Agustin ; c'est là que siège la cour d'appel. Je ne saurais oublier les théâtres, dont un surtout, qui sera bientôt terminé, pourrait lutter avec nos meilleurs théâtres de province. Ce qui est important pour le voyageur, c'est qu'il est assuré de trouver des hôtels à Las Palmas ; ils sont même nombreux et offrent un certain confortable : les uns sont dirigés par des Espagnols, d'autres par des Italiens, d'autres enfin par des Anglais. Dans l'un, la Fonda de Europa, j'ai pu avoir une cuisine française.
Les maisons, terminées en terrasse, possèdent toutes une cour intérieure, généralement ornée de fleurs et entourée d'une galerie couverte, qui permet d'y trouver de l'ombre à toutes les heures de la journée. Elles s'alignent sur des rues assez larges, bien aérées, sauf celles des quartiers construits sur les versants des montagnes.
En dehors des places que j'ai déjà signalées, je dois mentionner celle de San Bernardo, et surtout la Alameda, réellement fort belle avec ses palmiers royaux, ses immenses platanes, ses lauriers d'Inde, etc.
La ville est divisée par le ravin du Guiniguada; deux ponts, l'un en pierre, l'autre en bois, permettent de passer d'un côté à l'autre. Ce ravin, complètement à sec pendant l'été, devient un torrent impétueux dans la saison des pluies; en 1886 il a emporté toute une façade du marché au poisson.
On trouve à Las Palmas toutes sortes de ressources, et souvent à très bon compte. Il n'est pas rare d'y acheter des articles
européens à meilleur marché qu'en France. La douane n'existe pas; les Anglais, et surtout les Allemands, exportent là une foule d'objets qu'ils offrent à des conditions qui rendent bien difficile la concurrence française. Je dois dire pourtant que l'article français est encore préféré par beaucoup d'acheteurs, malgré son prix plus élevé, mais il n'en est pas moins vrai que le commerce de ces îles, jadis tout entier entre nos mains, tend à passer entre celles des Allemands.
J'ai lu dans la relation de voyage d'un touriste qui a séjourné quelques heures à Las Palmas, que le type des habitants rappelait celui du Maroc, qu'on se croirait plutôt dans une ville arabe que dans une ville espagnole. Les femmes, d'après lui, semblent des Mauresques, et elles ont « quelque chose d'africain dans les éclairs de leurs regards ». Je ne sais où l'auteur, auquel je fais allusion, a pu trouver ces ressemblances. Je connais le Maroc, j'ai traversé plusieurs fois toute l'Espagne, et j'ai la prétention de connaître quelque peu les Canaries. Je puis ajouter que, en ma qualité d'anthropologiste, j'ai étudié d'une manière spéciale les types des populations de ces divers pays, et je déclare bien haut qu'il m'a été impossible de constater cette ressemblance. Les habitants de Las Palmas sont bien Espagnols, et je dirai même que, pour la plupart, ils ne présentent pas le type des Espagnols du sud ; le type arabe est aussi exceptionnel dans cette ville que dans tout le reste de l'archipel.
Par les coutumes, les gens de Las Palmas sont encore de vrais Européens. Les femmes du peuple ont bien l'habitude de porter sur la tête non seulement des « amphores », mais des paniers ou les objets les plus divers ; elles n'en sont pas « arabes » pour cela. Elles se vêtent comme nos paysannes, à l'exception du foulard dont elles se coiffent, en le liant sous le menton, ou du voile d'étoffe blanche par lequel elles le remplacent les jours de fête. Quant aux gens aisés, ils sont vêtus à l'européenne; les dames portent toujours des costumes à la dernière mode de Paris, et il en est fort peu qui n'aient rem-
placé la mantille par le chapeau. On rencontre peut-être moins d'individus en loques à Las Palmas que dans les autres villes canariennes, ce qui ne veut pas dire que le fait soit rare. Mais, en revanche, on y trouve une nombreuse société avec laquelle on peut avoir d'excellentes relations, et un Français est assuré d'être bien accueilli partout.
La capitale de la Grande Canarie ne saurait donner une idée du reste de l'île. Il me faut faire accomplir au lecteur quelques excursions, et il en est de faciles. Une route de 6 kilomètres mène au delà du port de La Luz ; une autre de 36 kilomètres conduit jusqu'à Galdar, en longeant, à une petite distance, toute la côte septentrionale; une troisième se dirige vers le centre de l'île et arrive à San Mateo, à 21 kilomètres de Las Palmas ; enfin une dernière, de 20 kilomètres, atteint dans le sud la ville d'Aguimes. On peut donc faire déjà, en voiture, de longues promenades, et ce ne sont pas les voitures de louage qui manquent. En dehors des diligences, qui partent au moins deux fois par jour pour chaque direction, on se procure avec la plus grande facilité des tapissières, voire même des calèches. Il faut s'attendre à payer la location un prix élevé. Pour conduire un voyageur à Telde (11 kilomètres) et le ramener, un cocher ne demande pas moins de 20 ou 25 francs. Les chevaux de selle sont proportionnellement aussi chers. Mais lorsqu'on fait un voyage à la Grande Canarie, ce n'est pas généralement pour se borner à visiter la capitale.
Les routes sont, il est vrai, des plus accidentées, et les petits chevaux du pays, malgré leur vigueur, ne pourraient faire chaque jour de longs voyages. L'île ne renferme, en effet, que montagnes et ravins, et, parmi ces montagnes, il en est qui atteignent 1931 mètres d'altitude. Bien qu'elles soient orientées dans toutes les directions, qu'elles décrivent les courbes les plus variées, on peut dire cependant qu'il existe une chaîne plus élevée que les autres, qui court du nord-est au sud-ouest, et dont les points culminants oscillent entre 1008 mètres (La Lechucilla) et le chiffre que je viens de donner, qui est atteint
par la montagne de Los Pechos. Dans cette arête centrale, on rencontre des villages jusqu'à une altitude de près de 1 300 mètres; celui d'Artenara est situé à 1 279 mètres, et il existe même un hameau à une plus grande hauteur.
Nous commencerons nos excursions par le nord; nous reviendrons au port de La Luz en suivant la route, c'est-à-dire en longeant la belle plage de sable fin qui s'étend de Las Pal- mas jusqu'à La Isleta. La ville s'avance loin, de ce côté, et bientôt les maisons arriveront jusqu'au nouveau port. Cependant on aperçoit, du côté des montagnes, des propriétés fort bien cultivées, et qui approvisionnent la capitale et les navires de légumes de toutes sortes. On y cultive aussi des arbres à fruits, des céréales et des plantes d'ornement; tout y vient très bien. Ces propriétés ont de l'eau qu'on y amène de fort loin dans des aqueducs en maçonnerie, et, avec de l'eau, on peut obtenir, aux Canaries, toutes les récoltes qu'on désire.
A peine a-t-on passé les dernières maisons qu'on remarque de splendides allées bordées, les unes de palmiers, les autres de bananiers, de caoutchoucs, d'arbres à cire, et bien d'autres. Au milieu de tout cela s'enchevêtrent des jasmins, des plum- bagos, des bougainvilliers, des rosiers, des géraniums et mille autres fleurs. Le propriétaire, don Cayetano Lugo, a montré là ce que peut faire, avec quelques soins, un homme de goût.
Presque en face, se trouvent les eaux minérales de Santa-Ca- talina, eaux salines qui rendent de grands services dans certaines affections. Un peu plus loin, sur le bord même de la mer, s'élève le vieux fort de Santa-Catalina, aujourd'hui complètement abandonné. Mais déjà, à ce niveau, toute culture a disparu : le sable a tout recouvert et menace même d'envahir les belles propriétés dont je viens de parler, si on n'oppose vite une digue à l'invasion, en plantant d'autres végétaux que les tamarins, déjà en partie recouverts par les dunes.
Après avoir franchi l'isthme de Guanartème, qui ne mesure pas 200 mètres de large dans sa partie la plus rétrécie, on rencontre la coulée de lave qui termine La Isleta du côté du sud.
De ce côté aussi, le sable commence à gagner, mais il ne peut que recouvrir des scories absolument stériles. Cette nappe de lave est parsemée de petits monticules de pierres qui sont autant de tombeaux ; les anciens insulaires avaient là une immense nécropole qui disparaîtra rapidement. En 1878, il n'existait, au port de La Luz, que trois ou quatre maisons ; on y voyait de temps à autre un campement de pêcheurs venus de Telde. Ces malheureux, le soir venu, plantent dans le sable quelques pieux qui se réunissent en haut; ils recouvrent cette charpente d'une natte en feuilles de palmier, et ils ont un abri pour la nuit. Une simple natte, étendue sur le sol, sert de lit à toute la famille. C'est un curieux spectacle que de voir cette population déguenillée préparer en plein air le repas du soir : les enfants se roulent sur le sable, les femmes nettoient, à la lueur du foyer, le poisson dont se composera le dîner ; des chiens se disputent les débris, et, pendant ce temps, les hommes sont allongés sur la plage.
Si les pêcheurs continuent à venir camper sur l'isthme de Guanartème, ils ont aujourd'hui de nombreux voisins; sur l'emplacement des anciens tumulus s'élève tout un village. De grands dépôts de charbon, des magasins, un hôtel, des restaurants, cachent maintenant aux regards du voyageur une partie de la vieille cité des morts.
Au delà de ce village, on ne voit plus que les noires montagnes de La Isleta qui se terminent, du côté de la mer, en falaises abruptes. A une altitude de 227 mètres, se trouve la guérite de la vigie, et, plus au nord, à 243 mètres, un phare de troisième ordre, dont on aperçoit les feux à 18 milles, dans un arc de 257 degrés. Au milieu de cette masse sombre, on est tout étonné de rencontrer une belle propriété avec ses étangs toujours pleins d'eau.
Si, après cette promenade à La Isleta, nous prenons la route du nord pour aller à Galdar, nous verrons se dérouler sous nos yeux des sites ravissants, variant à l'infini. En sortant de Las Palmas, la route passe au pied du château fort, qui domine la
ville, et traverse d'abord un pays aride. A droite, de petites montagnes comprennent des couches qui se sont formées anciennement au fond de la mer, et qui ont été soulevées plus tard par les forces volcaniques; les nombreux fossiles marins qu'on trouve à leur sommet ne peuvent laisser de doute à cet égard. A gauche, s'étend une chaîne de montagnes aussi arides que celles d'en face et criblées de grottes habitées aujourd'hui comme elles l'étaient jadis. La route s'écarte peu à peu de cette dernière chaîne, et on voit apparaître dans l'intervalle quelques jolies propriétés. Un immense séchoir à tabac est la première construction qui s'offre à la vue. Depuis quelques années, la culture du tabac a pris une grande extension dans les principales îles, et, de tous les côtés, se sont élevés de vastes hangars où on lui fait subir les premières préparations.
Après avoir fait de nombreux détours, après avoir franchi nombre de petits ravins, on descend dans un charmant petit village rempli de verdure : c'est Tamaraceite. L'eau y est très abondante, et on y cultive les produits les plus variés ; c'est là qu'apparaissent les premières plantations de canne à sucre.
A Tamaraceite, tous les cochers qui viennent de la capitale font une première halte pour laisser reposer leurs chevaux, et pour s'humecter le gosier. Le cocher canarien est un type spécial : familier avec tous les voyageurs, bon enfant au fond, il se donne un travail inouï à chaque montée. Vous le voyez se lever sur son siège, gesticuler, agiter son fouet et pousser de grands cris en s'adressant à ses chevaux, qui portent toujours des noms très poétiques. Si les chevaux avancent difficilement, l'homme a l'air d'un épileptique, et ses cris n'ont plus rien d'humain. On conçoit que cet exercice fréquemment répété doive dessécher la gorge du malheureux, qui éprouve à chaque halte le besoin de se rafraîchir avec... du rhum ou du genièvre. Il n'en est pas avare d'ailleurs, et il partage avec ses chevaux ; pour leur donner duton, il leur souffle sur les naseaux un verre de rhum aussi grand que celui qu'il a absorbé. C'est le voyageur qui paye et il n'y regarde pas de si près. Chez nous, le cocher con-
sidère le pourboire comme une chose due ; aux Canaries, il a trouvé mieux : il boit d'abord aux frais de celui qu'il conduit, sans préjudice de la gratification obligatoire.
J'ai dit que l'eau était abondante à Tamaraceite ; elle est relativement abondante dans toute l'île, mais nulle part on n'en rencontre autant que dans le nord. Dans ces îles, où il pleut rarement, les sources ont une valeur incalculable. « Qui trouve filet d'eau trouve filon d'argent », dit un proverbe populaire, et ce proverbe est vrai : sans eau, pas de végétation ; avec de l'eau, tous les produits imaginables. Aussi le nord de la Grande Canarie est-il une contrée riche, et ne doit-on pas s'étonner d'y rencontrer à chaque pas des villages ou des hameaux. A une très faible distance de la route, en face de Tamaraceite, on voit San Lorenzo, et, tout le long du chemin, on- trouve des agglomérations de maisons. Dans cette contrée, la nature argileuse du sol permet de construire à peu de frais de vastes réservoirs; il suffit, pour conserver l'eau, de creuser un trou dans un endroit convenable.
Jusqu'à Arucas, le paysage change peu : les montagnes qu'on franchit s'élèvent un peu plus, et les ravins deviennent par suite plus profonds ; il est difficile de trouver 500 mètres de terrain plat. L'une de ces montagnes est traversée par un tunnel sous lequel passe la route; c'est un travail gigantesque pour un pays qui ne possède point notre outillage, et cette œuvre, comme plusieurs autres, fait le plus grand honneur à son constructeur, don Juan de Leon y Castillo.
Après avoir parcouru quelques kilomètres de terrain un peu aride, on aperçoit tout d'un coup, à quelques centaines de mètres, la ville d'Arucas. De ce point, la vue embrasse un panorama merveilleux ; à ses pieds, on voit de l'eau dans des étangs et dans un ravin, où croissent de toutes parts une grande quantité de roseaux; en face, des champs de canne à sucre, des jardins remplis d'arbres fruitiers et de plantes d'ornement, et, au milieu, une splendide avenue de gigantesques eucalyptus qui ne laissent pas pénétrer un rayon de soleil. Un peu plus
loin, la ville, bâtie sur une éminence, montre orgueilleusement ses maisons blanches et sa vieille église. A gauche, de hautes montagnes aux flancs déchirés; à droite, jusqu'au littoral, une série de petits cônes volcaniques parmi lesquels se fait remarquer celui de Trapiche, avec son village construit en amphithéâtre.
Arucas, centre important de population situé à 310 mètres d'altitude, possède un marché, un hôtel, de nombreux magasins et quelques belles maisons ; les rues étroites ne répondent cependant pas à l'idée qu'on se fait de la ville, lorsqu'on l'aborde par sa belle allée d'eucalyptus. Elle doit son importance actuelle à ses fabriques de sucre, parmi lesquelles se distingue celle fondée par notre ex-agent consulaire, aujourd'hui vice- consul, M. Jean Ladevèze, en compagnie de don Alfonso Gouriez, propriétaire d'origine française.
La canne à sucre prospère admirablement aux îles Canaries, dans tous les endroits où il y a de l'eau. Depuis quelques années, on en a repris la culture, qui avait été abandonnée au commencement de ce siècle, et les résultats obtenus sont fort encourageants ; la canne des Canaries est peut-être la plus riche en sucre que l'on connaisse.
A4 kilomètres d'Arucas, au milieu des montagnes, se trouve un des plus charmants villages de l'île ; je veux parler de Firgas. Pour y atteindre, il faut quitter la route et s'engager dans un sentier de chèvres, dont le seul aspect donne le vertige. Bâti auprès d'un profond ravin, le Barranco de la Virgen, qui le sépare de Moya, il offre une végétation des plus luxuriantes. De tous les côtés on ne voit que bois de lauriers (Laurus nobilis, ou laurier sauce), des térébinthes, des peupliers appartenant à diverses espèces, et, sous ces grands arbres, des fougères, des sempervivums, des cinéraires, etc. Les montagnes sont entièrement couvertes d'une sorte de genêt, le Spartium canariense ramosissimum, qui atteint une taille de 3 mètres, et qu'on utilise comme combustible pour chauffer les nombreux fours à chaux du voisinage. Une multitude d'oiseaux et d'insectes ani-
ment le paysage; sous les pierres, sous la mousse, une infinité de coquilles et d'animaux de toutes sortes peuvent braver l'ardeur du soleil.
Le même tableau se présente à chaque pas dans cette partie de l'île ; que l'on traverse le ravin pour se rendre à Moya, qu'on monte plus haut, à la montagne de Doramas, à Teror, à Valleseco, le paysage ne change guère. C'est que l'eau suinte de toutes parts et coule toute l'année dans ces profonds ravins. De cette région sort l'eau gazeuse connue sous le nom d'agua agria, aussi bien que l'eau thermale d'Azuaje, et des eaux calcaires qui recouvrent les objets d'incrustations, comme le font les fontaines de Saint- Allyre. Au-dessus de Firgas, jaillit une excellente eau, qui sort d'une roche extrêmement dure par trois petits trous semblables à ceux que ferait une grosse vrille.
Le climat des localités dont je viens de parler est moins chaud que celui des endroits secs, et pour peu qu'on s'élève, on trouve les plantes des régions du nord. La montagne de Doramas est justement renommée à ce point de vue : tous les arbres fruitiers de France s'y rencontrent, en même temps que les azalées, les rhododendrons, etc. Au milieu de cette belle nature, voltigent des bandes de serins sauvages, qu'on regarde comme les plus beaux et les meilleurs chanteurs de toute l'île.
Si l'on rejoint la route à Arucas pour la suivre jusqu'à Guia, on rencontrera sur le chemin d'autres sites d'une imposante beauté. Après être descendu au Banadero, au milieu de cultures de toutes sortes, on côtoie la mer pendant un certain temps, jusqu'à la Cuesta de Silva. La route passe au pied de montagnes escarpées et longe une étroite bande de terrains fertiles, couverts de plantations de canne jusqu'à la plage. De nombreuses maisons jettent une note gaie dans ce paysage. Tout à coup, on se trouve en présence d'un profond ravin limité, à l'ouest, par une haute montagne qui descend jusqu'à la mer ; impossible d'aller plus loin sans franchir cette montagne. C'est là que le panorama devient réellement majestueux; la route monte à une hauteur de plusieurs centaines de mètres en serpentant le long
des montagnes. D'un côté se dressent à pic d'énormes rochers qui semblent menacer les voyageurs et, de l'autre, serpente le ravin dont la route n'est séparée que par un parapet. On frémit en songeant aux conséquences d'une chute dans ce précipice. Si escarpées que soient les pentes, elles sont entièrement tapissées de végétaux et, dans le fond du barranco, on voit, de tous côtés, des bouquets d'arbres parmi lesquels je dois signaler des saules, arbres assez rares dans l'archipel Canarien.
Arrivé à environ 200 mètres d'altitude, on franchit le ravin sur un pont et on continue à monter. A un endroit, la montagne est tellement à pic qu'il était impossible de songer à tracer la route sur ses flancs. Il a fallu percer une tranchée au milieu de roches qu'on a ouvertes jusqu'en haut pour éviter la construction d'un tunnel.
C'est à cette montée que les cochers font entendre les cris les plus variés. Si, par infortune, il prenait aux chevaux la fantaisie de se reposer, ils seraient forcément entraînés en arrière par la charge qu'ils tirent et qui sait, où roulerait le véhicule. Une fois ce passage difficile franchi, l'automédon peut se reposer jusqu'à Guia. Le terrain est bien encore quelque peu accidenté, mais ces inégalités ne sont rien pour les chevaux des Canaries.
Une large vallée, longue d'au moins 4 kilomètres, s'offre enfin à la vue. Limitée, à l'ouest et au sud, par des montagnes un peu arides, qui forment un immense cirque, elle se déroule, au nord, jusqu'à la mer. De ce côté, se dresse un grand cône volcanique, le volcan de Galdar, au pied duquel est construite la ville de ce nom. Le haut de la vallée est occupé par la ville de Guia (fîg. 19). Ces deux importantes populations sont séparées par une distance d'à peine 2 kilomètres. Avec leurs champs de nopals, leur multitude de palmiers, leurs plantations de canne à sucre, leurs nombreux arbres fruitiers, leurs églises d'aspect monumental et leurs maisons d'une blancheur que les tons sombres des montagnes voisines font encore paraître plus éclatante, elles semblent inviter le voyageur à ne pas aller au delà. On conçoit qu'un des anciens rois de l'île ait choisi cette vallée
comme lieu de résidence. C'est à Galdar, en effet, que se trouvait ce remarquable palais du guanarteme ou roi du nord de l'île, dont j'ai parlé dans la première partie; des barbares ont démoli cette relique pour s'emparer des matériaux. D'autres ont essayé de faire disparaître la belle grotte peinte que j'ai également décrite ; sous prétexte que les très rares visiteurs qui allaient la voir rompaient quelques tiges de figuiers de Barbarie, le propriétaire du terrain la remplit de décombres, il y a un certain nom-
Fig. 19. — Guia. Vue prise de Gaïdar.
bre d'années. Le souvenir s'en perdait petit à petit, et il fallut qu'un aveugle en indiquât l'emplacement à mon ami M. Diego Ripoche, pour la sauver d'une ruine complète. Celui-ci obtint l'autorisation de la déblayer en partie, et il retrouva des peintures assez bien conservées. Le conseil municipal actuel acheva de vider la grotte; il fit construire, en avant, un petit mur pour maintenir les terres et un escalier qui permet d'y descendre facilement. S'il existe des barbares à Galdar, on y trouve aussi des hommes civilisés ; ils ont compris l'importance que présentent, pour l'histoire du pays, tous ces restes d'une civilisation disparue.
C'est encore au conseil municipal, et surtout au maire, qu'est due la conservation d'une antiquité d'un autre genre : je veux parler du plus beau et du plus vieux dragonnier (Dl'acœna draco) de l'île. Planté dans la cour étroite de la mairie, il la recouvre entièrement et ne laisse guère pénétrer de lumière de ce côté; aussi proposait-on de l'abattre. Or, l'édifice reçoit le jour de trois autres côtés ; en outre, c'est une vieille maison qu'il faudra remplacer avant peu, et le maire, en faisant valoir ces raisons, a pu sauver un des vétérans d'une espèce qui devient de plus en plus rare.
Il ne faut pas trop en vouloir aux Canariens de leur barbarie. Très ignorants, pour la plupart, ils ne se rendent pas compte de la valeur de ce qu'ils détruisent. Dans beaucoup de circonstances, c'est le fanatisme religieux qui les fait agir : les anciens habitants étaient des hérétiques, et, par suite, il doit être agréable à Dieu de voir disparaître jusqu'aux moindres traces de cette race qui ne croyait pas au Christ, dont elle n'avait, d'ailleurs, jamais entendu parler. Le berger qui broie, au fond d'un ravin, un vase ou un squelette guanche est convaincu qu'il fait œuvre pie et qu'il lui en sera tenu compte au jugement dernier. Si la foi persiste, le fanatisme s'en va au fur et à mesure que l'instruction pénètre aux Canaries. Il faut espérer qu'il se trouvera des hommes pour suivre l'exemple donné par le maire de Galdar et assurer la conservation de ces antiquités, qui donnent tant d'intérêt à leur pays.
CHAPITRE VIII
LA GRANDE CANARIE (SUITE).
Agaete ; forêts de pins ; les compagnes des pêcheurs. — Mogan ; les bergers.
D'Arguineguin à Aguimes ; euphorbes et orangers gigantesques. — Les gens d'Aguimes et les étrangers. — Temisas. — El Ingenio. — Teide, ses propriétés, son importance. — Retour à Las Palmas.
Je ne dirai que quelques mots de la côte occidentale de l'île. De Galdar à Agaete le pays est aride, relativement peu accidenté, et il est facile de franchir les 10 kilomètres qui séparent ces deux points, bien que la route ne soit pas terminée et qu'il faille suivre des sentiers décorés du nom de caminos reales (chemins royaux).
A Agaete, le paysage change : il y a de l'eau, et la végétation apparaît. Dans la vallée qui s'étend entre les montagnes escarpées, qu'on désigne sous le nom de Los Andenes, et la mer, on cultive les plantes les plus diverses et surtout l'amandier, le tabac et le caféier ; le café et le tabac d'Agaete passent pour les meilleurs de l'île. Et pourtant il souffle fréquemment un vent si violent que les hommes et les bêtes ont peine à se maintenir debout. Au-dessus de Los Andenes, commence le Pinar d'Agaete, magnifique forêt de pins des Canaries, espèce gigantesque, si remarquable par son tronc droit, ses trois feuilles sortant de la même gaine (fig. 20), et par la quantité de résine qui imprègne son bois.
Dans le village, on ne rencontre ni hôtel, ni auberge, mais on est assuré de trouver une cordiale hospitalité chez quelque personnage de l'endroit. Les gens instruits diffèrent entièrement, à ce point de vue, des gens du peuple. Ceux-ci ont une réputa-
tion bien méritée de roublardise et d'indélicatesse. Ce sont presque exclusivement des pêcheurs, qui ne s'enrichissent pas
Fig. 20. — Pin des Canaries, feuille et fruit.
à ce métier, car, si abondant que soit le poisson dans ces parages, ils sont trop éloignés des centres importants de population pour
en trouver un débouché facile. Au besoin, ils consentent à se livrer à un autre travail et n'exigent pas un salaire bien élevé. Un de mes amis, qui voulait un jour pratiquer des fouilles dans les nombreux tumulus de la localité, se vit tout à coup entouré d'une foule d'hommes qui lui offraient leurs services moyennant 1 franc par jour et quelques verres de genièvre le soir. Ces conditions lui paraissant fort acceptables, il mit à l'œuvre toute une escouade de travailleurs, qui ne lui trouvèrent presque rien. Chaque fois qu'ils rencontraient un crâne ou quelque autre objet, ils s'empressaient de le dissimuler et le lui envoyaient vendre par ceux qui n'étaient pas embauchés.
Les femmes, d'une saleté remarquable, sont remplies de vermine ; on les voit, la journée, couchées devant les portes et se cherchant mutuellement les poux. Malgré les vêtements de leur sexe, elles ont toutes des traits masculins : leurs cheveux, naturellement courts, la barbe qui orne leur lèvre supérieure, leur chapeau d'homme et la cigarette qu'elles fument avec passion, lorsqu'elles ne font pas usage de la pipe, tout fait de ces sirènes des êtres assez repoussants.
Ce n'est pas chez cette population qu'il faut aller chercher des sentiments généreux. Ils n'oseraient pourtant refuser un peu d'eau à un étranger, mais, bien souvent, ils la lui offrent dans un vase spécial, sorte de cruche à plusieurs goulots dont il faut se méfier : pendant qu'on boit par une ouverture, les autres envoient, sur la tête et sur les épaules, une douche à laquelle on ne s'attend guère.
Entre Agaete et la Aldea de San Nicolas, des montagnes interminables obligent à faire de nombreux détours. On rencontre là un petit village de fermiers qui, avec l'autorisation des propriétaires, se sont construits de tous les côtés des habitations. Ils se considèrent aujourd'hui comme les véritables maîtres du sol et ils n'entendent pas que les propriétaires légitimes élèvent la moindre réclamation à ce sujet. Si quelque réclamant se hasarde à aller dans ce pays, il est bientôt assommé à coups de pierre et enterré dans le ravin. Le fait s'est du moins produit, à diffé-
rentes reprises, il n'y a pas de longues années. Il fut impossible de découvrir les coupables, toute la population se considérant comme solidaire ; parmi ceux qui furent appelés à déposer, il ne s'en trouva pas un seul qui voulût faire connaître le nom des meurtriers. Ces gens sont pourtant hospitaliers et reçoivent très bien le voyageur qui ne vient pas leur réclamer ce qu'ils regardent comme leur propriété.
La vallée de la Aldea, située à l'extrémité d'un des plus grands ravins de l'île, reçoit toute l'eau qui descend de l'immense cratère de Tejeda. Elle mesure 5 à 6 kilomètres de longueur ; ses terrains sont très fertiles, et elle ne renferme pourtant, malgré tous ces avantages, qu'une faible population. C'est qu'elle est perdue, pour ainsi dire, à l'ouest de l'île, à 65 kilomètres de Las Palmas, et que tous les chemins qui y conduisent sont quelque peu difficiles à parcourir. Il est vrai que les Canariens ont bonne jambe et pied solide. Il n'est pas rare de voir un homme de la Aldea se rendre à pied à Las Palmas dans la même journée et, le lendemain, revenir chez lui sans paraître se ressentir de cette promenade.
Au delà de la Aldea de San Nicolas, le pays devient de plus en plus accidenté. Les chaînes de montagnes forment un enchevêtrement inextricable, bien que la plupart se dirigent vers la mer ; de profonds ravins les séparent ; une foule de pics isolés se détachent au milieu de ces chaînes de montagnes et contribuent à donner au paysage un aspect des plus pittoresques et des plus sauvages. L'eau n'est pas encore rare dans cette région, et, malgré les accidents du terrain, on trouve quelques petits hameaux avant d'arriver à Mogan. Ce sont surtout des bergers qui parcourent ce pays, où se sont établis fort peu d'Européens. Aussi, n'est-il pas rare de rencontrer des individus qui présentent, très accusé, le type des premiers habitants, dont ils ont aussi conservé les coutumes.
Le berger de Mogan (fig. 21) peut être considéré comme le type des bergers canariens. Vêtu d'une chemise de grosse toile, d'une culotte de même tissu, dont chaque jambe, large comme
un jupon, ne dépasse guère le genou, et d'un gilet sans manches, il se couvre la tête d'un informe chapeau de feutre fabriqué dans le pays, et se chausse de brodequins sans talons, qu'il confectionne lui-même. Il porte avec lui tout son ménage : sur le dos, un sac en peau de chevreau (.zurron) retenu par deux bretelles ; à la ceinture, un couteau-poignard enfilé dans une gaine de
Fig. 21. — Berger de Mogan.
cuir, passée elle-même dans une longue bande d'étoffe (faja), qui lui fait plusieurs fois le tour du corps. Le sac contient une flûte en roseau, du gofio, du fromage, une écuelle de bois et une valve de patelle, coquille marine qui sert de cuiller au pasteur. Celui-ci marche toujours avec la lance à la main : c'est un grand bâton de 4 mètres de longueur, en sapin, soigneusement poli ; une des extrémités se termine par une pointe de fer garnie, en haut, d'un anneau de cuir destiné à servir d'arrêt à la main, lorsque l'homme se laisse glisser le long de son bâton. Avec cet instrument, le berger franchit des précipices d'une largeur
effrayante ; on le voit descendre au fond d'un gouffre avec une rapidité vertigineuse. Dès qu'il rencontre la moindre saillie pour appuyer la pointe de sa lance, il se cramponne solidement à l'extrémité supérieure et saute à une distance de 8 à 10 mètres avec la plus grande aisance.
Un peu au sud de Mogan, le littoral devient moins accidenté : de grandes plaines, propriétés du comte de la Vega Grande, se rencontrent à Arguineguin, Maspalomas, Juan Grande et Sar- dina. Ce sont des terrains peu fertiles auxquels on est arrivé à faire produire quelque chose à force de travail et en y amenant, à grands frais, dans des canaux en maçonnerie, l'eau qui prend naissance dans le cratère de Tirajana. A Maspalomas, le maïs pousse très haut et dépasse la taille d'un homme ; mais, depuis plus de vingt ans, les épis sont attaqués par un parasite qui laisse à peine mûrir quelques grains. On continue, malgré tout, à le cultiver dans l'espoir de voir un jour disparaître spontanément la maladie.
Dans cette localité, la plus méridionale de l'île, on rencontre une quantité de dunes qui s'avancent peu à peu vers l'intérieur et qui menacent d'envahir toutes les terres cultivées, si on n'y apporte un prompt remède. Sur le bord de la mer, elles ont formé une digue qui isole de grands étangs où l'eau douce est venue se mélanger à l'eau salée. La proportion de sel que renferment ces lacs est aujourd'hui assez faible pour permettre à des saules et à une multitude de roseaux de croître sur leurs bords.
A Juan Grande, existent d'importantes salines qui fournissent la plus grande partie du sel consommé dans l'île.
Toutes les montagnes du sud sont entièrement couvertes d'un arbuste spécial aux Canaries, où on le connaît sous le nom de lena buena; c'est le Cneorum pulverulenturn. Son bois, extrêmement dur, fournit un bon combustible et, lorsqu'il n'est pas trop tordu, on en fait de belles cannes, qui se vendent fort cher. A l'automne, tous ces arbustes donnent des panicules de fleurs d'un joli aspect.
Le sud-est est la région des euphorbes : toutes les espèces qui croissent aux Canaries s'y trouvent réunies et elles y atteignent des proportions gigantesques. L'Euphorbia canariensis forme des candélabres de 4 à 5 mètres de hauteur ; la tabaiba (Eu- phorbia aphylla) a le port d'un arbre, et elle pousse si haut, que j'avais parfois peine à atteindre les plus basses branches pour y attacher mes chevaux. Cette espèce est si abondante qu'elle recouvre entièrement certaines montagnes, qui, de loin, ont l'aspect de vergers plantés de pommiers.
Les deux immenses ravins qui partent de Tiraj ana pour aboutir, en divergeant, au bord de la mer, sont remplis de blocs énormes, au milieu desquels on n'avance qu'avec les plus grandes difficultés. Leurs parois sont taillées à pic et s'élèvent sur plusieurs points à des hauteurs de 300 à 400 mètres. Généralement étroits, ils se dilatent en quelques endroits et permettent d'y faire quelques cultures. A Arteara, l'un des plus pauvres hameaux de l'île, j'ai vu des orangers dont le tronc dépassait 1 mètre de diamètre, et dont la hauteur atteignait près de 12 mètres.
Entre Juan Grande et Aguimes, se trouve le barranco de Los Balos, qui renferme les inscriptions numidiques dont j'ai parlé. Étroit et profondément encaissé en haut, il s'élargit en bas, et traverse une vallée de plusieurs kilomètres de largeur. C'est un endroit sec dans lequel poussent, cependant, une infinité d'arbustes (Plocarna pendilla), à feuillage très élégant, mais d'une odeur repoussante. Les chèvres mangent avec avidité cette plante qui communique au lait un goût très désagréable.
La vallée de Los Balos est limitée, au nord, par une chaîne à pentes escarpées, sur laquelle se réunissent chaque année une foule de curieux ; ils viennent là pour assister à un spectacle miraculeux, dont ils ne jouissent pas d'ailleurs. Il y a un bon nombre d'années, le comte de la Vega Grande, passant dans cet endroit le jour de la Saint-Jean, observa un effet de mirage ; il vit, dans la vallée aride, une belle ville marocaine aves ses maisons d'une blancheur éblouissante, ses bouquets de palmiers, etc. Il parla de ce qu'il avait vu à plusieurs personnes, et
la nouvelle s'en répandit rapidement dans toute l'île. Depuis cette époque, le 24 juin, des gens d'Aguimes attendent depuis le matin que saint Jean renouvelle le miracle ; mais, jusqu'à ce jour, il n'a pas exaucé leurs vœux.
La ville d'Aguimes est une importante commune bâtie sur le bord d'un profond ravin, le barranco de Guayadeque. Elle est aujourd'hui reliée à la capitale par une route livrée à la circulation depuis peu. Ses habitants passent pour les plus inhospitaliers de l'île, et j'ai pu m'apercevoir qu'ils n'avaient pas tout à fait usurpé leur réputation. En 1878, je ne trouvai l'hospitalité chez aucun de ceux pour lesquels j'avais des lettres de recommandation. Je m'installais tranquillement dans une rue pour préparer mon dîner, lorsqu'un vieillard vint à passer et m'emmena chez lui. C'était un homme riche, célibataire, qui, pour me faire oublier la conduite de ses compatriotes, me traita du mieux qu'il put. Ce brave vieillard est mort, mais dans mes derniers voyages à Aguimes, j'ai été reçu à bras ouverts par son neveu, don Francisco Melian, alcalde (maire) actuel de la commune. Il existe donc au moins une famille hospitalière dans la ville.
Lors de mes dernières recherches dans le ravin de Guaya- deque, j'eus besoin d'échelles pour atteindre une des grottes sépulcrales si nombreuses dans cette vaste nécropole, et je priai le curé de me prêter celle qui servait à la construction de la nouvelle église : il s'empressa de me la refuser. J'avais besoin d'hommes pour m'accompagner : ceux auxquels je m'adressai ne voulurent à aucun prix se décider. Un grand nombre d'entre eux étaient, il est vrai, retenus par une terreur superstitieuse. J'ai entendu un homme âgé affirmer gravement que les Guanches revenaient chaque nuit et se battaient entre eux ; le matin, me disait-il, on trouvait, dans le ravin, des traces de sang. Alléché par la somme que j'offrais, une sorte de sacristain, qui, m'assurait-on, connaissait admirablement toutes les sépultures, accepta enfin ; il me conduisit dans toutes les grottes déjà explorées, et, le soir, il venait m'offrir les crânes qu'il avait extraits de celles
dans lesquelles il s'était bien gardé de me mener. Je dois ajouter que, malgré ses efforts pour me tromper, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer encore un très grand nombre de pièces intéressantes.
Le curé de Temisas, petit village voisin, situé un peu plus haut dans les montagnes, à une altitude de 674 mètres, est bien différent de son collègue d'Aguimes ; c'est lui qui exhorte ses paroissiens à guider les explorateurs. La vallée est d'une remarquable fertilité ; elle est surtout renommée par ses oliviers, qui donnent les plus beaux fruits de l'île.
Je ne parlerai pas du pittoresque village del Ingenio, situé à moins de 3 kilomètres d'Aguimes ; ce nom seul évoque en moi de tristes souvenirs. Un soir, nous y reçûmes l'hospitalité de pauvres gens, qui poussèrent la délicatesse jusqu'à nous céder leurs lits, pendant qu'ils allaient dormir sur des tas de paille. Les matelas, en paille de maïs, étaient durs comme des pierres et logeaient des légions de puces et de punaises. Malgré la fatigue, il nous fut impossible de fermer les yeux. Je ne dirai rien non plus du hameau de Garrizal, ni de ses moulins à vent, et je me bornerai à mentionner, sur le bord même de la mer, une tribu de pêcheurs vivant dans des grottes qui servaient déjà d'habitations avant la conquête.
Il existe, dans ces parages, des terrains arides qui appartiennent à l'État. De pauvres diables y sèment pourtant du blé chaque année, et, lorsqu'il pleut, ils y font encore d'assez bonnes récoltes. C'est le premier occupant qui en a la jouissance jusqu'à la moisson. Jusqu'à Telde, le pays est aussi aride ; le seul site intéressant qu'on y rencontre, c'est la montagne de Cuatro Puertas, avec ses grottes travaillées et ses nombreux vestiges de l'ancienne population.
A Telde (fig. 22), tout change : l'eau y arrive en abondance des plus hautes cimes de l'île ; les terres cultivables y occupent une vaste superficie, et, dans de telles conditions, la localité ne pouvait manquer d'acquérir une réelle importance. Aussi est- elle, au point de vue de la population, la deuxième de l'île et
peut-être la première au point de vue des productions du sol. Bâtie au bord d'un grand ravin, elle compte un bon nombre de belles propriétés, où l'on cultive les céréales, la canne à sucre, le figuier de Barbarie, la pomme de terre, la patate, le tabac, les légumes de toutes sortes, le café, les arbres fruitiers les plus variés, en un mot, tout ce qu'on peut cultiver sous ce climat favorisé. Dans la propriété de l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, don Juan de Léon y Castillo, j'ai vu de magnifiques ananas. Sur une éminence naguère absolument aride, il a amené de l'eau, tracé de merveilleux jardins et mis en culture une vaste étendue de terrain, qui est devenu très fertile, grâce aux soins intelligents du propriétaire.
Les fruits de Telde sont réputés les meilleurs de l'île ; ses oranges, notamment, jouissent d'une réputation bien méritée, non seulement à la Grande Canarie, mais dans l'archipel tout entier.
La ville possède deux églises, deux places, parmi lesquelles la plus remarquable est celle de San Juan, avec ses grands araucarias et ses lauriers d'Inde gigantesques. Elle renfermait, jadis, un couvent de franciscains, qui ne comptait pas moins de vingt-six moines. Ce monastère avait, paraît-il, amassé de jolis revenus, et on raconte de piquantes anecdotes sur la source de ses richesses. On cite, notamment, l'habileté du Père gardien, qui possédait, il faut bien le dire, des talents que n'ont pas les autres hommes, fussent-ils franciscains. Il évoquait les âmes des défunts et conversait avec elles. Grâce à ce don extraordinaire, il avait une clientèle considérable, qu'il pouvait à peine satisfaire. Une foule de gens venaient lui demander des messes à l'intention de personnes décédées ; si le client désirait être fixé sur le sort de l'âme du défunt, le Père gardien se chargeait de le renseigner.
En dehors des édifices religieux, la ville de Telde ne possède aucun monument qui vaille une citation ; mais elle renferme un bon nombre de jolies maisons, sur lesquelles il n'est pas rare de voir des armoiries. Une quantité considérable de palmiers,
Fig. 22. — Vue de Telde.
de dragonniers, d'eucalyptus, de lauriers, etc., s'élèvent au- dessus des toits, et donnent à la cité un aspect des plus riants.
Le dimanche, un marché important attire les paysans, qui y viennent de'fort loin. A certaines époques, la ville offre une animation exceptionnelle : ce sont les jours de combats de coqs et de luttes. Dans tout l'archipel, la lutte est encore, de nos jours, aussi en vogue qu'elle l'était avant la conquête. Les champions de Telde sont, avec ceux d'Aguimes, les plus renommés de la Grande Canarie; aussi s'explique-t-on l'affluence de gens qui viennent de toutes parts assister aux combats de ces lutteurs émérites.
La ville de Telde est située à 14 kilomètres de Las Palmas. La route qui y conduit offre bien des pentes assez rapides ; elle est pourtant une des meilleures de l'île. Elle franchit le ravin de Telde sur un pont en pierre et passe ensuite au pied d'un village de troglodytes, qui n'est qu'une sorte de faubourg de la ville. Sur le même emplacement existait un village d'anciens Canariens ; il est probable que la plupart des grottes creusées dans le tuf, qui servent de demeures aux habitants actuels, étaient déjà habitées avant la conquête.
Le paysage devient rapidement d'une grande tristesse : des coulées de lave, des montagnes aux flancs sombres, couvertes, en partie, d'un gros sable volcanique entièrement noir, se montrent de tous les côtés. On traverse, cependant, une vallée toule remplie de figuiers et de nopals, et parsemée de maisons ; c'est Ginamar. Plus haut, dans la même vallée, se trouve Marzagan avec ses fours à chaux et ses carrières de marbre. Enfin, sur le sommet d'une montagne d'environ 350 mètres d'altitude, on aperçoit, au milieu d'un bois d'oliviers, de palmiers et d'innombrables figuiers, une grande maison blanche : c'est le Lomo del Capon, ma résidence de 1884 à 1 887.
La route descend rapidement, traverse un pont et passe sous un tunnel percé au milieu d'une masse de phonolithe. Elle arrive à la mer, qu'elle longe depuis la Laja jusqu'à Las Palmas. A la Laja, se trouve un site assez pittoresque : les montagnes se ter-
minent à pic à quelques mètres de la plage et dans toutes les fentes de rochers poussent des cinéraires, des chrysanthèmes, du persil de mer (Crithmum maritimum), etc. Une pêcherie avait été installée dans cet endroit, mais, après avoir construit des bâtiments, acheté des engins, fait venir des machines, le propriétaire renonça à son projet, sans avoir fait d'essai sérieux. La machine à vapeur, les presses hydrauliques, n'ont jamais servi.
De ce côté, on trouve, en entrant dans la capitale, le bureau de l'octroi installé dans un wagon de première classe provenant d'un naufrage. Qui eût jamais supposé que cette belle voiture serait, encore toute neuve, privée de ses roues, posée sur quatre pierres et transformée en guérite de gabelous ?
L'octroi franchi, nous rentrons dans la ville, par le faubourg de San José, au milieu de plantations qui peuvent rivaliser avec celles que nous avions trouvées dans le nord, en quittant Las Pal m as.
CHAPITRE IX
LA GRANDE CANAR1E (SUITE).
L'intérieur de l'île. — Tafira. — Santa Brigida. — San Mateo ; paysage enchanté. — Artenara ; une curieuse église. — Chemins dangereux. — Tejeda et les monolithes. — Tirajana ; un cratère de quarante kilomètres de circonférence ; la grotte du diable ; la population de Tirajana n'aime pas les trouble-fêtes. — Les Nègres.
Après avoir contourné l'île entière, il nous reste à accomplir une rapide excursion dans l'intérieur. Ce voyage est plein d'intérêt : en quelques heures, on passe du climat chaud de Las Palmas au climat tempéré de San Mateo, et on voit défiler sous ses yeux les flores les plus diverses, en parcourant seulement quelques kilomètres. C'est avec raison qu'on fait faire cette' expédition aux touristes qui ne restent que peu de temps à la Grande Canarie : elle leur permet de se rendre compte de tout ce que peut produire l'île.
En sortant de la ville, on rencontre d'abord des plantations de figuiers de Barbarie et de bananiers, des palmiers, des champs de maïs, etc. La route est bordée de caoutchoucs (Ficus elastica), de faux poivriers, de caroubiers et d'eucalyptus. Elle ne tarde pas à monter rapidement, en serpentant sur les flancs d'une montagne un peu aride, sur laquelle croissent principalement des sauges et des euphorbes. A peine a-t-on fait 5 kilomètres qu'on se trouve déjà à 300 mètres d'altitude.
A ce niveau, commence une autre zone, la plus fertile de toutes ; c'est entre 300 et 500 mètres d'altitude qu'on peut, aux Canaries, cultiver la plus grande variété de plantes, lorsqu'il existe dans cette zone, de l'eau et des terrains de bonne qualité ; or, c'est le cas pour la région qui s'étend depuis les
premières maisons de Tafira jusqu'au delà de Santa Brigida. Aussi est-il difficile de donner une idée du tableau qui se déroule sous les yeux du voyageur. Partout des chaînes de montagnes sombres, d'un aspect sauvage, forment, au paysage, un cadre qui en fait ressortir la richesse. Les crêtes de ces chaînes sont généralement arides, mais leurs flancs, si escarpés qu'ils soient.
Fig. 23. — Le ravin de La Calzada, à Tafira.
sont couverts de végétaux qui poussent dans toutes les fentes des rochers (fig. 23). Les euphorbes, les sempervivums, les cinéraires, le carthame ou faux safran.(CaJ'thamus tinctorius) et une infinité de plantes grasses croissent entre les mousses qui tapissent les roches entièrement. Parmi ces mousses, il en est une qui mérite une mention spéciale : je veux parler de l'orseille (Roccella tinctoria), qui fournissait naguère à la teinturerie une couleur violette très recherchée. Aujourd'hui, on ne l'emploie plus guère, et, malgré son abondance dans tout l'archipel, on a presque renoncé à la récolter. Au milieu de toutes les plantes
qui poussent à l'état sauvage, on rencontre d'innombrables figuiers de Barbarie, qu'on cultivait partout pour l'élevage de la cochenille.
De loin en loin, un volcan dresse sa cime au-dessus des crêtes des montagnes ou au milieu des vallées et contraste par sa nudité avec le paysage environnant. Le plus remarquable est la Montana de Bandama dont l'immense cratère, plus grand que celui du pic de Ténériffe, s'élève à 360 mètres d'altitude et domine toute cette région.
Des ravins, des vallées ondulées s'étendent entre les montagnes et renferment, au milieu des cultures les plus diverses, de nombreuses maisons de plaisance qui disparaissent parmi les arbres et les plantes d'ornement de toutes les contrées du globe. Toutes les propriétés sont entourées de murs ou, le plus souvent, de haies d'agaves ou de nopals. Ces deux végétaux jouent dans l'archipel un rôle important et méritent que j'en dise quelques mots. Ils ne servent pas seulement à faire des clôtures presque infranchissables ; ils ont d'autres applications variées.
L'agave ou pite (pl. 111, fig. o) s'est tellement acclimatée aux Canaries qu'on la rencontre partout. Ses feuilles sont utilisées pour supporter les branches des ceps et empêcher le raisin de porter sur le sol ; dépouillées de leurs épines et de leur épi- derme, elles sont coupées en tranches pour la nourriture des bestiaux ; on en tire encore des filaments textiles qui font d'excellentes cordes et qui servent à la fabrication de tapis très solides. L'immense pédoncule qui supporte les fleurs est employé comme chevron dans les toitures des étables, voire même des maisons. Le figuier de Barbarie ou nopal (tunera, aux Canaries) était principalement cultivé pour l'élevage de la cochenille (fig. 24). Cet insecte, dont on extrait une belle couleur garance, a fait, à un moment donné, la fortune de l'archipel. Les teintures que fournissent les dérivés de la houille ont tué, aujourd'hui, cette. branche du commerce canarien, comme elles ont tué celui de l'orseille. On voit pourtant encore
un nombre incalculable de nopals et même de vastes plantations, qui s'étendent jusque dans la ville de Las Palmas. C'est qu'on élève encore quelque cochenille et que les figuiers de Barbarie donnent, en outre, un fruit qui entre, pour une bonne -
Fig. 24. — Nopal et cochenilles.
part, dans 1 alimentation des insulaires. Malgré tout, les nopals diminuent; les propriétaires bien avisés les remplacent par de la vigne, dans tous les endroits où les ceps peuvent pousser.
Dans la zone dont je parle, la vigne prospère admirablement, et de tous les côtés les vignobles s'étendent à perte de vue. On y récolte en abondance du vin rouge, du vin blanc sec, du malvoisie, diverses sortes de muscats,
et tous ces vins sont d'excellente qualité. Mais, outre la vigne,
on voit d'autres cultures : le tabac, les céréales, principalement ] le maïs qui donne trois et même quatre récoltes par an, le blé, l'orge, les fèves, les petits pois, les garbanzos ou pois chiches,
les chicharos (.Lathyrus sativus), les haricots, les lentilles, les pommes de terre, les patates, le ricin, etc., etc., sont cultivés \
Page 229. PLANCHE IV.
1. ALPISTE DES CANARIES. — 2. BANANIER. — 3. AGAVE. — 4. PAPAYER.
sur une grande échelle ; l'arrow-root, qui donne cependant d'excellents résultats, n'est planté que par quelques amateurs.
L'alpiste (pl. IV, fig. 1), qui croît à l'état sauvage, n'est l'objet que d'une culture peu importante.
Les potagers produisent tous les légumes dont on s'avise de confier la graine au sol ; les oignons, les tomates, les piments doux font même l'objet d'un petit commerce d'exploitation. Les radis acquièrent le volume du bras, sans cesser d'être tendres. Parmi les cucurbitacées, j'aurais à citer les citrouilles, les melons de Valence, les pastèques ou melons d'eau, les concombres, les chayotes (Sechium edide) et surtout la coloquinte, qui pousse, à l'état sauvage, dans tous les endroits sablonneux situés près de la mer.
Une colocasia, connue aux Canaries sous le nom de name ou tiamera, pousse partout, sur le bord des aqueducs et dans les endroits humides; on en mange la racine, qui atteint le volume d'une betterave. Dans les mêmes endroits foisonnent les roseaux (Anmdo donax) dont on fait un si grand usage pour les toits des maisons, la fabrication des paniers et des cloisons.
Parmi les arbres fruitiers, on trouve l'oranger, le manguier, l'anone, l'avocatier, le goyavier, le jambosier ou pommier-rose, l'olivier, le grenadier, le néflier du Japon, le figuier, le caroubier, le figuier impérial, dont les figues poussent sur les racines et semblent des champignons qui sortent de terre, la Mammea ameri- cana, \&pitanga, le caféier, le dattier, le cocotier, qui végète très bien sans donner de fruits, le bananier (pl. IV, fig. 2) et des passiflores, parmi lesquelles le papayer (Carica papaya) (pl. IV, fig. 4) est une des mieux acclimatées. Il atteint 8 et 10 mètres de haut, et on aperçoit ses fruits, semblables à des melons, bien au-dessus des plus hautes clôtures. Il existe encore un solanum de 4 à 5 mètres qui produit des tomates excellentes.
A côté de ces plantes d'origines si diverses, apparaissent, dans la zone dont je parle, tous les arbres fruitiers de nos régions.
Dans beaucoup de propriétés, outre tous ces arbres, on ren-
contre des cannelliers, des camphriers, des poivriers et une foule d'autres espèces que je ne puis énumérer; je me bornerai à citer, au hasard, le pandanus ou arbre à pain, l'arbre à lait, le baobab, l'araucaria, plus de vingt espèces d'eucalyptus, le tamarin, le magnolia, qui atteint 15 mètres de haut, divers acacias, des myrtes, tous les palmiers connus, des fougères arborescentes, des bambous énormes et des centaines d'autres plantes.
Jadis, toute cette contrée était couverte de bois épais, dans lesquels prédominait le lentisque (Pistacia lentiscus), dont on trouve encore de nombreux exemplaires. L'abondance de ces arbres avait valu à la région qui s'étend au-dessus du village de Tafira le nom de Monte Lentiscal qu'elle a conservé de nos jours. Mais, à côté de cette espèce, abondaient, l'almàcigo (Pistacia atlantica), le mocan (Visnea mocanera), le vinatico [Persea indica), l'arbousier (Arbutus canariensis), le dragon- nier1 (Dracœna draco) et les lauriers (Lauras harbusana et Laurus nobilis ou laurier-sauce), qui forment encore de grands bosquets dans les ravins.
Je ne dirai rien des fleurs, sinon que leur nombre est incalculable et qu'on en a dans toutes les saisons : au mois de janvier, par exemple, j'aurais pu charger une charrette de roses.
J'ai cité qnelques chiffres qui peuvent donner une idée de la puissance de la végétation; j'aurais pu parler de palmiers d'au moins 25 mètres de hauteur, d'eucalyptus encore plus élevés ; mais à quoi bon ? Cela ne servirait qu'à me faire taxer d'exagération, et cependant tout ce que j'ai dit est au-dessous de la réalité.
Au milieu de toutes ces plantes, le petit village de Tafira et le Monte ne peuvent manquer de présenter l'aspect le plus riant. Les vieilles maisons sont couvertes d'une immense joubarbe,
1. Le dragonnier était, jadis si commun à Tafira, que le ravin qui passe au nord du village a été appelé Barranco del Dragonal (ravin des dragon- n i ers).
qui affecte le port d'un arbuste et qui étale de toutes parts ses grands bouquets de fleurs jaunes.
Jusqu'à Santa Brigida, à 479 mètres d'altitude, le panorama change peu. Mais, à partir de ce village, les arbres fruitiers de nos pays deviennent de plus en plus nombreux. On traverse de vastes champs de blé, et, tout le long de la route, on aperçoit des poiriers, des pommiers, des cognassiers, des pruniers, des abricotiers, des cerisiers, des pêchers, des mûriers, des amandiers, des noyers et des châtaigniers. Ces arbres existent déjà dans la zone inférieure, mais, de 500 à 800 mètres, ils deviennent extrêmement abondants, tandis que les autres espèces cultivées à Tafira disparaissent peu à peu. On se croirait volontiers dans un pays montagneux du centre de la France, en voyant, mêlés à ces arbres, des saules, des peupliers, des platanes et quelques chênes. L'illusion serait complète, si les agaves, les figuiers de Barbarie et encore quelques palmiers, fort rares, il est vrai, ne venaient rappeler qu'on se trouve sous un tout autre climat. Les arbres d'Europe se trouvent bien dans cette région, où ils ne ressentent ni le froid ni la chaleur. Aussi acquièrent-ils un développement prodigieux : j'ai vu, à San Mateo, un châtaignier dont le tronc mesure 14 mètres de circonférence et dont les branches, après avoir couvert une fort grande étendue de terrain, viennent former une tente au-dessus de la route. On m'a affirmé qu'il en existait un autre plus grand encore, mais je ne puis en parler de visu.
Les végétaux n'ont point à souffrir de la sécheresse dans cette zone, et tout dénote que l'eau n'y fait pas défaut. Les toits ne sont plus terminés en terrasse, comme on l'observe près de la côte ; ils sont couverts en tuiles. La terrasse, qui sert à recueillir l'eau de pluie, n'a plus de raison d'être : des sources jaillissent entre beaucoup de rochers et même au milieu de roches basaltiques très dures. On voit, à San Mateo, des chorros (filets d'eau) s'échapper d'une roche qu'on n'entamerait qu'avec la plus grande difficulté, par de petites ouvertures circulaires qui semblent faites artificiellement, et tout à fait analogues à celles qui
existent dans le barranco de la Virgen (ravin de la Vierge), à Firgas.
La belle contrée que nous venons de parcourir est celle qu'on montre à tous les touristes, et, certes, je comprends qu'ils se laissent aller à leur enthousiasme et qu'ils ne tarissent pas en éloges sur les îles Fortunées. S'ils étaient obligés d'exécuter le voyage qu'il nous reste à accomplir, cet enthousiasme pourrait parfois se refroidir, et cependant la cumbre (la partie la plus élevée) de la Grande Canarie offre bien des sites d'une imposante beauté.
A San Mateo, nous étions déjà à 783 mètres d'altitude. Pour arriver au petit hameau de la Lechuza (la Chouette), situé à moins de 2 kilomètres, il nous faut encore gravir 140 mètres et nous apercevons à côté de nous la Hoya de Bravo, haute de 1120 mètres. Dirigeons-nous à l'ouest, en suivant le camino real qui conduit à Artenara, et, si nous ne tombons pas dans quelque précipice, nous arriverons bientôt dans ce village, situé à 1 279 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Lorsqu'on atteint Artenara, on éprouve le besoin de se reposer, et, bien qu'il n'existe aucune auberge dans la localité, on peut facilement trouver un gîte, soit dans une maison, soit dans une grotte. On voit, en effet, dans cette localité, un grand nombre de trous pratiqués dans la roche : ce sont les portes d'habitations de troglodytes. Creusées, pour la plupart, par les anciens Canariens, elles sont encore utilisées de nos jours. Il en est qui présentent des sortes d'alcôves creusées dans les parois; c'est là qu'est étendue la paillasse qui sert de lit. Toutes ces grottes ne reçoivent le jour et la lumière que par la porte ; aussi sont-elles fraîches l'été et bien abritées l'hiver.
Il existe même une église construite dans le même goût ; l'autel, le confessionnal, les bancs du chœur, tout est taillé en pleine roche.
De ressources, on n'en trouve guère à Artenara; il est bon de porter avec soi des provisions et de les garder pour soi. Mon ami, M. Ripoche, a appris, à ses dépens, qu'il ne fallait pas
partager avec les gens qui acceptent l'invitation qu'on doit toujours adresser aux personnes présentes, quand on va se mettre à table, même lorsque ces gens vous promettent, en échange, quelque chose de bon. On lui mangea le poulet qu'il avait emporté, on lui but son vin et on lui offrit ensuite... un verre de genièvre.
Malgré l'altitude, le climat d'Artenara, tout en étant beaucoup plus tempéré que celui de la côte, permet encore d'y cultiver le figuier de Barbarie. La magnifique forêt de pins de Tamadaba arrive jusqu'au village.
D'Artenara à Tejeda, le chemin devient des plus périlleux ; il faut descendre une côte qui longe de profonds précipices ; le moindre faux pas peut être fatal. Ce dernier village est bâti sur le bord d'un immense ravin, qui vient déboucher dans celui de de la Aldea de San Nicolas. Il ne comprend qu'un petit nombre de maisons, neuves pour la plupart et cependant remplies de punaises. Le malheureux explorateur qui compte s'y reposer de ses fatigues ne tarde pas à éprouver une cruelle désillusion, à moins qu'il ne possède un épiderme peu sensible. Tout autour, on ne voit qu'aiguilles basaltiques qui projettent leur silhouette noire sur le bleu de l'horizon.
Au dire de Davila, qui fut évêque des Canaries, l'atmosphère n'est pas toujours calme à Tejeda : on lui assura que, à trois reprises différentes, l'église du village avait été emportée par des tempêtes avec ses fondations et le sol lui-même ; que plusieurs propriétés avaient eu le même sort, ce qui aurait fait dire à un habitant « que ses biens n'avaient pas de racines1 (n'étaient pas fonciers), qu'il ne possédait que des biens mobiliers. »
J'ignore si ce que raconte l'évêque doit être pris au pied de
1. Le jeu de mots rapporté par le grave personnage dans les Actes du synode de l'évêché des Canaries ne peut guère être traduit en français. Raiz veut dire, en espagnol, racine et bien-fonds. La tempête emportant les terrains comme elle eut emporté un simple bahut, il n'y avait plus de biens-fonds (ayant des racines pour les fixer), tout était mobilier (mobile), même le sol.
la lettre. Ce qui est vrai, c'est que le vent souffle souvent sur ces hauteurs avec violence et que des torrents d'eau se précipitent, pendant la saison des pluies, sur la commune de Tejeda. Située dans un'immense cratère de soulèvement, brèche gigantesque ouverte presque au milieu du plateau central, elle est entourée de parois taillées à pic. A l'est notamment, dans le fond du cratère, s'élève une muraille basaltique prodigieuse, qui se termine en haut, à 1 862 mètres d'altitude, par un rocher isolé,
Fig. 25. — Bentayga, Et Roque et El Roquito.
le Roque del Nublo, dont la hauteur n'atteint pas moins de 112 mètres.
Entre Tejeda et le Nublo existent plusieurs autres rochers d'un aspect aussi imposant, quoique d'une moindre élévation : ce sont : Bentayga, El Roque et El Roquito (fig. 25). Ils forment, avec le premier, une chaîne qui part de la cordillère centrale pour se diriger à l'ouest; on dirait, de loin, autant de forteresses construites par des géants. Deux profonds ravins, le barranco de Tejeda et celui de Timagad, situés l'un au nord, l'autre au sud de cette chaîne de rochers, les isolent complètement et les font paraître encore plus élevés. Toutes ces énormes
masses se composent, en haut, de trachyte, qui repose sur une couche de phonolithe, décomposée à sa base.
Le rocher de Bentayga est inaccessible et n'offre aucune grotte apparente ; le Roque et le Roquito sont, au contraire, criblés, à leur base, de cavernes qui ont servi d'habitations aux anciens insulaires.
Pour se rendre de Tejeda à Tirajana, il faut gravir le terrible Nublo, ascension qui ne peut se faire qu'en accomplissant un nombre incalculable de zigzags ; on descend ensuite des pentes rapides jusqu'au ravin d'Ayacata. Après avoir traversé un certain nombre de montagnes, on pénètre dans le cratère de Tirajana par le Paso de la Plata. Il existe de bien mauvais pas dans ce passage ; sur certains points, les roches sont tellement glissantes que, pour s'y aventurer lorsqu'il a plu, il faut avoir le pied solide.
Avant d'entrer à Tirajana, je dois encore dire quelques mots de la cumbre. Entre San Mateo, Tejeda et Tirajana, s'étend un vaste plateau d'environ 20 kilomètres de longueur sur \ 0 kilomètres de largeur, qui s'élève à plus de 1000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Il est sillonné, en tous sens, par de profondes dépressions et hérissé de pics volcaniques, dont les plus élevés sont situés, pour la plupart, à la périphérie. En dehors de ceux dont j'ai déjà parlé, il me faudrait citer, sur les bords du cratère de Tirajana, le Pan de Azucar (pain de sucre), qui s'élève à 1 405 mètres, et surtout le pic del Pozo de la Nieve (puits de la neige), haut de 1 910 mètres, et celui de Los Pechos (les mamelles), qui atteint 1 951 mètres. Au nord-est, dans l'endroit où prend naissance le ravin de Guayadeque, on trouve le cratère de Los Marteles (1 705 mètres) et, un peu plus vers le centre, le Roque delSaucillo, dont le sommet est à 1 850 mètres d'altitude.
Cette contrée si tourmentée, avec ses grands rocs noirs et les immenses crevasses qui en partent, pour diverger dans toutes les directions, aurait l'aspect le plus sauvage si elle n'était presque partout couverte de végétation. J'ai parlé des forêts de
pins qui s'étendent au nord du cratère de Tejeda ; il en existe d'autres au sud de ce gouffre et au sud de celui de Tirajana. De nombreuses rétamas (Cytisus nubiqeniis), sortes de grands genêts particuliers à ces îles, étalent partout leurs bouquets odorants de fleurs blanches ; ;des centaines de plantes des régions tempérées, et même des pays froids, croissent dans toutes les fentes et partout où la roche est recouverte d'une couche de terre, si mince qu'elle soit. On s'explique le fait en tenant compte de l'altitude : l'élévation du plateau central est suffisante pour qu'on le voie, tous les ans, se couvrir de neige pendant l'hiver. Je m'empresse d'ajouter que la neige persiste fort peu de temps, et que les rayons du soleil viennent promptement à bout de la fondre.
Les hautes cimes de la Grande Canarie sont peu fréquentées aujourd'hui; on trouve pourtant, à 1300 mètres d'altitude, le joli petit hameau de Cuevas Grandes. Il n'en était pas de même autrefois, et, de tous les côtés, on rencontre la preuve que les anciens Canariens vivaient dans les grottes de ces montagnes. C'est même sur le pic le plus élevé, au sommet de Los Pechos, que se trouvait leur sanctuaire le plus vénéré. Il dominait de 1100 mètres la vallée de Tirajana, située elle-même à 800 mètres au-dessus du niveau de la mer.
La vallée de Tirajana n'est autre chose que le fond d'un des plus beaux cratères de soulèvement de l'archipel. Les deux villages qui l'occupent lui enlèvent quelque chose de son aspect sauvage ; mais, en arrière de San Bartolomé et de Santa Lucia, existe un cirque aussi remarquable que celui de l'île de la Palme. Des murs de basalte et de trachyte s'élèvent verticalement à un millier de mètres de hauteur ; dans un coin, se dressent, en avant de ces masses noires, des montagnes blanches (Riscos blancos) parmi lesquelles s'en détache une, de forme conique, semblable à un immense pain de sucre, ce qui lui a d'ailleurs valu le nom de Pan de azucar.
Au milieu de ce cratère de 40 kilomètres de circonférence, se détachent de nombreux cônes volcaniques et, au-dessous de
Santa Lucia, deux énormes massifs basaltiques, réunis à leur base, et qui portent les noms de Fortaleza grande et Fortaleza ckica (la grande et la petite forteresse). Ces deux montagnes, à parois absolument verticales, sont isolées par deux ravins qui les font paraître encore plus élevées qu'elles ne le sont en réalité. Elles sont percées de grottes qui furent jadis habitées, et, sur le sommet de la grande, on voit encore deux autels à sacrifices. J'ai exploré la plus grande partie de ces grottes, et elles m'ont fourni une importante série d'objets intéressants. C'estqu'elles n'avaient guère été visitées auparavant, leur situation les faisant considérer comme inaccessibles. Il existe même à leur sujet des légendes terribles. Il en est une qui renferme, dit-on, suspendue à une poutre, une peau de vache remplie, sans doute, d'argent, car, lorsque le vent pénètre dans la caverne, il agite l'immense bourse, et on perçoit très distinctement un tintement métallique. Plusieurs hommes téméraires ont essayé de s'emparer du trésor. Pour atteindre la grotte, ils se sont fait descendre à l'aide d'une longue corde ; arrivés au niveau de l'ouverture, ils ont vu sortir de l'antre une main noire, armée d'une grande paire de ciseaux si bien affilés que, d'un seul coup, la corde a été tranchée et que les malheureux sont allés se broyer au fond du ravin.
Supposant qu'il s'agissait simplement d'une grotte d'un accès très difficile, j'essayai de me la faire indiquer. Personne ne voulait me renseigner, craignant de m'exposera une mort certaine. J'avais beau affirmer que les anciens Canariens ne possédaient aucun métal, qu'ils n'avaient jamais eu de vaches et que, par conséquent, tout ce qu'on venait de me raconter était une pure fable, je n'arrivais à aucun résultat. Pour délier les langues, il me vint une idée : j'offris à ces gens de leur laisser l'argent que pourrait contenir la peau de vache. Immédiatement, tous m'indiquèrent une grotte située dans l'endroit le plus escarpé de la Fortaleza. En me voyant m'emparer d'une corde, bien décidé il braver la main noire, la plupart se cachèrent et trois seulement montèrent avec moi sur la montagne, pour maintenir l'extrémité du câble. Ils étaient d'ailleurs si tremblants, qu'ils se blottirent
derrière un rocher pour ne pas me voir descendre. La roche, entièrement polie par les eaux qui descendent du sommet, dans la saison des pluies, ne m'offrait pas la moindre aspérité pour me retenir. J'arrivai pourtant sans encombre à la grotte dans laquelle je pénétrai en imprimant à la corde un mouvement d'oscillation : elle ne contenait absolument rien.
Celles où je rencontrai des objets se trouvaient toutes à 20 ou 30 mètres au-dessus du ravin. Pour y atteindre, il me fallut faire une sorte d'escalier, en arrachant quelques fragments décomposés de roches qui se détachaient avec facilité : lorsque j'avais trouvé un point d'appui dans un des trous que je venais de pratiquer, j'en ouvrais un plus haut. En présence des difficultés que je rencontrais partout, je devenais ingénieux, et j'arrivais presque toujours à mon but.
A San Bartolomé, j'ai trouvé un homme pour m'accompagner. Nous avons ensemble parcouru toute une montagne criblée d'un si grand nombre de grottes, qu'elle ressemble de loin à un immense nid de guêpes. Avec un homme comme celui-là, je me serais hasardé à descendre au fond du plus épouvantable précipice : une saillie de 20 centimètres lui offrait un appui suffisant pour me soutenir à l'extrémité d'une corde ; jamais il ne s'est départi de son sang-froid, avantage inappréciable dans de semblables circonstances. Je fus d'autant plus heureux de rencontrer cet homme que ses compatriotes ne lui ressemblent guère : ils sont toujours pleins de bravoure, lorsqu'il n'y a aucun danger à courir. Voient-ils arriver les receveurs des contributions? vite, ils se réuniront deux cents pour accueillir à coups de pierre, sinon à coups de couteau, les malheureux qui viennent accomplir leur devoir. D'autres fois, ce sera au curé qu'ils s'attaqueront ; si on leur envoie un prêtre qui soit incapable de prendre une guitare pour les faire danser, qui affecte des allures d'homme austère, ils sauront bien le faire déguerpir. Quelques pierres habilement lancées l'avertiront qu'il ait à quitter la place. L'avertissement est parfois plus amical, et tous les gens de Tirajana se souviennent de celui qui fut donné, il n'y a pas de longues
années, au curé Romero. Un loustic de Santa Lucia proposa de déposer pendant huit jours consécutifs, dans les endroits où devait passer le pasteur, une poignée de sel (sal, en espagnol), et un bouquet de romarin (romero); c'était un rébus qu'on donnait à deviner au curé. Partout où il dirigeait ses pas, il voyait « sal (pour sale) Romero », c'est-à-dire « sors Romero » ; il comprit et s'empressa de sortir de la commune.
Il n'est peut-être pas, dans toute l'île, une localité où il se soit opéré d'aussi nombreux mélanges de races que dans la vallée de Tirajana. Au début, des Guanches vinrent s'établir dans ce fertile cratère, si bien abrité et si abondamment pourvu d'eau; les envahisseurs partis du nord de l'Afrique s'y installèrent plus tard en grand nombre, et se croisèrent avec ceux qui les avaient précédés. Après la conquête, une foule d'Européens se portèrent vers ce coin privilégié. Enfin, lorsqu'on introduisit la canne à sucre dans l'archipel, on y amena des Nègres pour la cultiver à Tirajana, ils sont restés et forment encore, à côté de Santa Lucia, un village distinct. Ils n'ont pas conservé leur type originel : ce ne sont aujourd'hui que des mulâtres à tous les degrés.
Ce n'est pas seulement dans le type de la population actuelle qu'on rencontre les traces de races aussi diverses : les grottes sépulcrales m'ont fourni des représentants de tous les types anciens ; dans les habitations, j'ai trouvé des objets qui accusent des industries bien différentes. A San Bartolomé, on montre encore plusieurs maisons en pierres sèches, antérieures à la conquête; elles ne sont assurément pas l'œuvre des Guanches, qui vivaient en troglodytes dans les grottes des montagnes voisines.
Quelle que soit leur origine, les habitants de Tirajana sont aujourd'hui essentiellement agriculteurs. Il ne pouvait en être autrement, étant donnée la fertilité de cette vallée qui produit en abondance un excellent maïs et les fruits les plus variés : les figues et les amandes de ce pays jouissent surtout d'une grande renommée. C'est peut-être dans cette région qu'on rencontre le plus de ces grosses perdrix rouges, si communes dans toutes les montagnes de la Grande Canarie.
Pour sortir du cratère de Tirajana, il faut s'engager dans des sentiers aussi difficiles que celui par lequel j'ai fait pénétrer le lecteur. Les chemins royaux qui conduisent à Las Palmas serpentent le long des précipices, et le meilleur, pour éviter des accidents, est de se confier à une bonne bête; habituées à ces sentiers, les montures n'avancent qu'avec toutes sortes de précautions, et, en général, elles ne se laissent pas choir : elles sentent trop bien qu'il pourrait leur en coûter la vie. En quelques heures, nous arrivons soit à Temisas, soit à Afluimes, localités que nous connaissons déjà; nous aurons parcouru la Grande Canarie tout entière.
CHAPITRE X
LA GRANDE CANARIE (FIN).
Productions et commerce. — Mouvement maritime. — Les habitants ; leur costume, leurs habitations et leurs aliments ; leurs caractères intellectuels et moraux. — Le clergé et les cérémonies religieuses. — L'agriculture et les procédés agricoles. — L'industrie.
Dans les pages qui précèdent, j'ai cherché à donner une idée de la fertilité du sol de la Grande Canarie. Si cette île distance, à ce point de vue, toutes les autres de l'archipel, elle le doit à l'abondance de ses sources. Avec leur climat, les Canaries donnent les productions végétales les plus diverses, lorsque le terrain n'est pas brûlé par les rayons du soleil. Or le temps est rarement couvert, la chaleur dessèche le sol, et il ne pleut guère. J'ai déjà dit que, en 1881, année exceptionnellement pluvieuse, il était tombé sur l'île la plus favorisée 16 centimètres et demi d'eau. Il faut donc avoir recours à l'irrigation, et c'est à cet usage qu'est employée la plus grande partie de l'eau de source. On comprendra aisément que la Grande Ca- narie soit plus riche que ses voisines, lorsqu'on saura qu'elle dispose chaque jour de 1 130 000 mètres cubes d'eau, tandis que Ténériffe, par exemple, malgré sa plus grande surface, ne reçoit de ses sources que 89 000 mètres cubes. Dans la première, on arrose 3640 hectares de terrain, et dans la seconde, 2 346 hectares seulement.
La Grande Canarie a récolté en moyenne, de 1857 à 1861, 97 000 hectolitres de grains; de 1876 à 1881, elle a exporté 13 882 195 livres de cochenille, représentant une valeur de 36 400000 francs ; elle récolte une grande quantité de vin, et, depuis quelques années, des milliers de quintaux de tabac. Les
olives, les figues, les bananes et les fruits de toutes sortes forment une importante branche de commerce. Elle exporte, dans les Antilles, des oignons, des pommes de terre, des patates, des légumes divers, du poisson et des fromages. La soude et l'orseille, les cuirs de chevreau, les pierres de construction, etc., font aussi l'objet de transactions commerciales; enfin le sucre commence à être demandé sur les marchés d'Europe. Malgré tout, en laissant de côté la cochenille, toutes les autres denrées exportées de 1876 à 1881 n'ont produit que 3 488 625 francs; en y joignant la cochenille, on arrive à environ 40 millions de francs pour le total des exportations, en cinq ans. Il est vrai qu'à cette époque le tabac et-le sucre comptaient à peine.
L'île pourrait encore tirer parti de ses soixante mille têtes de bétail, et surtout du poisson que pêchent à la côte d'Afrique ses dix-neuf bateaux à voiles ; chaque année ils ne rapportent pas moins de 1 600 000 kilogrammes de poisson salé. Malheureusement, il est conservé d'une façon tout à fait défectueuse, et malgré l'abondance du poisson dans ces parages, l'industrie de la pêche ne pourra donner de bons résultats que lorsqu'on aura perfectionné les procédés de conservation.
Je viens de parler des exportations de la Grande Canarie, de 1876 à 1881 ; pendant cette même période, elle importait pour 23 millions de francs de marchandises. Le charbon vient d'Angleterre ; les objets manufacturés étaient naguère tirés de France, mais aujourd'hui, je l'ai déjà dit, les produits allemands tendent de plus en plus à remplacer les nôtres. Ainsi, pendant le mois de juin 1888, sur 17 318 colis débarqués à Las Palmas, 6 684 provenaient d'Allemagne et 3 216 seulement de France. Il serait temps que nos négociants cherchassent un remède à cette situation. Sur tous les' points du globe, notre commerce d'exportation subit une crise que tout le monde est unanime à constater. Il ne suffit pas de faire cette constatation, il faut trouver le remède. Aux Canaries, ce n'est certes pas par sympathie pour les Allemands qu'on s'adresse à eux;
partout, au contraire, j'ai constaté que les Français recevaient le meilleur accueil, et je ne doute nullement qu'ils arriveraient à reconquérir en partie leur prépondérance commerciale, s'ils voulaient s'en donner la peine. Mais, pour cela, il faudrait qu'ils connussent un peu mieux le pays, et surtout qu'ils se rendissent un compte exact des besoins et des goûts de la population. Ce qui convient à une contrée ne convient pas à l'autre; ce que les Canariens achetaient à n'importe quel prix, lorsque la cochenille faisait affluer chez eux les onces d'or, ils ne l'achètent plus aujourd'hui que nos concurrents leur offrent des articles mieux à la portée de leur bourse.
Le lecteur voudra bien me pardonner cette digression; comme tous les voyageurs, j'ai pu constater un état de choses attristant pour des Français, et je n'ai pas cru pouvoir le passer sous silence. Je reviens à la Grande Canarie.
Les chiffres que j'ai donnés remontent, pour la plupart, à quelques années. Le commerce de cette île a pris, depuis cette époque, une importance bien plus grande : la création du port de La Luz a donné une vigoureuse impulsion aux transactions commerciales. En 1883, il n'avait touché à Las Palmas que deux cent trente-six navires à vapeur; en 1887, ce chiffre s'est élevé à six cent soixante, triplant presque en trois ans.
En 1888, le nombre des vapeurs qui ont relâché à Las Palmas a été de neuf cent quatre-vingt-trois ; enfin, en 1889, ils ont atteint le chiffre de onze cent quatre-vingts. A Sainte-Croix de Ténériffe, la capitale de la province, il n'en a touché que sept cent cinquante-trois en 1888, et neuf cent onze en 1889. Tous ces navires déchargent des marchandises et en prennent; l'année dernière ils ont embarqué 166 341 tonnes de charbon à Las Palmas seulement.
Je ne citerai pas davantage de chiffres ; ceux qui précèdent suffisent à montrer que cette petite île, perdue au milieu de l'Océan, a bien quelque importance ; le port de Las Palmas est aujourd'hui l'un des plus importants d'Espagne. Les navires qui le fréquentent, le câble sous-marin qui le relie à Cadix,
permettent à ses habitants d'avoir avec l'Europe des relations quotidiennes. Aussi ne saurait-on s'étonner de trouver là une population complètement européenne. J'en ai dit d'ailleurs quelques mots et n'ai pas l'intention de parler plus longuement des citadins.
Les habitants des campagnes commencent à adopter les mœurs, les usages des gens de la ville ; ils offrent encore, cepen-
Fig. 26. — Journalier et marchande de fruits, sur la place de Teror.
dant, un certain nombre de particularités qui ne sont pas dépourvues d'intérêt.
Le costume des hommes, je l'ai décrit en parlant des pasteurs ; je rappellerai qu'il se compose d'une chemise de grosse toile, d'un caleçon de même tissu, dont les jambes, démesurément larges, ne dépassent guère le genou, d'un gilet sans manches, d'une longue ceinture de laine rouge, enroulée plusieurs fois autour du corps, et d'un informe chapeau de feutre (fig. 26). Le caleçon est généralement attaché à l'aide d'un bout
de ficelle; l'ampleur des jambes permet de satisfaire certain besoin naturel sans le délier : il suffit d'en relever une. Le chapeau, de feutre très grossier, ne tarde pas à se trouer au sommet, ce qui n'empêche pas de le porter tant que la tête ne passe pas au travers. Le couteau-poignard, la feuille de tabac roulée, le briquet, l'amadou et la blague, font partie intégrante du costume masculin. Cette dernière, fabriquée en cuir par les cordonniers du pays, se compose de deux poches, l'une pour le briquet, l'autre pour les feuilles de maïs qui remplacent le papier à cigarettes, et d'une courroie en cuir qui sert à l'attacher. Elle est ornée d'œillets en laiton et de petits morceaux de cuir rouge ou noir, qui tranchent sur la couleur jaune de l'objet.
A la ville, ai-je dit, les femmes du peuple se couvrent la tête d'un foulard plié en triangle, dont une pointe retombe en arrière, tandis que les deux autres sont fixées sous le menton. Les jours de fête, elles remplacent le mouchoir par un morceau de flanelle blanche. C'est également la coiffure de toutes les campagnardes; mais elles ont l'habitude de porter, par-dessus le mouchoir, un petit chapeau, pareil à celui des hommes (fig. 26). Leur costume se compose d'un jupon et d'une camisole en cotonnade.
Quant aux enfants, on les habille d'une simple chemise jusqu'à quatre ou cinq ans. A cet âge, on ajoute à ce vêtement un peu sommaire un large caleçon pour les garçons ou un jupon pour les filles.
Habitués à marcher sans chaussures, tous ces gens ne redoutent ni les plantes épineuses, ni les roches tranchantes ; on les voit courir nu-pieds au milieu des coulées de lave qui, en quelques heures, déchirent les souliers les plus solides. Dans les villes, ils ne se montrent jamais sans chaussures; mais, pour ne pas être gênés en chemin, ils les portent, les hommes au bout d'un bâton, et les femmes sur leur tête. Aux portes de Las Palmas, on voit, toute la journée, des gens accroupis pour mettre leurs souliers ou les enlever, ce qui s'observe, d'ailleurs, dans toutes les îles.
Un grand nombre de Canariens vivent encore dans des grottes ;
à côté de la Caldera de Bandama, on rencontre un village entier de troglodytes, La Talaya (fig. 27). La plupart se construisent des maisons en pierres brutes, recouvertes, en dedans et en dehors, d'un enduit à la chaux. Le toit, en terrasse, est fabriqué d'une manière spéciale : sur les chevrons, on place une couche delroseaux qu'on attache les uns aux autres et qu'on recouvre d'un mélange de terre glaise et de paille. Une fois cette couche
Fig. 27. — Vue de La Talaya.
sèche, on se contente de répandre par-dessus une sorte d'argile blanche, très onctueuse, la tierra zamora, qui ne se laisse pas traverser par l'eau.
Le mobilier est des plus simples : un lit, composé de quatre planches qui supportent une paillasse, un coffre pour garder les nippes, une natte sur le sol, un vase pour l'eau, un grand plat pour griller le grain, une petite meule à main, en font presque tous les frais. On rencontre souvent de grands filtres en grès, posés sur une charpente qui sert d'étagère et qui supporte quelques assiettes exotiques en grossière faïence ornée de fleurs ; mais cette vaisselle n'est là que pour l'œil, car on n'em-
ploie guère, pour pétrir le gofio, qu'une gamelle en bois ou une écuelle en terre grossière, façonnée à la main, sans le secours du tour, comme toutes les poteries de l'archipel. Dans quelques maisons, on trouve des chaises tout en bois, mais la table manque presque partout ; c'est que, pour manger, tout le monde s'accroupit sur la natte, autour de la gamelle, dans laquelle chacun puise à son gré.
Les Canariens sont prolifiques, et, dans les campagnes, on voit des familles très nombreuses. Il serait difficile de placer, dans les maisons, des lits pour tout le monde ; aussi les enfants couchent-ils pêle-mêle sur des tas de paille, le plus souvent dans les étables. Comme ils dédaignent les soins de propreté les plus élémentaires, il n'est pas surprenant que, dans de semblables conditions, ils soient remplis de vermine. Ceux qui couchent dans des lits ont, en outre, l'agrément d'être dévorés par les punaises. Mais toutes ces bestioles ne troublent en rien leur sommeil, tant il est vrai que l'habitude est une seconde nature.
La nourriture de tous les habitants se compose principalement de gofio, comme dans les autres îles ; ils y joignent un peu de poisson salé de mauvaise qualité, qui se vend à moitié putréfié, des pommes de terre, du fromage et des fruits, parmi lesquels les figues ordinaires et les figues de Barbarie jouent le plus grand rôle. Le soir, la femme fait bouillir quelques herbes dans de l'eau, sans beurre, sans graisse d'aucune sorte, et ce bouillon sert à pétrir le gofio, au lieu d'eau pure. On fait encore, à la Grande Canarie, une grande consommation d'une espèce de grand chardon, qui donne des fleurs aussi grosses que celles de l'artichaut.
L'eau est la boisson ordinaire ; le Canarien ne boit pas en mangeant ; mais, après le repas, il avale une grande tasse d'eau. Dans certains villages, il est des gens qui ne connaissent pas plus le vin et l'eau-de-vie que le pain. Je dois dire, pourtant, que c'est là l'exception et que les habitants des deux sexes, sobres à l'ordinaire, s'enivrent volontiers les jours de fête, surtout au sortir de l'église.
Dans tous les villages importants, on peut, aujourd'hui, se procurer du pain ; mais les boulangers n'ont pas encore une nombreuse clientèle. Les paysans estiment que le pain est bien moins nutritif que le gofio, et il est tout à fait exceptionnel qu'ils en fassent usage. Ce qui est certain, c'est que la farine de maïs torréfié est d'une digestion assez difficile et que, après en avoir absorbé une certaine quantité, on reste un bon nombre d'heures sans éprouver la faim.
Il n'est guère consommé de viande dans toute l'île. Le fait peut paraître assez surprenant, [si l'on songe au nombre de vaches, de moutons et de chèvres qu'elle nourrit et à l'abondance du gibier ; on ne saurait l'expliquer que par l'action du climat. Tout en mangeant peu de gibier, les Canariens ont la passion de la chasse. Ils s'emparent des lapins de la même manière qu'à Fortaventure, c'est-à-dire à l'aide d'un grand lévrier et d'un bâton. Dans la plupart des maisons, on trouve un vieux fusil, tout disloqué, souvent raccommodé au moyen de ficelles, et c'est avec cette arme qu'ils donnent la chasse aux perdrix, aux cailles et aux pigeons. Ces derniers sont encore plus abondants que les perdrix ; on en voit des vols, composés de plusieurs centaines, s'abattre tout à coup sur un champ, où ils exercent les plus grands ravages. Il est assez difficile de les approcher ; pour tromper leur méfiance, le chasseur canarien se couvre de branchages et s'avance en rampant, tenant son fusil d'une main et, de l'autre, une branche derrière laquelle il se cache. Lorsqu'il se croit à portée, il plante sa branche dans le sol et vise à son aise. D'autres s'embusquent derrière un buisson et attendent, des heures entières, que le gibier s'approche ; mais aussi, comme leur patience est récompensée ! D'un coup de fusil, ils tuent jusqu'à douze ou quinze pigeons ; un de mes fermiers en tua vingt-deux d'un seul tir.
Ils aiment d'autant plus cet exercice qu'il leur est maintenant défendu ; on ne doit plus chasser sans permis, ce qui n'empêche pas des enfants de quatorze ans de braconner à la barbe des guardias provinciales. Il est défendu également de s'emparer du
bien d'autrui, et cependantle nombre des maraudeurs est incalculable. Les paysans ont tellement confiance dans la probité de leurs voisins, qu'ils imaginent une foule de procédés pour sauvegarder ce qui leur appartient. J'ai vu enterrer au pied des arbres, des branches de figuiers de Barbarie sauvages, avec leurs longues épines, résistantes comme de l'acier; d'autres font des trappes; il en est qui badigeonnent leurs plus beaux fruits de substances nuisibles, préférant les perdre que de les voir manger par des voleurs.
N'allez pas employer ce mot à la Grande Canarie ; comme Jean Hiroux, les paysans le trouveraient bien vilain. Ils ont imaginé un euphémisme pour désigner leurs larcins ; prendre chez les autres ce dont on a besoin, ce n'est pas robar (voler), c'est apana?% comme qui dirait mettre dans ses poches ou dans sa jupe.
Je m'empresse d'ajouter que, si les petits vols de fruits, de bois, d'herbe, etc., ont lieu journellement, il est très rare de . voir des vols importants. Le Canarien est même foncièrement honnête, et on peut lui confier quoi que ce soit avec la certitude que rien ne sera détourné. Cette assertion semble en contradiction avec ce qui précède, et pourtant il n'en est rien; le paysan a le vol en horreur, mais, je le répète, il a pris l'habitude de ne pas considérer comme une chose répréhensible de dérober certains objets déterminés. Il ira jusqu'à prendre une mesure de grain dans l'aire d'un voisin, et il se garderait bien de s'emparer de deux cnartos (6 centimes).
Malgré les exceptions que j'ai signalées, l'habitant de la Grande Canarie est généralement hospitalier. Il n'oublie pas les services qu'on lui rend, de même qu'il conserve le souvenir des mauvais traitements. Jamais, cependant, il ne se rebiffera devant le maître, qu'il sait avoir toujours raison. Il ne cessera pas de l'appeler Su Merced (Sa Grâce), mais il n'en conservera pas moins une dent contre lui. De là résulte une dissimulation, une hypocrisie, dont la responsabilité pourrait bien revenir à ceux qui devraient donner l'exemple. En effet, le paysan est
naturellement franc, gai, ami des divertissements de toutes sortes. Le chant et la danse sont ses distractions favorites. Il s'accompagne habituellement en raclant sur une guitare des airs d'une étonnante monotonie. On trouve pourtant de vrais musiciens, surtout parmi les pasteurs ; leur instrument favori consiste en une simple flûte en roseau, dont ils tirent des sons qu'on n'attendrait pas d'un tel instrument. Je me souviens d'un concert qui me fut donné peu de temps avant mon départ et qui me permit de me faire une idée de leurs dispositions musicales.
J'avais guéri un aveugle qui devait sa cécité à une maladie spécifique. Le père m'en sut tellement de gré qu'il voulut m'en témoigner sa satisfaction à sa manière. Il savait que j'avais un certain goût pour la musique et il m'amena les plus fameux joueurs de flûte de Telde. Pendant plusieurs heures, ils exécutèrent les airs de leur répertoire ; de son côté, le père improvisait des chansons, dans lesquelles il me comparait au Christ, qui rendait aussi la vue aux aveugles. Ces pasteurs étaient certes de véritables artistes, et il leur suffisait d'entendre une fois un air quelconque pour pouvoir l'exécuter immédiatement sur leur flûte, en observant les moindres nuances.
Et pourtant, ces gens-là n'avaient pas reçu l'instruction la plus élémentaire. Ce n'est pas dans les campagnes canariennes qu'il faut aller chercher des gens instruits : celui qui sait lire et écrire est un savant. Il existe, cependant, des écoles dans un certain nombre de communes, mais les maîtres ne sont pas des pédagogues émérites et les élèves ont peu de volonté d'apprendre. J'ai eu un domestique qui, après avoir fréquenté l'école pendanl cinq ou six ans ne savait pas l'alphabet; malgré cela, il était aussi intelligent que les autres, qui, il faut le dire, n'en savaient guère plus que lui. Les paysans ignorent jusqu'à leur âge; bien des fois, j'ai entendu des hommes d'une soixantaine d'années me dire qu'ils pouvaient avoir de vingt à cinquante ans; il ne faut pas leur demander de préciser; trente ou quarante ans de plus ou de moins ne sont rien à leurs yeux.
Des individus aussi ignorants doivent fatalement être très
superstitieux; ils croient aux sorciers, aux fées, aux revenants.
Ils sont cependant catholiques, mais ils ne comprennent guère ce qu'il peut y avoir d'élevé dans le catholicisme. Il faut parler à leurs sens, et les prêtres doiventfairede la mise en scène. Je ne parlerai pas des cérémonies de la semaine sainte avec accompagnement de musique, de pétards, de feux de Bengale; je ne dirai rien des processions, mais je ne puis passer sous silence une représentation à laquelle j'ai assisté le 6 janvier. Des personnages, habillés de longues robes, avec une couronne de papier doré sur la tête, figuraient les mages. Ils suivaient une étoile qui allait les conduire à la crèche. Cette étoile était tout une trouvaille, bien que le truc fût assez simple, comme on va le voir. Qu'on se figure un vieux poêlon, dont le fond était découpé en forme d'étoile ; sur ses bords étaient percés des trous dans lesquels passaient deux longues ficelles tendues à une certaine hauteur, d'une extrémité à l'autre de l'église. Une troisième corde, attachée à la queue de la poêle, servait à la faire avancer. Il ne s'agissait plus que d'éclairer l'appareil au moyen d'une bougie, dont on n'apercevait la lumière qu'à travers la découpure. Cette représentation ne manque jamais d'attirer une foule de fidèles.
En sortant de l'église, un grand nombre d'individus vont s'enivrer avec de l'eau-de-vie que leur envoient les nations civilisées, ou avec celle qu'on commence à fabriquer dans le pays. Très souvent, la journée se termine par des rixes, dans lesquelles le gourdin et surtout le couteau jouent un rôle.
Il est un précepte que les insulaires acceptent sans difficulté ; c'est la résignation aux décrets de la Providence. Les Canariens sont devenus aussi fatalistes que des musulmans. Un père ne recommande pas à son enfant d'être honnête et travailleur ; il se contente de lui dire : « Dieu te fasse bon ! » Lorsqu'un malade lutte contre la mort, il se trouve généralement quelque vieille sorcière pour rappeler que c'est un crime de vouloir lutter contre la volonté divine, ce qui revient à dire qu'il ne faut pas chercher à sauver le moribond. Tout le
monde se retire alors, laissant sans soins le malheureux, près duquel on ne revient que lorsqu'il a rendu Ile dernier soupir. Après avoir confié ses semences à la terre, le laboureur attend patiemment ; il récoltera si Dios quiere (si Dieu le veut), et il est inutile qu'il se donne la moindre peine. Il peut dès lors se laisser aller au farniente.
J'ai essayé de dépeindre les paysans canariens ; je l'ai fait sans le moindre parti pris, car j'aime ces bonnes gens, malgré tous leurs défauts. J'ai même la conviction que, le jour où l'instruction se répandra parmi eux, la plupart de ces défauts disparaîtront. Une fois entrés résolument dans la voie du progrès, ils sauront tirer de ce riche pays tout ce qu'il peut produire et verront alors luire pour eux de beaux jours.
Ce que je viens de dire du caractère s'applique aux habitants des autres îles, tout autant qu'à ceux de la Grande Canarie ; j'ai eu en vue tous les paysans, sans distinction. Il me reste à dire deux mots des différentes catégories de paysans.
Ils se divisent en pasteurs, pêcheurs et agriculteurs ; on trouve aussi parmi eux quelques artisans (maçons, charpentiers, forgerons, etc.). J'ai suffisamment parlé des pasteurs pour n'avoir plus besoin d'y revenir.
Les pêcheurs sont de deux sortes : les uns ne quittent pas l'île, tandis que les autres vont pêcher près du littoral africain. Les engins qu'ils emploient consistent en filets, en nasses et en lignes de fond. L'abondance du poisson est telle, qu'il se vend toujours à un prix peu élevé. Près du Sahara, on pêche une sorte de gade qui, bien salé, ferait une excellente morue. J'ai dit que les bateaux de la Grande Canarie en rapportaient chaque année près de 2 millions de kilogrammes ; s'ils en avaient le débouché, les pêcheurs pourraient en prendre beaucoup plus. Il y aurait évidemment une industrie à créer : celle des conserves de poisson. Diverses tentatives ont été faites, mais, dans des conditions telles, qu'elles devaient fatalement échouer. Je ne ferai pas l'historique de ces entreprises ; je me bornerai à rappeler qu'une société voulut fonder un établissement à Graciosa, dans
un des îlots du nord, qui ne renferme ni un habitant, ni une goutte d'eau. Le seul endroit où on puisse réussir, c'est à la Grande Canarie : par sa situation, par les ressources qu'elle offre, elle est appelée à devenir le centre de cette industrie nouvelle.
J'ai décrit les mœurs des pêcheurs canariens, qui, comme partout, forment une population spéciale. S'ils se contentent pour demeures de grottes ou de tentes, ils font une grande consommation d'eau-de-vie. Les femmes ne laissent pas leur part aux hommes ; elles ne dédaignent ni le tabac, ni le genièvre.
Les agriculteurs sont les êtres les plus routiniers qu'on puisse trouver. Le seul travail dans lequel ils excellent, c'est dans la construction des murs en pierres sèches, qui doivent retenir la terre, sur les versants des montagnes escarpées. Dans les terrains qu'on arrose, on met des engrais et on laboure avec quelque soin, pour obtenir trois ou quatre récoltes par an; mais, partout ailleurs, on se contente de jeter les semences à la surface du sol, sans lui faire subir préalablement aucune préparation. A l'aide d'une charrue primitive, à un seul bras, armée à l'extrémité d'un tout petit soc en fer, on recouvre ensuite, tant bien que mal, les grains. Cette charrue, la seule employée dans l'archipel, ne pénètre pas à plus de 20 centimètres. Il faut réellement que la terre soit d'une fertilité extrême pour produire, de cette façon, les récoltes dont j'ai parlé. N'allez pas conseiller à un laboureur d'enlever les pierres qui parsèment son champ ; il vous répondra qu'elles conservent l'humidité. Il est impossible de lui faire comprendre qu'elles conservent surtout les grains qui se trouvent dessous, et si bien, qu'ils ne sauraienl germer.
Ce qui mûrit est apporté, à dos de bête, dans de grandes toiles, à l'aire, qui affecte toujours une forme circulaire ; elle est entourée d'un petit mur en pierres sèches et pavée de dalles volcaniques. A partir de ce moment, le cultivateur ne quitte plus ses récoltes, tant il a confiance dans la probité de ses voisins. La nuit, il couche dans l'aire, accompagné de son chien ; sans lui, il mourrait de peur. Tous les Canariens ont une grande
foi dans cet animal ; ils le considèrent comme un excellent gardien. Le fait est que, dès qu'un chien commence à aboyer, tout le monde se sauve, et pourtant il n'est pas bien terrible, le chien de la Grande Canarie. Il me suffisait de le regarder en face pour le faire taire. Les paysans, qui ont l'habitude de gesticuler aussitôt qu'ils aperçoivent le moindre roquet, ce qui ne sert qu'à l'exciter, furent très étonnés de me voir rester impassible en face du chien le plus redouté ; ils ne manquèrent pas de m'attribuer un pouvoir surnaturel.
Pour battre le grain, on se sert encore du trille, l'antique iribulum, composé d'une grosse et large planche dans laquelle sont enchâssés des fragments de pierre dure. Des vaches traînent l'instrument sur lequel monte un homme, ou des enfants, et l'opération ne se termine que lorsque la paille est littéralement hachée.
S'il faut du temps pour battre le grain, il en faut bien davantage pour le vanner. Pour cela, on lance en l'air, à l'aide d'une fourche de bois, grain et paille ; le vent entraîne la paille et le grain retombe à la même place. Si la brise s'obstine à ne pas souffler, il faut attendre. J'ai vu des métayers passer huit jours pour vanner vingt hectolitres de blé.
Toutes ces opérations se font en chantant sur un air triste et monotone. Le chant se réduit, d'ailleurs, à une phrase, que le travailleur lance à pleins poumons toutes les cinq minutes environ.
Les cultivateurs canariens sont des métayers ; le propriétaire prête le terrain, fournit la moitié de la semence et partage les récoltes avec celui qui travaille.
Dans ce pays où l'eau est la boisson habituelle, on récolte pourtant des vins excellents. Aussitôt le raisin vendangé, on le porte au pressoir. Des hommes le foulent aux pieds, et on en extrait immédiatement le jus, qui fermentera plus tard dans les fûts. Cette fermentation se fait avec une grande lenteur; elle n'est terminée qu'au bout de plusieurs années. En séparant le liquide des pépins et de la grappe, on ne lui permet pas de dis-
soudre le tanin que contiennent ces parties et qui en assurerait la conservation ; aussi, n'est-il pas rare de voir le vin devenir gras.
Il est bien inutile de parler de l'industrie de la Grande Ca- narie. En dehors des usines à sucre, des fabriques de rhum et de cigares, on ne trouve presque rien. Je pourrais à peine signaler les petits moulins à gofio, en lave, entièrement semblables à ceux des anciens habitants, des écuelles en bois, des cribles en paille et en palmier, des sacs en peau pour conserverie gofio, des nattes en feuilles de palmier, des paniers en roseau, de grossières poteries et des couteaux. Ce sont peut-être ces derniers objets qui sont les plus remarquables. Le manche se compose d'une série de rondelles de laiton alternant avec des rondelles de corne finement incrustées de métal ; le tout est fortement serré contre la lame au moyen d'un écrou. A ces quelques objets, se borne à peu près toute l'industrie canarienne. On ne pouvait espérer davantage d'individus aussi primitifs et aussi ignorants que ceux dont il vient d'être question.
CHAPITRE XI
TÉiNÉRIFFE.
Sainte-Croix. — Excursion dans le nord ; un chemin royal. — San Andrès.
— Igueste. — Anaga ; un descendant des Guanches ; le phare ; l'hospitalité qu'on y trouve. — Taganana. — Taborno et son maire ; des gens qui ne connaissent ni le pain ni le -vin. — Las Carboneras. — Tegueste. — Tejina. — Punta del Hidalgo ; des hôtes incommodes.
De quelque côté qu'on aborde l'île de Ténériffe, on éprouve, au premier moment, une impression de tristesse. Partout s'élèvent de hautes falaises, noires, arides, au pied desquelles la mer vient briser avec fureur. Les côtes, assez déchiquetées, ne présentent pourtant qu'un très petit nombre de caps à signaler. Au nord, se trouvent la pointe d'Anaga et celle d'Ante- querra; à l'est, celles del Socorro et d'Abona; au sud, la Punta Roja et la Punta Rasea ; à l'ouest, la Punta de Teno, la plus importante de toutes ; au nord-ouest, la pointe de Buenavista et celle del Hidalgo. La plupart des baies ne sont que de mauvaises petites criques, qui ne méritent pas même une mention. Les seuls ports fréquentés sont ceux de Sainte-Croix (en espagnol, Santa Cruz) et de l'Orotave (Orotava). Un troisième port, celui de Garachico, a été presque entièrement comblé, au siècle dernier, par une éruption de la AJontaita Negra, un des volcans qui entourent le pic de Teyde.
Le port de Sainte-Croix, situé à 55 kilomètres à l'est de la Grande Canarie, ne vaut guère mieux que l'ancienne rade de Las Palmas. Le môle, commencé il y a plusieurs siècles, n'a guère plus de 300 mètres de longueur et abrite fort mal la rade ; aucun navire ne peut y accoster. On travaille à son prolongement, mais, de temps à autre, un coup de mer vient détruire
FIG. 28. — Vue de Sainte-Croix de Ténériffe, capitale de l'archipel canarien.
ce qu'on avait construit à grand'peine. Que les travaux soient poussés avec plus d'activité, qu'on arrive à le terminer, ce môle pourra être « d'une grande utilité pour les communications avec la terre par l'abri qu'il donnera aux embarcations » ; mais il ne fera jamais de la baie de Sainte-Croix un port qui puisse rivaliser avec celui de La Luz.
Aujourd'hui, les navires jettent l'ancre au nord du môle, où ils trouvent un plateau de mouillage très étroit. Ils sont toujours exposés à perdre leurs ancres par les gros temps, à cause des roches dont le fond est parsemé. Cet accident arrive assez fréquemment, et M. Berthelot, notre regretté consul, qui a vécu si longtemps à Ténériffe, me disait un jour qu'il se contenterait du capital que représentent les ancres et les chaînes qui gisent au fond de la rade de Sainte-Croix.
La ville (fig. 28), capitale de la province des Canaries, est loin d'offrir l'aspect riant de Las Palmas. Entourée de montagnes stériles, elle ne présente de végétation que du côté de l'ouest. On n'y trouve ni les beaux jardins, ni les édifices de la capitale de la Grande Canarie. Près du môle, se voit un petit square de peu d'apparence ; la place de la Constitution est entièrement dallée et n'est ornée que d'une colonne supportant la Vierge de la Chandeleur, gardée par quatre rois guanches, et d'une croix à l'autre extrémité. Il est vrai qu'il existe une ravissante promenade au centre de la ville, la Plaza del Principe ; c'est là que se réunit, le soir, toute l'aristocratie de la ville, et qu'on peut entrevoir, dans la demi-obscurité, les jeunes senoritas, qui n'exposent jamais, pendant le jour, leur teint pâle aux ardeurs du soleil.
Les édifices de Sainte-Croix comprennent deux églises assez laides et la résidence du capitaine général, gouverneur militaire de la province. On trouve bien encore deux hôpitaux, l'un civil, l'autre militaire, des casernes et un maison sale, sans ornements, qu'on décore du nom de théâtre ; il paraît que, de loin en loin, on y donne des représentations. La municipalité est installée dans le vieux couvent de San Francisco, derrière l'église de ce nom ; on dirait que les autorités civiles cherchent à se
dissimuler derrière les autorités religieuses. Et, en effet, comme dans les autres îles, le clergé tient ici le haut du pavé.
Les principales maisons de la ville sont groupées autour de la place de la Constitution, auprès du môle et dans la rue du Château (del Castillo). C'est sur la place même que se trouvent les deux hôtels espagnols avec leurs cours remplies de palmiers, de bananiers, de bougainvilliers et de mille autres plantes. Ces fondas ont, à première vue, un assez joli aspect ; mais il faut bien se garder de se fier aux apparences : les chambres sont infestées de punaises et de moustiques, qui semblent s'acharner de préférence sur les nouveaux venus ; sur tous les murs courent, la nuit, des nuées de ces affreuses cucarachas (Blatta ameri- cana), qui ont, paraît-il, été importées d'Amérique. Le milieu leur a si bien convenu qu'elles se sont multipliées outre mesure. Le scorpion, également importé du nouveau monde, ne s'est pas propagé avec la même rapidité. Bien qu'on en rencontre de temps à autre dans les maisons de la ville, il est presque confiné dans les anciens bâtiments de la douane.
Ce qui achève de faire prendre en grippe les fondas espagnoles de Ténériffe, c'est la nourriture. D'un bout de l'année à l'autre, on est condamné, le matin, à des œufs frits, du poisson frit et de la viande, dure comme du cuir, frite également. Le soir, le menu n'est pas plus varié, et on est sûr de voir apparaître l'éternel puchero. Ce pot-au-feu est une vraie macédoine; il se compose de viande, de garbanzos ou pois chiches, de choux, de pommes de terre, de patates douces, de haricots verts, de citrouille, de poires vertes. Cette liste, qui peut paraître fantaisiste, n'est cependant pas complète et il faut avoir mangé ce potage, additionné de beaucoup de riz, pour s'en faire une idée. Les choses ont peut-être changé depuis mon séjour dans cette ville; de nouveaux hôtels ont été fondés, et la concurrence a pu secouer de leur torpeur les anciens fondistas.
Sainte-Croix est une véritable fournaise; dans la journée, toutes les rues sont désertes. Lorsqu'un audacieux s'y aventure, il voit de tous les côtés s'ouvrir de petits judas ménagés au
centre des jalousies ; un minois de femme se montre dans l'ouverture et deux yeux se braquent obstinément sur le promeneur, regardé comme une bête curieuse. Dans les faubourgs, notamment dans celui qui se trouve au sud du ravin qui traverse la ville, les femmes ne se cloîtrent pas avec le même soin ; on les aperçoit, étendues à l'ombre, se cherchant mutuellement les poux, pendant que les enfants, complètement nus, barbotent dans l'eau.
La population pauvre ne brille pas par la propreté ; on rencontre des femmes vêtues d'un jupon en haillons et d'une chemise laissant voir une poitrine qui aurait fortement besoin d'être lessivéé. Les hommes, notamment les portefaix, portent souvent, pour tout costume, un caleçon et un chapeau à larges bords. La classe aisée se vêt à l'européenne ; les femmes remplacent même aujourd'hui par un chapeau la mantille qui leur allait si bien.
La capitale des Canaries ne m'arrêtera pas plus longtemps. J'aurais pu y signaler le jardin de don Pedro Foronda, que vont visiter tous les étrangers, et où se trouvent réunis la plupart des végétaux que j'ai cités en parlant de la Grande Canarie ; mais le lecteur connaît suffisamment la végétation de ces îles pour que je n'aie pas besoin d'y revenir. Nous allons, de suite, entreprendre un voyage à travers Ténériffe.
Au nord de Sainte-Croix, les montagnes arrivent jusqu'à la mer. Au delà du fort de Paso Alto, on peut pourtant longer la mer en passant sur une plage de gros galets ; on arrive, à marée basse, jusqu'au Bufadero. J'ai dit qu'on appelait ainsi une sorte de siphon par où jaillit, en mugissant, l'eau qui pénètre avec force dans une grande grotte volcanique. Une petite ouverture verticale, percée dans le fond de la caverne, laisse échapper le liquide, qui s'élève en poussière à une hauteur de 6 à 8 mètres.
A" partir de ce point, il faut gravir une colline pour rejoindre le camino real. J'ai déjà eu l'occasion de parler des chemins royaux de l'archipel canarien ; mais celui qui conduit à San Andrès mérite une description spéciale. Qu'on se figure une
série de montées et de descentes tellement escarpées qu'on est souvent tenté de se cramponner aux roches pour ne pas tomber. De distance en distance, de petites croix de bois signalent les plus mauvais pas. N'allez pas croire que ces petites croix aient été placées là dans le simple but d'effrayer le voyageur ; elles y ont été fixées tant bien que mal lorsqu'un malheureux a été victime d'un accident suivi de mort. Par le nombre de ces bornes kilométriques d'un nouveau genre, il est facile de se rendre compte de celui des pauvres diables qui se sont cassé le cou dans le chemin royal qu'on parcourt.
La première fois que j'ai suivi celui dont il s'agit, c'était la nuit. Pour éviter la chaleur excessive, j'étais parti, le soir, de Sainte-Croix, accompagné du commandant Ricardo Nouvilas qui, pendant plusieurs mois, voulut bien me servir de guide et d'interprète. Nous emmenions avec nous un âne chargé de nos bagages. La nuit était obscure, et nous n'avancions qu'avec les plus grandes précautions. Dix fois, la charge de notre bête roula à terre ; je ne sais comment nous sommes arrivés sains et saufs à San Andrès.
Toute cette partie de l'île est complètement brûlée par le soleil ; la végétation se réduit presque exclusivement à des euphorbes. Il existe notamment un certain Barranco Seco (ravin sec) où j'ai vu, par un temps du sud, le thermomètre s'élever, dans un cul-de-sac où le soleil dardait ses rayons, à 80 degrés centigrades. Dans ce ravin, un berger m'a trouvé, sous un énorme rocher, une petite flaque d'eau douce. Comme je l'ai bue avec délices jusqu'à la dernière goutte ! J'avais tellement transpiré que j'étais couvert de sudamina; je me jetai à l'eau tout en sueur, au grand effroi du général Nouvilas, le père du commandant, qui était venu nous rejoindre. C'est un procédé dont je me suis toujours trouvé très bien et que je ne saurais trop recommander. Quelques minutes d'immersion suivie d'une bonne friction, et l'on se trouve frais et dispos.
San Andrès est la première vallée qui possède de l'eau et, par conséquent, la première qui soit cultivée. Elle renferme un petit
village habité par une population peu hospitalière ; il m'est arrivé d'être obligé de passer la nuit dans une grotte. Les habitants ont une réputation de traîtrise et de méchanceté quelque peu méritée. Ricardo sut en obtenir tout ce qu'il voulait, grâce à son revolver. La plupart ne connaissaient pas ce joujou, mais il leur en montra l'effet sur une pauvre poule, qui cherchait sa vie dans la rue, et, depuis ce jour, il fut entouré d'un profond respect par ces gens qui ne s'inclinent que devant la force brutale. Cette expérience nous permit de trouver un guide pour nous conduire à Anaga.
Dans tous les villages de Ténériffe, il ne faut espérer trouver aucune ressource. Lors de ma première expédition dans le nord, je n'avais emporté que quelques provisions de bouche. A San Andrès, nous fûmes obligés de les attaquer, et, comme nous ne marchions qu'à petites journées, fouillant ravins et montagnes, les vivres diminuèrent rapidement. A Igueste, les derniers disparurent ; nous ne pûmes trouver, dans ce hameau, que des oranges et quelques pommes de terre. Et pourtant, la vallée d'Igueste est fertile ; même au milieu de l'été, un filet d'eau coule dans le ravin et permet d'arroser les quelques terrains qu'on cultive. Mais le hameau ne se compose que de quelques maisons, et les habitants ne récoltent guère que le grain qui leur est nécessaire pour leur gofio.
Après avoir passé Igueste, on ne voit plus que des montagnes arides qui forment le fouillis le plus inextricable. Il nous fallut toute une journée pour arriver à la cumbre. La nuit tomba sans que nous eussions aucun aliment à nous mettre sous la dent. Depuis le matin, nous n'avions aperçu ni un être humain, ni un animal, à part des chats sauvages qui fuyaient à notre approche. Nous venions de nous engager dans un taillis et nous cherchions un endroit un peu abrité pour y passer la nuit, lorsque nous entendîmes, dans le lointain, les aboiements d'un chien. Nous nous dirigeâmes du côté d'où partait le bruit, et nous arrivâmes à une mauvaise cabane en pierres sèches, où nous fûmes reçus avec la plus grande cordialité. Nous étions au hameau d'Anaga,
dont nous n'avions aperçu aucune maison, tant la nuit était obscure. Notre hôte était pasteur, et l'un des plus pauvres de ce coin perdu au milieu des montagnes ; mais il avait la vaillance et la générosité de ses ancêtres guanches. Malade, il était allé, le soir, chercher deux paniers de figues pour nourrir sa famille; il nous offrit et son toit et ce qui lui restait de ses provisions. C'est ainsi que les vieux insulaires devaient recevoir les étrangers.
Il ne fallait pas, d'ailleurs, faire de grands efforts d'imagination pour se croire chez un descendant des braves pasteurs d'autrefois. S'il n'en avait pas le costume, il en avait le type, et sa demeure complétait l'illusion. Les murs, qui laissaient entrer le vent de toutes parts, supportaient un toit composé de troncs d'arbres, non dégrossis, recouverts de branchages. Des pierres, posées sur le tout, empêchaient le vent d'emporter cette toiture.
Sur des perches, étaient étendues, pour les sécher, des peaux de chèvre, qui devaient servir à faire des sacs pour le gofio, des outres pour l'eau et des chaussures pour la famille. Une cloison en roseau isolait un petit coin, où les enfants étaient étendus pêle-mêle sur des peaux d'animaux. Comme mobilier, un coffre, une pierre creuse qui servait de lampe, des coquilles destinées au même usage, un vase à eau, trois pierres formant un âtre dans un angle, et c'était tout.
, Notre hôte s'empressa de rallumer le feu. Le vent soufflait avec force, chassant une brume qui glaçait jusqu'aux os. Le fait est, paraît-il, assez fréquent dans cette contrée, et c'est ce qui explique la présence du foyer, qu'on est tout surpris de rencontrer dans une hutte canarienne. C'est là que j'ai appris la manière de se servir de ces lampes en pierre, que j'ai retrouvées depuis, dans des habitations antérieures à la conquête. On remplit la cavité de suif et on y place une mèche d'herbes sèches enduites elles-mêmes de graisse. Une pierre plate recouvre le tout et empêche, le feu de se communiquer au contenu, en ne laissant brûler, que la partie, de la mèche qui déborde.
Nos lits furent bientôt préparés quelques peaux de mouton
étendues sur la roche qui formait le sol de la cabane, en firent tous les frais.
Le lendemain matin, nos estomacs criaient la faim; notre hôte s'était empressé d'aller demander un peu de gofio à des voisins; un bol de lait servit à le délayer. Mais je n'ai jamais pu digérer cet aliment; à peine l'avais-je absorbé, qu'il me fallut le rendre. Je n'en partis pas moins pour explorer les grottes situées dans les environs, laissant Ricardo chargé du soin de se procurer des vivres. Lorsque je revins, dans l'après-midi, je trouvai la table mise sur le sol. Le brave commandant, qui était un excellent cuisinier, s'était surpassé. Il avait pu se procurer dans ce hameau, qui ne compte qu'une demi-douzaine de maisons, une poule, des œufs et des pommes de terre, et, avec cela, il trouva le moyen de préparer cinq plats différents. Les pommes de terre bouillies remplacèrent le pain absent, et nous pûmes nous mettre en route pour le phare, entièrement réconfortés. Un détail achèvera de peindre le caractère des pauvres bergers des Canaries: en quittant Anaga, j'eus une peine inouïe à faire accepter quelques pièces d'argent au malheureux qui nous avait offert l'hospitalité.
Après avoir contourné quelques montagnes, nous aperçûmes le phare d'Anaga perché sur son rocher, à 247 mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous devions trouver là l'accueil le plus franc et le plus empressé. Don Bernardo Lopez, le gardien en chef du phare, reçoit toujours à bras ouverts les quelques étrangers qui vont visiter ces solitudes. J'étais, à l'avance, renseigné sur ce point, mais je ne pouvais compter sur la réception enthousiaste qui me fut faite. Je suis allé depuis voir ce brave homme et sa famille, et j'ai été vraiment touché des prévenances dont ils m'ont accablé. Une nuit, j'arrivai au phare avec une blessée. Ma femme qui, quelques mois plus tard, devait m'accompagner dans toutes mes excursions, voulut, dès le début, faire une visite à don Bernardo. Nous sommes allés, dans la même journée, de Sainte-Croix au phare d'Anaga, en faisant force détours pour explorer des endroits que je n'avais pas encore parcourus. Au
coucher du soleil, il nous restait encore plus de quatre heures de chemin, dans des sentiers dont la vue seule donne le vertige. A neuf heures, nous entendions mugir la mer à environ 300 mètres au-dessous de nous ; les bêtes n'avançaient qu'avec les plus grandes précautions pour ne pas aller s'abîmer dans les effroyables précipices que nous devinions sans les apercevoir, tant l'obscurité était grande. Effrayée, ma femme voulut mettre pied à terre, mais elle fiL une chute si malheureuse, qu'elle se fractura le péroné. Il fallutl'attacher, évanouie, sur sa monture, et c'est dans cet appareil que nous frappions, à une heure du matin, à la porte du phare. Dire les soins empressés dont elle fut l'objet serait impossible. Il ne fallait pas songer à regagner Sainte-Croix de la même façon ; don Bernardo envoya un homme chercher un canot à la capitale, et ce fut de cette manière que nous revînmes de cette pénible expédition. Si, comme le dit M. Jules Leclercq, don Bernardo et sa famille « avaient continuellement sur les lèvres le nom du docteur Verneau », ils peuvent être assurés que celui-ci n'a point oublié les services qu'il en a reçus.
Mon premier voyage à Anaga se termina d'une façon moins tragique. Je revins par le nord-ouest, en longeant la mer. De ce côté, le pays est beaucoup moins aride que dans la région que nous avions traversée à l'aller. L'eau coule de toutes parts, et les montagnes se couvrent de végétation; on remarque notamment, entre les rochers, de magnifiques statices étalanl partout leurs bouquets, qui se dessèchent sans se faner. Les chats sauvages, les perdrix abondent dans cette partie de l'île, où personne ne les chasse. Les premiers pullulent tellement dans les environs du phare, que la basse-cour de don Bernardo a souvent à en souffrir. J'ai eu, vivant, un de ces animaux qui pesait 1'1 livres. Il avait été capturé adulte et ne voulait manger que lorsqu'il était accompagné d'un chat domestique. Je fus obligé, pour l'expédier, de lui adjoindre un compagnon de voyage. Malheureusement, il mourut en route, mais on n'en envoya pas moins le chat domestique qui eut, pendanl plusieurs
années, l'honneur d'être qualifié de chat sauvage des Canaries.
Le chemin qui conduit d'Anaga à Taganana ne vaut guère mieux que celui d'Igueste. Il faut, dans un endroit, passer sur une sorte de corniche située à environ 400 mètres au-dessus du pied de la falaise qu'on aperçoit directement au-dessous de soi. On pousse un soupir de soulagement lorsqu'on a franchi ce mauvais pas. Le village est caché par un énorme rocher, qu'il faut escalader presque jusqu'au faîte pour redescendre ensuite. Ce rocher est habité, la nuit, par une foule d'oiseaux de rivage qui font entendre un étrange ramage ; tantôt, ils imitent le vagissement d'un nouveau-né ; tantôt, le bruit d'une conversation animée. Je conçois que des gens aussi superstitieux que les Canariens ne passent qu'en tremblant devant les rochers fréquentés par ces oiseaux.
Taganana est un joli village dont les maisons blanches, à volets verts, se détachent vivement sur les montagnes sombres qui les environnent de tous côtés. Il occupe une situation admirable, entre la mer qu'il domine, à 700 mètres d'altitude, et la belle forêt de Las Mercedes, qui se déroule au sud-est jusqu'au sommet des montagnes les plus élevées. L'eau ne manque pas ; elle coule abondamment dans le ravin qui passe au milieu du village et qu'il faut traverser à gué, les habitants n'ayant jamais songé à jeter une simple planche d'un bord à l'autre. Aussi les terrasses étant inutiles, les toits sont-ils recouverts de briques rouges, qui donnent un curieux aspect à ces maisons rouges, blanches et vertes. Les couleurs italiennes flottent partout à Taganana. Les gens de Ténériffe prétendent que ce n'est pas sans raison ; la tradition fait descendre les habitants de ce village de l'équipage et des passagers d'un navire italien qui aurait fait naufrage dans ces parages, il y a de longues années. C'est ainsi qu'on explique leur type différent de celui des autres insulaires, et surtout leur caractère peu hospitalier. Je n'ai été reçu qu'à grand'peine chez un compadre de don Bernardo, c'est- à-dire chez le parrain d'un de ses enfants. Le bonhomme nous aurait sûrement fermé la porte au nez, si le brave gardien du
phare ne nous avait fait accompagner par un de ses fils, qui avait la consigne de nous trouver un gîte.
On rencontre à Taganana des ventas, petits établissements où l'on vend en même temps des cotonnades, de la mercerie, de l'épicerie, du vin, de l'eau-de-vie, du poisson salé, des légumes, en un mot, tout ce qu'on peut acheter dans ces villages. Je pus renouveler mes provisions avant de continuer mon voyage.
De Taganana à Tequeste, le paysage change peu ; partout des montagnes escarpées, couvertes de végétation, sont séparées par de profonds ravins, où l'on est sûr de rencontrer de l'eau douce. On trouve dans cette région quatre petits hameaux habités par des gens simples, ignorants, qui ne s'éloignent jamais des lieux qui les ont vus naître. A Taborno, je fus reçu par le maire. Il battait son blé en compagnie de quelques ouvriers et de son père, grand vieillard de quatre-vingt-dix-huit ans, qui travaillait avec une ardeur toute juvénile. La maison était déjà remplie de sacs de grain, sur lesquels nous dûmes nous asseoir pour dîner. L'alcalde m'avait invité à partager son repas, qui ne comprenait que des pommes de terre bouillies. Un grand plat contenait une sauce composée d'eau, de vinaigre, de safran, de piment, de tranches de tomates et d'oignons crus. Chacun trempait sa pomme de terre dans la sauce et en retirait avec les doigts de la tomate et de l'oignon, qu'il mangeait avec délices. Pour ma part, je me contentai de pommes de terre sans condiments.
Le vieillard couchait dans une petite pièce séparée du reste par une cloison en roseau. Au milieu des sacs de blé, se trouvait un lit de sangles sur lequel je m'étendis aux côtés du maître de la maison. La couchette était placée dans un mauvais endroit, juste au-dessous d'un grand trou qui existait dans la toiture. Au milieu de la nuit, je fus éveillé en sursaut par un véritable déluge ; le temps s'était mis à lapluie, et nous recevions sur la tête l'eau qui s'engouffrait par la malencontreuse ouverture.
L'alcalde fut vite sur pieds ; il avait du blé dans l'aire, et il s'agissait de le couvrir. Mais ces gens sont si peureux, qu'avant
de sortir, il s'entoura le corps de sa ceinture et y introduisit six couteaux-poignards. Pendant ce temps-là, son grain mouillait ; ce ne fut qu'après s'être muni de toutes ses armes qu'il se décida à s'aventurer dehors.
Le lendemain matin, j'invitai à mon tour mon hôte à partager mon déjeuner ; j'avais du pain, du vin et du poisson salé. A la vue du pain, le père resta bouche béante ; il n'en avait jamais goûté, pas plus qu'il n'avait bu de vin de toute sa vie. La nouvelle de l'arrivée d'un étranger qui mangeait du pain s'étail promptement répandue dans le hameau, qui ne compte, d'ailleurs, qu'une douzaine de maisons. En un instant, hommes, femmes et enfants étaient réunis autour de nous, dans l'espoir de recevoir un morceau de cet aliment si rare. Je ne sus pas résister à leur désir, et, au bout de quelques minutes, toutes mes provisions avaient disparu. Le vin suivit le même chemin, et ils ne m'en laissèrent pas une goutte. En le buvant, tous faisaient les grimaces les plus comiques. Après avoir tout absorbé, ils furent unanimes à déclarer que le pain et le vin ne valaient rien, qu'il fallait être d'une autre espèce qu'eux pour vivre avec de tels aliments. Je n'en arrivai pas moins à Las Carboneras dénué de tout.
Dans ce village, j'assistai à une scène que je ne saurais oublier. Je n'avais trouvé ni œufs, ni volaille ; je ne pus obtenir que quelques pommes de terre. La plupart des gens, il est vrai, s'empressaient de fuir dès qu'ils m'apercevaient, et il m'était difficile de leur adresser la parole. Je fis un grand massacre de chardonnerets que je fis cuire avec mes pommes de terre. Après avoir ingurgité ce plat, Ricardo entama la conversation avec l'individu qui avait consenti à nous recevoir chez lui. Épuisé de fatigue, je m'étais couché, dans une sorte de hangar, sur un tas de maïs. A peine étais-je étendu que je vis s'avancer une trentaine d'individus, enveloppés dans de grandes mantes de laine blanche, marchant nu-pieds, à pas de loup, pour tâcher d'entrevoir les étrangers, les premiers qui venaient chez eux depuis de longues années. Ils glissaient sans bruit le long des
murailles ; lorsque celui qui était en tête avait suffisamment regardé par l'entrebâillement de la porte, il cédait sa place au suivant. Involontairement, je fis un mouvement, et la bande effrayée s'enfuit dans toutes les directions.
Le lendemain matin, un seul se hasarda à s'approcher de nous ; il venait m'offrir de jeunes pigeons sauvages qu'il avait dénichés. Je les lui achetai et nous partîmes. Ce fut une journée difficile ; nous nous perdîmes dans une véritable forêt vierge, prolongement de celle de Las Mercedes. Il nous fallait ouvrir un sentier au milieu des ronces et des plantes grimpantes qui formaient, parmi les arbres, le fouillis le plus inextricable. Le commandant tomba dans un petit ravin qui était caché à notre vue, par un épais fourré; il en fut quitte, heureusement, pour quelques écorchures. Enfin, vers quatre heures du soir, nous apercevions les maisons de Tegueste. Notre intention était d'aller ce jour-là à la Punta del Hidalgo, et nous continuâmes notre chemin en suivant la route qui arrivait déjà presque jusqu'au village.
Il s'agissait de trouver des vivres et un logement. Le premier point fut vite résolu; nous aperçûmes une venta où il y avait jusqu'à du pain. Quant au gîte, ce fut une autre affaire ; tous les gens nous éconduisaient avec le plus touchant ensemble. Ricardo avait aperçu, dans la venta où nous avions acheté des provisions, plusieurs lits, et il avait appris que la vieille marchande vivait seule. Nous revînmes sur nos pas pour lui demander l'hospitalité, moyennant finances. Il fallut parlementer pendant une bonne heure, et la vieille ne se décida qu'à la vue d'un revolver. Nous avions fait un assez mauvais choix; les matelas semblaient bourrés de coquilles de noix, et, à peine couchés, nous fûmes assaillis par des légions d'animaux féroces. N'y tenant plus, j'allumai une bougie pour voir à quelles bêtes nous avions affaire. Un spectacle horrible s'offrit à mes yeux ; en me retournant, j'avais fait des milliers de victimes, dont les cadavres gisaient inanimés. Les draps étaient littéralement teints de sang, et d'innombrables punaises, qui avaient échappé à la
mort, fuyaient devant la lumière. J'ai souvent eu à souffrir de ces répugnants insectes pendant mon séjour aux Canaries, mais nulle part je n'en ai vu un aussi grand nombre. J'avoue que je n'eus pas le courage de m'exposer de nouveau à leurs attaques, et je passai le reste de la nuit sur une chaise.
Nous quittâmes sans regret ce pays peu hospitalier pour regagner Sainte-Croix, en suivant la route. Après avoir passé Tejina, village très fréquenté l'été à cause de sa belle plage, nous traversions de nouveau Tegueste, et quelques heures plus tard nous prenions à la Lagune la diligence qui nous ramenait dans la capitale.
La partie de l'île qui s'étend au nord de Sainte-Croix de Té- nériffe et de la Lagune est des plus accidentées. La cordillère centrale, haute de près de 800 mètres, est couverte par cette belle forêt de Las Mercedes, dont les lauriers, les bruyères, les ilex, atteignent des dimensions qui émerveillent les Européens. De cette chaîne, partent, dans toutes les directions, des montagnes qui se terminent à pic au bord de la mer. Celles de l'est sont entièrement arides ; celles du nord-ouest, au contraire, sont recouvertes des plantes les plus variées. Le même phénomène s'observe dans toutes les îles de l'archipel ; l'occident n'est pas le pays de la mort, comme le prétend un savant, qui émet parfois des idées originales; c'est, au contraire, de ce côté que la vie se manifeste sous toutes ses formes. La raison en est bien simple : l'ouest reçoit presque toute l'eau qui descend des hauteurs, en même temps qu'il est abrité des vents de sud-est, qui dessèchent tout le versant opposé.
Dans le nord de Ténériffe, on trouve des populations bien primitives ; elles ne surpassent guère les anciens Guanches en civilisation. Elles sont bonnes, hospitalières, tandis que celles qui ont plus de rapports avec les centres civilisés, leur sont, à ce point de vue, singulièrement inférieures. Partout, l'homme primitif en contact avec les Européens, leur emprunte leurs défauts avant leurs qualités.
CHAPITRE XII
TÉNÉRIFFE (SUITE).
De Sainte-Croix à l'Orotave.— La Lagune; l'évêque. —Tacoronte ; une forêt des tropiques. — Sauzal. — La Matanza; un cordon bleu; les mendiants. — La Victoria. — Santa Ursula. — La vallée de l'Orotave ; la ville; les jardins ; le port de la Cruz ; le jardin botanique. — Les Realejos. — La Hambla.
Parmi les touristes qui visitent les Canaries, il n'en est pas un qui ne fasse un voyage à la célèbre vallée de l'Orotave (OJ'otava). Une route de 40 kilomètres rend ce voyage facile. Chaque jour partent des diligences, vieilles pataches disloquées qui, malgré leurs quatre ou leurs six chevaux, ne mettent pas moins de huit heures pour faire le trajet. Il est vrai que les accidents du terrain obligent à ménager les bêtes ; à 8 kilomètres de Sainte-Croix, on se trouve déjà à 558 mètres d'altitude.
La route s'élève en serpentant le long de montagnes arides, dont les roches réfléchissent d'une manière étonnante la chaleur solaire. Abritée des vents du nord et de l'ouest, qui pourraient seuls rafraîchir l'atmosphère, cette contrée, au fond de laquelle se trouve la capitale, est une véritable fournaise. A 4 kilomètres, les chevaux essoufflés, ruisselants de sueur, ont déjà besoin de se reposer; aussi fait-on une première halte à La Mesoti pour leur permettre de reprendre haleine, et aussi pour que le cocher puisse absorber son verre de rhum. L'automédon de Ténériffe a le même besoin de se rafraîchir que celui de la Grande Canarie.
A la Lagune (La Larjuna), on change l'attelage. Cette ville, ancienne capitale de l'île, a aujourd'hui une apparence de tris-
tesse qui n'engage guère le voyageur à s'y arrêter. Ses rues, plus désertes encore, s'il est possible, que celles de Sainte- Croix, sont bordées de maisons aux couleurs sombres, dont un grand nombre tombent en ruines. En général, leur aspect est encore imposant ; à chaque pas on rencontre des habitations seigneuriales, ornées de sculptures et offrant des écussons au- dessus de leurs portes monumentales. Mais les pierres se disjoignent, et des plantes de toutes sortes poussent sur les murs, qui menacent le passant. Cette ville possède cependant deux édifices qui n'existent pas dans la capitale : une mairie et une cathédrale. Depuis quelques années elle est, en effet, le siège d'un évêché, ce qui ne lui a pas rendu son ancienne splendeur. Jadis l'évêque de la province, qui résidait à Las Palmas, n'y venait que rarement ; aussi, lorsqu'il favorisait ses ouailles de la Lagune d'une visite pastorale, était-il choyé par tous les fidèles. Il s'était même fondé une association de saintes femmes, qui assistaient au petit lever de monseigneur et lui mettaient ses bas. A l'arrivée du nouvel évêque, les pieuses personnes voulurent se conformer à la tradition. Le prélat fut tout étonné, à son réveil, de voir sa chambre envahie par les membres de la corporation. Tout ahuri, il s'enquit du motif d'une visite si matinale, et il s'empressa de renvoyer les dévotes aux soins de leurs ménages. J'ignore si cet évêque a réussi à accomplir quelques réformes dans son diocèse.
Quittons la Lagune, malgré son climat frais qui attire, tous les étés, un grand nombre d'habitants de Sainte-Croix, et remontons dans notre diligence. Le conducteur prend là un aide; c'est un jeune garçon sale, déguenillé, dont la fonction consiste à courir auprès des chevaux pour les exciter, lorsque leur ardeur se ralentit. Il franchit ainsi la plus grande partie du chemin qui sépare la Lagune de l'Orotave. Toutefois, au départ, les chevaux viennent d'être changés et la route est assez unie ; il en profite pour grimper sur le marchepied.
En sortant de l'ancienne capitale, on traverse, en effet, la région qu'on appelle Los Llanos (les plaines). Il ne faudrait pas
croire que ce soit une région plane : à gauche, une chaîne de montagnes court vers le sud, en s'élevant progressivement ; à droite, à une faible distance, la mer roule ses flots à plus de 500 mètres au-dessous du niveau de la route. Nous sommes à l'ouest, etil n'est pas rare de voir des brumes épaisses s'élever de la mer en obscurcissant le soleil. Si le climat diffère de celui de Sainte-Croix, la végétation forme un contraste encore bien plus frappant. Les figuiers de Barbarie ont presque disparu ; mais, en revanche, on aperçoit, sur les hauteurs, des champs de blé et, en bas, des champs de maïs qui s'étendent à perte de vue. Des peupliers, des acacias, quelques oliviers et, lorsqu'on approche de Tacoronte, des châtaigniers remplacent les palmiers, qui deviennent assez rares.
A Tacoronte, nous allons faire une halte ; ce pays mérite de nous arrêter un instant, ne serait-ce que pour faire une visite au musée des antiquités canariennes réunies par Casilda. Il ne renferme rien que nous ne connaissions déjà, mais il a le mérite d'être la plus ancienne collection qu'on ait eu l'idée de faire aux Canaries. Il faut se méfier de certaines pièces dont l'authenticité est plus que douteuse : telle momie, par exemple, se compose de la tête d'un sujet, du corps d'un autre et des bras d'un troisième ; telle substance dissoute dans de l'alcool, qu'on montre comme une solution de l'onguent qui servait à l'embaumement des corps, pourrait bien être tout autre chose. On a fait voir à M. Leclercq des vêtements guanches en chanvre tissé (??), habilement cousus avec des nerfs d'animaux. La collection contient pourtant quelques objets intéressants, qu'on ne regarde qu'avec une certaine méfiance.
L'église de Tacoronte possède une image miraculeuse du Christ, à qui toutes sortes de vertus sont attribuées ; elle guérit notamment certaines maladies. Le jour de la fête du village, le curé vend à tous les paysans une grande quantité de mauvaises reproductions de cette image. Elle n'a pas cependant opéré les mêmes miracles que celle de saint Jean de la Lagune; cette dernière a tellement sué pendant quarante jours que le
saint en perdit ses couleurs, et tua toutes les mouches qui se posaient dessus.
La plus grande curiosité de Tacoronte est, sans contredit, la forêt de Y Agita Garcia. Pour y arriver, il faut traverser des champs de blé, de maïs, où la caille abonde tellement au printemps, qu'il m'est arrivé d'en tuer cinquante-trois dans une matinée. La montée est un peu pénible; il faut suivre un ravin où, à certaines heures, la chaleur est si suffocante, qu'on est obligé de faire des haltes tous les cent mètres. Mais, comme on est récompensé de ses peines, lorsqu'on atteint la forêt ! C'est, assurément, une des plus belles choses que j'aie vues dans l'archipel. Des lauriers, des bruyères arborescentes, des mocans, des ilex, des vinaticos (Persea indica), des arbousiers et cent autres essences forestières forment un dôme que ne traversent jamais les rayons du soleil. Et quels arbres ! Les bruyères atteignent 20 mètres de hauteur ; avec leur tronc, on fait de fort jolis meubles. Les lauriers les dépassent de beaucoup en hauteur; j'en ai mesuré un dont le tronc avait 9 mètres de circonférence. Des mousses, des renoncules, des sempervivums, des fraisiers, des violettes, d'innombrables fougères croissent partout à l'ombre de ces grands arbres. Au milieu de cette végétation luxuriante, une multitude d'oiseaux font entendre leur ramage : ce sont des merles, des pigeons, des pinsons, parmi lesquels le tintillon (Fringilla tintillon), avec ses belles couleurs, des fauvettes, des serins, et tant d'autres. Au milieu de cette forêt, prend naissance une source d'eau fraîche, limpide, qui va fertiliser les pays voisins. C'est à contre-cœur qu'on quitte ces frais ombrages pour aller de nouveau s'exposer aux rayons brûlants du soleil.
La forêt de l'Agua Garcia occupe encore une grande étendue; ses limites se restreignent cependant de jour en jour, comme celles de toutes les autres forêts des Canaries. Ce pays, jadis couvert d'arbres, a été dévasté aussitôt après la conquête. Le gouvernement espagnol a fini par comprendre qu'il devait mettre un terme au déboisement, et il a envoyé des conservateurs des
forêts. La province en possède actuellement deux, qui ont le grade d'ingénieur en chef. Sous leurs ordres, ils ont un certain nombre de gardes ; mais ces mesures ont été inefficaces. Le paysan canarien n'est pas arrivé à comprendre qu'il est de son intérêt de respecter les arbres. Il se plaint de la sécheresse, et, malgré ce qu'il voit de ses propres yeux, il ne veut pas admettre qu'elle tient, en grande partie, au déboisement. Aussi conti- nue-t-il, comme par le passé, à saccager les merveilleuses forêts du pays, à la barbe des gardes, quand ce n'est pas avec leur complicité. Je pourrais citer des paysans qui, moyennant quelques francs, ont abattu à leur aise, pendant des mois, tous les arbres qui leur convenaient. De tels actes appellent de sévères répressions, et on ne saurait trop attirer l'attention des autorités sur des faits que, d'ailleurs, peu de gens ignorent.
A 2 kilomètres de Tacoronte, se trouve le petit village de Sauzal. Cette partie de l'île, la plus fertile, est en même temps la plus peuplée; à chaque pas s'élève un village. A peine a-t-on passé Sauzal qu'on trouve, à 3 kilomètres, La Mantanza, puis La Victoria, à une distance de 4 kilomètres, et enfin, à 1 kilomètre et demi de La Victoria, Santa Ursula.
A La Matanza, les diligences s'arrêtent pour permettre aux voyageurs de dîner. La maîtresse de l'auberge passe pour le premier cordon bleu de Ténériffe, et il faut voir avec quel empressement chacun va prendre place à table. 11 est juste de dire que si la promenade au grand air a ouvert tous les appétits, la cuisinière n'en mérite pas moins sa réputation. On est tout étonné, après avoir séjourné quelque temps dans la capitale, de rencontrer, dans ce village perdu, une venta où on ne serve pas le menu qu'on s'était habitué à considérer comme obligatoire.
Le village, dont le nom signifie carnage, a été ainsi appelé à cause de la sanglante défaite infligée, dans ce lieu, à l'armée espagnole par les Guanches du vaillant Bencomo. Il ressemble à toutes les localités voisines, et, sans le relai des voitures, il passerait entièrement inaperçu. A l'arrivée de chaque véhicule,
on voit accourir, de tous les côtés, une foule de gens crasseux, en haillons, qui viennent implorer la charité. Pendant quelques minutes, on entend la plus épouvantable cacophonie. Ce qu'on distingue au milieu de tout ce bruit, c'est l'éternel refrain : « Un cuartito, por Dios y la Virgen Santisima » (un petit sou, pour Dieu et la Très Sainte Vierge). Cette phrase, l'enfant l'apprend dès qu'il sait bégayer les noms de papa et de maman, et, toute la journée, l'étranger l'entend résonner à ses oreilles. Il n'est guère de pays au monde où il y ait plus de mendiants qu'à Ténériffe ; mais, à La Matanza, le nombre en est vraiment incroyable. L'arrêt des diligences y attire les fainéants de toute la contrée.
C'est à La Victoria, qu'Alonzo de Lugo remporta sur les Guanches la victoire qui devait décider de la soumission de l'île ; près de deux mille insulaires restèrent sur le champ de bataille, et la plupart des cadavres furent dévorés par des chiens affamés, qui existaient en grand nombre à Ténériffe.
A partir de La Matanza, la route commence à descendre rapidement; les montagnes voisines s'élèvent et forment un abri contre les vents. Aussi, voit-on réapparaître les palmiers, qui forment de gracieux petits bosquets. A Santa Ursula, les arbres fruitiers abondent jusqu'à la côte qui borne, au nord, la vallée de rOrotave.
Il est difficile de se faire une idée du panorama qui se présente tout à coup à la vue, lorsqu'on arrive à cette côte. A ses pieds, on voit se dérouler la magnifique vallée qu'Humboldt considérait comme la plus belle de la terre. En haut, s'étagent, en gradins, les maisons de la ville et, jusqu'à la mer, sur une longueur de 4 kilomètres, s'étendent des cultures de nopals, de tabac, de maïs et de végétaux les plus divers. Au milieu de tout cela s'élancent des palmiers, des orangers, des eucalyptus, des pêchers, des abricotiers, des amandiers; ici, on aperçoit des allées de caféiers, là, des plantations de bananiers ; plus loin, on entrevoit des arbres des Antilles, de l'Amérique du Sud, voire même d'Océanie.Mais, ce qui est plus beau, plus imposant, que la
vallée elle-même, c'est le cadre que lui forment les montagnes qui l'entourent.
Au nord, une colline de 300 mètres de hauteur, va rejoindre les hautes montagnes qui décrivent à l'est un immense cirque dépassant 2 000 mètres d'altitude. Au sud, se détache le pic de Teyde, dont le sommet, souvent caché dans les nues, qui viennent lui former une couronne, s'élance à 3 711 mètres. Dans le sud-ouest, d'énormes contreforts partent de la base du pic pour venir se terminer brusquement à la mer. A l'ouest, enfin, à travers des cônes volcaniques dont la couleur noire fait encore mieux ressortir la beauté de la vallée, on aperçoit l'Océan, qui semble s'arrêter, dans le lointain, à la barrière sombre que forme l'île de la Palme.
Les montagnes qui limitent, à l'est, la vallée de l'Orotave, sont couvertes, entre 800 et 1 500 mètres d'altitude, de bois épais, qui ont valu à cette région le nom de Monte Verde (montagne verte). Celles du nord présentent, à la même altitude, une végétation encore plus luxuriante, qui peut se comparer à celle de l'Agua Garcia. Dans cette nouvelle forêt jaillit aussi, au milieu de colonnes basaltiques de l'aspect le plus imposant, une source abondante, qui va alimenter tous les aqueducs de la vallée. C'est à cette source que la forêt doit son nom d'Agita Mansa (eau douce).
Certes, je conçois l'enthousiasme des voyageurs en présence d'un spectacle aussi grandiose. On rencontre sur d'autres points des Canaries une végétation aussi luxuriante et aussi variée qu'à l'Orotave ; mais, ce qu'on ne trouve nulle part, c'est un ensemble aussi majestueux.
On est tout surpris, lorsqu'on pénètre dans la ville iïOrotava, de trouver, dans cette vallée si vivante, une cité absolument morte. Dans toutes les rues, tracées au hasard, le silence et la solitude. Des maisons monumentales, dont plusieurs ont l'aspect de véritables palais, avec leurs portes immenses, surmontées d'armoiries, semblent absolument désertes. On ne voit même que rarement se soulever le judas ménagé dans les jalousies ;
tout somnole dans cette singulière ville, jusqu'à la curiosité féminine. Le soir, même, lorsque le soleil va se coucher dans l'Océan, à cette heure où il fait si bon respirer l'air embaumé par le parfum des fleurs, la population ne sort pas de son sommeil. Quelques rares promeneurs arpentent seuls la terrasse plantée d'arbres qui domine toute la vallée. Le penseur, qui a besoin de calme, peut aller vivre à l'Orotave ; il ne sera pas troublé dans ses méditations.
Il existait, dans cette ville, un hôtel, la Fonda del Teyde, dirigé par un Italien, don Luis Fumagallo, le frère de mon hôtelier d'Arrecife. Comme celui-ci, il était venu aux Canaries chercher fortune. A-t-il réussi? Il est permis d'en douter, étant donnée la rareté des voyageurs qui vont à l'Orotave. Aujourd'hui, un hôtel anglais lui fait concurrence. Dans toutes les villes de l'archipel, on rencontre maintenant des fils d'Albion, qui essayent d'accaparer le commerce et les visiteurs; partout ils construisent des hôtels où on trouve peut-être un peu plus de luxe que dans les fondas espagnoles, mais où le menu n'est guère plus varié. Tout bien considéré, je préférerais encore la cuisine canarienne.
A l'Orotave, ce que l'étranger doit surtout visiter, ce sont les jardins. Ceux des familles Machado et Monteverde sont de véritables merveilles. Je n'énumérerai pas toutes les espèces qu'on y cultive ; il me faudrait citer toutes les plantes que j'ai déjà nommées. Je ne puis cependant passer sous silence les fougères arborescentes (Alsophila australis) de don Luis Monteverde, les cannelliers, les camphriers, les magnolias, les camélias, les palmiers et les dragonniers de don Pedro Machado. On reste ahuri en présence des dimensions qu'atteignent les végétaux sous ce climat fortuné. On contemple des camélias de 12 et i5 mètres de haut, des magnolias de 20 mètres, un palmier de quatre cents ans, qui mesure 40 mètres. Ce qui étonne le plus, ce sont les débris du fameux dragonnier qu'une tempête abattit, il y a quelques années (fig. 29). Ses branches, au dire de ceux qui l'ont vu, formaient une véritable forêt aérienne, et on est
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tout disposé à ajouter foi à ces assertions lorsqu'on regarde le pied ; ce qui reste du tronc mesure près de 20 mètres de cir-
Fig. 29. — Le grand dragonnier de l'Orotave.
conférence ! Ce géant était sans doute le doyen des végétaux ; Humboldt lui assignait dix mille ans d'existence.
Les propriétés-de l'Orotave sont elles-mêmes, pour la plupart,
de véritables jardins. Des caféiers, des cédrats, qui donnent des fruits de plusieurs kilogrammes, des hortensias roses et bleus, plantés en bordure, font le plus joli effet. Les jasmins, les plumbagos, les bougainvilliers qui recouvrent les murs; les bouquets d'arbres, de daturas arborescents, les immenses héliotropes, les hibiscus, etc., se rencontrent à chaque pas, au milieu des plantations de nopals, de maïs ou de tabac. Nulle part on ne sait mieux réunir l'utile et l'agréable.
De la ville au port de l'Orotave, la route devient d'une beauté incomparable. Des eucalyptus de dimensions prodigieuses la bordent de chaque côté ; pour les empêcher de se dégarnir du bas, on leur coupe le faîte à une quinzaine de mètres de hauteur. Entre les arbres, des géraniums, des rosiers grimpants, des jasmins, des plumbagos, forment des haies qui embaument le chemin ! Quelques maisonnettes disparaissent littéralement sous les fleurs, et les oiseaux vont nicher jusque sur les fenêtres de ces maisons. Lorsqu'on approche du port de La Cruz ou de Orolavci, l'aspect devient moins riant; il semble que la vie ait horreur des agglomérations d'habitants. Ce petit village était à peu près aussi morne que la ville, et son port ne contribuait guère à y apporter quelque animation. Mal abrité, peu sûr à cause de ses fonds de roche, il n'était guère fréquenté que par des caboteurs et des barques de pêcheurs. Aujourd'hui, les Anglais ont fondé dans cette localité un sanatorium, qui l'a peut- être quelque peu animée. Nos voisins d'outre-Manche ont toujours eu le don d'égayer les Canariens. Dès qu'on entrevoit un Anglais avec son casque indien, ses jumelles et son carafon de gin en bandoulière, les quolibets partent de tous côtés. Les gamins le suivent et sont heureux s'ils peuvent lui jouer quelque farce. Je me souviens d'un malheureux, nouvellement débarqué, auquel on vint offrir des figues de Barbarie en l'invitant à en manger. Ce fruit couvert de fines épines doit préalablement être dépouillé de son écorce. Le jeune gars, à mine éveillée, qui les lui avait offertes, jugeant avoir affaire à un homme peu connaisseur, s'était bien gardé de le prévenir. Sa figure rayonna
lorsqu'il vit l'étranger mordre à belles dents dans les higos picos (les figues à piquants). Ce fut une explosion de joie quand, après avoir demandé à l'Anglais comment il trouvait ce fruit, il entendit celui-ci lui répondre : Bueno, pel'o pica (il est bon, mais il pique).
A 200 mètres au-dessus du port de l'Orotave, se trouve le jardin d'acclimatation de Ténériffe. C'est là qu'on peut se rendre
Fig. 30. — Vue du Realejo Alto.
compte de ce que peuvent produire les Canaries. On y cultive plus de trois mille espèces de plantes de toutes les latitudes et de toutes les longitudes. Dirigé réellement par don Hermann Wildpret, bien que le titre de directeur soit attribué à une autre personne qu'on n'y voit jamais, il est d'une beauté qui surpasse tout ce qu'on peut imaginer. Et cette merveille est à peu près délaissée par le gouvernement espagnol qui n'affecte qu'une somme de 5 000 francs par an à son entretien et au traitement des employés. Il est vrai que le jardinier se fait des ressources en vendant des graines et des fruits ; sans cela, il lui serait difficile de joindre les deux bouts, même en ne mangeant que du gofio.
Au sud-ouest de la vallée de l'Orotave, se trouvent les deux villages connus sous le nom de Los Realejos, celui du haut (fig. 30) et celui du bas. C'est au Realejo de Arriba ou Realejo Alto (campement du haut) que s'était établi Alonso de Lugo avec les troupes espagnoles, lorsque les chefs guanches, campés plus bas, vinrent lui apporter leur soumission. C'est là qu'il installa plus tard sa résidence.
En 1878, j'ai vécu plusieurs mois dans l'ancienne résidence du premier adelantado (gouverneur). Cette propriété, qui porte le nom de Los Principes, avait été gracieusement mise à ma disposition par son maître actuel, M. Camacho. Un peu abandonnée à cette époque, elle ne produisait pas ce qu'on aurait pu en attendre. Avec la quantité d'eau qu'elle possède, et qui suffit à faire mouvoir deux moulins, on en tirerait un revenu considérable. Tout y vient à merveille : l'oranger, le caféier aussi bien que le blé, le maïs, le tabac et l'arrow root. Les murs qui maintiennent les terres sont couverts de renoncules et de cinéraires ; les conduits où coule l'eau sont ombragés de colocasias et de capillaires. En haut de la propriété, qui s'étend presque jusqu'à la cumbre, croissent des pommiers, des poiriers et des châtaigniers, tandis que, du côté de la mer, les dragonniers, les palmiers, les goyaviers,les bananiers ombragent toutes les allées.
Entre Los Principes et la mer, se trouve la Rambla de Castro, traversée par un profond ravin presque entièrement couvert par les arbres qui croissent sur ses bords. Les parois en sont complètement tapissées de verdure, et l'eau suinte de tous les côtés, pour aller bientôt se perdre à la mer. Toutes les roches, tous les arbres sont couverts d'inscriptions que ne manquent pas de relever les tourisles; elles sont presque toutes l'œuvre d'un pauvre garçon, poète et amoureux. Timide à l'excès, il n'a jamais adressé la parole à son idole ; dès qu'il l'aperçoit, il se sauve. Il passe des journées entières à écrire ses impressions dans la propriété où vient se promener de temps à autre sa dulcinée, comptant bien qu'un jour ou l'autre elle en devinera l'auteur et ira se précipiter dans ses bras.
CHAPITRE XIII
TÉNÉRIFFE (SUITE).
San Juan ; des Guanches au dix-neuvième siècle ; le désert. — Icod ; la fonda; le dragonnier ; une sorcière ; encore un Guanche. — Garachico ; le curé. — Buenavista ; un maire canarien.— Le Sud ; seize heures à cheval ; deux accidents. — Adeje; le ravin de l'Enfer; une situation périlleuse.— Les troglodytes. — Guimar : le ravin de Badajoz ; descente trop rapide. — Can- delaria ; une statue miraculeuse. — Retour à Sainte-Croix.
Au delà de la Rambla, il faut s'engager dans des sentiers qui ne valent guère mieux que ceux du nord. Des deux chemins qui conduisent à Icod de los Vinos, celui qui longe la mer est moins accidenté que celui qui contourne la montagne de Ti- gayga. Ce dernier franchit une infinité de contreforts, qui se détachent du pic pour se diriger vers le littoral. Toutes ces chaînes de montagnes sont séparées par de profonds ravins, de telle sorte qu'il faut, de ce côté, gravir, à chaque instant à 1 000 mètres d'altitude pour redescendre ensuite. En longeant la mer, on a bien à franchir quelques collines, mais le nombre des ascensions se trouve considérablement diminué. Le paysage est d'une majesté sauvage; d'énormes rochers s'élèvent verticalement à plusieurs centaines de mètres de hauteur. De loin en loin, un ravin entame profondément ces masses noires. Dans les fentes, une foule de sempervivums, de cinéraires et d'euphorbes croissent au milieu des mousses. Sur quelques points, l'eau filtre à travers les crevasses, et alors le cresson, le céleri sauvage pullulent au point d'étouffer toutes les autres plantes. De l'autre côté, la mer roule d'énormes galets, détachés pour la plupart des falaises que viennent battre les flots.
Après quelques heures de marche, on atteint le village de San
Fig.;'31. — Vue d'Icod de los Vinos.
Juan de la liambla. Ce qui m'a frappé au premier abord, c'est le nombre relativement considérable d'individus avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Leur taille, leurs traits, tout décèle qu'on ne se trouve pas en présence de descendants des Conquistadores. Ce sont bien des Guanches, auxquels sont venus se mêler quelques Espagnols. Ce fait s'observe fréquemment dans l'ouest, au delà de Los Realejos, et dans le sud, à partir de Guimar. Au début, les conquérants se sont arrêtés là ; les Guanches ont gagné le sud où ils se sont trouvés pendant longtemps à l'abri des mélanges. J'ai voulu démontrer l'exactitude de ce que j'avance à l'aide de documents positifs ; mais je comptais sans la superstition de ces gens. Convaincus que j'allais leur jeter un sort, ils ne consentirent pas à se laisser mesurer. Si j'ai pu recueillir quelques échantillons de cheveux, ce fut presque toujours sur des enfants, amadoués par des friandises.
Entre San Juan de la Rambla et Icod s'étend un immense désert; partout de la lave, des cendres, des scories. Le terrible pic ou ses satellites ont répandu la désolation sur toute cette contrée. Pas la moindre végétation, et, par suite, pas un habitant. Ce n'est qu'en arrivant à Icod (fig. 31) que le paysage change. Cette ville, jadis prospère, est aujourd'hui bien misérable. Lorsque l'oïdium fit son apparition dans la vallée où elle est située, les propriétaires de vignes s'empressèrent de les arracher et ne les remplacèrent pas. On ne récolte plus à Icod de los Vinos ce fameux vin qui passait pour le meilleur de l'île. Les nopals et le maïs ont remplacé les ceps.
Avant d'entrer dans le village, on aperçoit une immense pyramide qui, avec ses grands gradins, fait songer aux pyramides d'Égypte. De loin, la ressemblance est complète, et de près l'illusion ne disparaît pas entièrement. C'est tout simplement une montagne, dont on cultive les flancs escarpés. De petits murs superposés en font le tour et retiennent les terres qui, sans cette précaution, seraient vite entraînées dans les ravins. Toute la vallée d'Icod est très abrupte, et presque partout il
faut employer le même stratagème. Elle renferme beaucoup d'eau qui retombe en minuscules cascades au fond du ravin. Aussi peut-elle nourrir une importante population, et la ville offre-t-elle encore un certain aspect malgré la disparition totale de la vigne et la décadence de la cochenille. Les places, avec leurs arbres et leurs petites fontaines, ont un air coquet. Malheureusement beaucoup de maisons, jadis importantes, aujourd'hui en ruines, qui allongent sur les rues leurs gargouilles en bois sculpté, viennent jeter une note sombre, et témoigner qu'Icod a vu des jours meilleurs.
On n'est pas peu surpris de trouver un hôtel. Son unique chambre à coucher, avec ses murs blanchis à la chaux et ses deux lits de sangles, laisse deviner que l'hôtelier ne fait pas fortune. L'arrivée d'un voyageur est un événement pour lui; aussi s'empresse-t-il de mettre toute la maison sens dessus dessous pour tâcher de le satisfaire. Nous ne lui demandions d'ailleurs que ce qui nous était nécessaire pour faire notre cuisine, n'ayant dans ses talents culinaires qu'une confiance excessivement limitée. Mais le pauvre homme tenait à nous être utile à quelque chose, et, dès que nous fûmes à table, il arriva flanqué de sa femme et de sa fille pour changer le couvert. Ils perdaient tellement la tête, qu'à eux trois ils ne venaient pas à bout de remplacer un couteau et qu'ils versaient le vin dans les assiettes.
De la terrasse de l'auberge, la vue embrasse toute la vallée. Ce qui frappe surtout, c'est le nombre et la dimension des palmiers, ce qu'on s'explique par la situation de la ville, qui ne se trouve qu'à 230 mètres au-dessus du niveau de la mer. On montre aux étrangers un fort beau dragonnier qu'on prétend le plus grand de tous ceux qui vivent aujourd'hui. J'en ai vu un nombre considérable, mais aucun n'approche, en effet, de celui-là. A l'endroit d'où naissent les branches, on peut placer une table et six chaises.
Il existe, à Icod, une profonde grotte au milieu d'une coulée de lave ; elle mesure environ 1 500 mètres de longueur et vient
déboucher sur la mer. C'est, en petit, la reproduction des immenses grottes de Lancerotte.
A 600 ou 700 mètres d'altitude, existe, au-dessus de la ville, un petit hameau composé d'une douzaine de maisons. Je cherchais, dans les environs, des insectes et des mollusques, lorsque je vis s'avancer vers moi une vieille sorcière déguenillée, couverte d'une épaisse couche de crasse. Elle s'était imaginé que j'étais à la recherche du lisas, joli petit scinque fort abondant aux Canaries. Ce saurien, de la grosseur de notre lézard des murailles, est fort employé, à Ténériffe, dans le traitement de l'impétigo du cuir chevelu. Il suffit, d'après la croyance populaire, de le porter vivant sous son chapeau, pour voir disparaître l'affection au bout de quelques semaines. La vieille venait m'of- frir de m'indiquer un remède encore plus efficace ; elle ne réclamait, pour me divulguer son secret, qu'un verre de rhum. Il m'eût été difficile de la satisfaire ; mais elle voulut bien se contenter de quelques cuartos. La recette, la voici : prenez un rat vivant, ouvrez-le, du côté du ventre, depuis la tête jusqu'à la queue et appliquez-le de suite sur les parties malades. Ce traitement, si fantastique qu'il puisse paraître, est fort en usage dans l'île; je l'ai vu employer à Sainte-Croix même, pour obtenir la guérison de scrofules. Je remerciai la vieille de son conseil et je continuai mes recherches.
Un peu plus haut, je rencontrai dans une cabane un autre type plus curieux que la vieille. C'était un vieux berger, vêtu d'un simple caleçon court et de quelques loques qui avaient dû être une chemise. Ses jambes étaient recouvertes de sortes de guêtres en peau de chèvre ; aux pieds, il portait des sandales pareilles et, sur la tête, une sorte de bonnet qu'il s'était tricoté lui-même avec la laine de ses moutons. Si ce n'eût été le caleçon et les débris de chemise, j'aurais pu me croire en présence d'un vieux Guanche, n'ayant jamais eu de rapports avec les Européens. Il m'invita à entrer dans sa demeure et m'offrit du lait. Quelle ne fut pas ma surprise en voyant le mobilier de cette cabane ! Dans un coin, un lit de fougères ; à côté, un moulin
guanche et un vase grossier, de tous points comparables à ceux dont faisaient usage les anciens insulaires. Une flûte en roseau, une gamelle de bois et un sac en peau de chèvre rempli de gofio complétaient l'ameublement. Je ne pouvais en croire mes yeux et j'examinai plus attentivement le vase et le moulin. Voyant mon étonnement, le vieillard m'expliqua que, ces ustensiles, il les avait trouvés dans une grotte jadis habitée par « los Guanches » et qu'il s'en servait depuis de longues années. Je ne pus le décider à se dessaisir de ces intéressants objets ; à mes offres d'argent, il répondit qu'il n'avait besoin de rien pour le peu de temps qu'il lui restait à vivre.
Je revenais àlcod tout rêveur, songeant à mon vieux Guanche, heureux de son sort au milieu de sa misère, et je me demandais si réellement la civilisation faisait le bonheur de l'homme. Brusquement, je fus tiré de mes rêveries par une violente secousse ; ma bête se cabrait devant une masse noire qui gisait en travers du sentier. Je mis pied à terre pour calmer ma monture et je m'approchai de l'obstacle que je ne distinguais pas très bien dans l'obscurité qui commençait à s'étendre. C'était ma vieille sorcière étendue ivre-morte ; j'avais été trop généreux, et elle s'était empressée d'aller s'enivrer à la ville avec sa liqueur favorite. Furieuse d'avoir été dérangée, elle me lança une kyrielle d'anathèmes, entremêlés des injures les plus ordurières.
A peine avions-nous quitté Icod, que nous nous engagions dans un nouveau désert. La lave a tout recouvert et, aussi loin que s'étende la vue, on n'aperçoit que roches noires, sans la moindre végétation. A Garachico, même désolation; le nord du village fait seul contraste au milieu de ce pays brûlé. Là, au pied d'énormes montagnes basaltiques, coupées verticalement, d'où descend une grande quantité d'eau, se voient quelques terrains cultivés. Un profond ravin, de peu de longueur, renferme les plantes les plus variées, dont les rameaux s'enchevêtrent en formant de véritables barrières ; parmi ces végétaux, j'ai rencontré une salsepareille.
En face, dans la mer, s'élève un gros bloc surmonté d'une
croix: c'est le Roque de Garachico. Le village, jadis si prospère, offre des ruines de tous les côtés. En 1706, une éruption de la Jrfontana Negra, l'un des satellites du pic de Teyde, vomit, sur cette malheureuse localité, des torrents de lave ; son port fut comblé, une partie de ses maisons détruites, et un bon nombre d'habitants perdirent la vie. On voit, au sud du bourg actuel, la lave figée qui semble encore vouloir se précipiter en cascade sur ce qui reste de Garachico.
Ce fut le vendredi saint que nous arrivâmes dans cette localité. J'allai, à tout hasard, frapper à la porte du curé, qu'on m'avait dépeint comme un excellent homme. Il nous reçut, en effet, à bras ouverts. Il nous prépara lui-même une chambre, fit le lit, glissa entre le drap et le matelas plusieurs peaux de mouton, selon la coutume canarienne, et nous laissa pour aller donner ses instructions à sa domestique, tout en nous prévenant qu'il ne pourrait nous offrir qu'un bien modeste dîner. Il me montra, accrochée à un clou, une collection de journaux, qu'il m'invitait à lire pour passer le temps. Celui qui était en évidence était un journal clérical ; le reste du paquet ne comprenait que des journaux très avancés. Je ne devais pas tarder à avoir le mot de l'énigme.
Le dîner préparé, nous passâmes dans la salle à manger où, de nouveau, le curé s'excusa du mauvais repas qu'on allait nous servir. C'était jour de jeûne ; sa maison était ouverte à tout le monde et il ne fallait pas que le pasteur donnât le mauvais exemple à ses brebis. Mais, pour une fois, on pouvait se remplir l'estomac avec quelques assiettes de potage. En conséquence, il nous servit un potage au cresson. Ce potage fut suivi d'un second, au riz, puis d'un troisième, au poisson. Que de potages, pour un jour de jeûne ! Et le curé insistait toujours pour nous en faire accepter. Après ce triple potage, on servit différents plats de légumes, puis un gigantesque poisson. Le maigre pouvait décidément permettre d'attendre les jours gras avec patience, surtout lorsqu'on mangeait avec l'appétit de notre hôte. Enfin, il se leva de table, mais c'était pour se rasseoir bientôt :
il voulait simplement fermer la porte, pour qu'il ne vint pas d'importun. Cela fait, il fit servir le reste. Le reste se composait d'une fort belle volaille et d'un plantureux dessert. Pour calmer les scrupules que nous aurions pu avoir, il nous déclara qu'il ne nous refuserait pas l'absolution.
Cette conduite d'un prêtre peut sembler étrange. Eh bien ! je crois que le curé de Garachico valait autant et mieux que beaucoup de ses confrères canariens. Adolescent, ses parents l'avaient mis au séminaire, pour ne pas lui faire garder les chèvres. Esprit vif, un peu espiègle, il avait étudié avec ardeur. Ordonné prêtre, il avait été chargé d'une paroisse où il avait bientôt acquis la conviction que son prédécesseur, qui passait pour un saint, n'avait pas toujours cherché à inculquer à ses pénitentes des principes de vertu. Plus tard, il avait été encore mieux édifié sur le compte de saints personnages, considérés comme des modèles de piété. Il eut un moment de découragement et fut sur le point de jeter le froc aux orties. Mais il se dit que, dans ce pays, il serait honni, mis à l'index et que, sans profession, il ne pourrait gagner sa vie. Il resta prêtre, bien décidé à faire de ses ouailles des gens honnêtes, sans se préoccuper de pratiques qu'il avait vu produire de si mauvais résultats. Aimant le peuple, il lisait les journaux qui prenaient sa cause en main, et c'est pour cela que j'avais trouvé chez lui ceux que j'avais été si fort étonné d'y rencontrer. Il fallait, disait-il, donner à manger à ceux qui avaient faim, et il ne pouvait, lui qui préchait ces maximes, laisser sans manger des voyageurs qui venaient lui demander l'hospitalité, fût-ce un vendredi saint.
J'ai voulu présenter au lecteur ce nouveau type de prêtre. Aux Canaries, comme on le voit, on en trouve pour tous les goûts.
Je ne dirai rien de la partie de l'île qui s'étend entre Garachico et la pointe de Teno. C'est toujours le même pays sec, aride, un peu moins accidenlé, toutefois, que la région que nous avions parcourue depuis l'Orotave.
A mi-chemin, on renconlre le hameau de Los Silos. Buena-
vista, la localité la plus occidentale de l'île, est bâtie sur un terrain relativement plat, à 250 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle jouit d'une admirable vue sur l'Océan, et on distingue très nettement les montagnes méridionales de la Palme. Cette commune est favorisée au point de vue des édifices religieux ; outre son église, isolée au milieu d'une vaste place, elle possède un couvent de franciscains et huit ermitages. C'est dans la cour de l'église que se trouve l'ossuaire, généralement situé dans le cimetière.
Le village de Buenavista ne me présenta rien de bien intéressant, à part son maire. Sauf certains tics qui lui étaient particulier, l'alcalde offrait bien le type du maire canarien, et, à ce titre, j'en dirai quelques mots. Je n'ai pas, d'ailleurs, encore parlé de ce haut fonctionnaire. Celui de Buenavista, chez lequel nous avions reçu l'hospitalité, était le medianero (métayer) d'un jeune homme de Garachico. Presque entièrement illettré, il était d'une ignorance telle qu'il ne savait guère en quoi consistaient ses fonctions. Ce n'était pas le désir de s'instruire qui lui manquait ; il eût appris, s'il en avait eu les moyens. D'une naïveté qui dépasse toutes les bornes, il me posait les questions les plus saugrenues. Il me demandait, par exemple, si les Anglais étaient réellement des hommes; si la France était aussi grande que Ténériffe. Il ne voulut pas admettre que les ossements que je récoltais fussent destinés à l'étude. Pour lui, je les ramassais pour en faire un onguent merveilleux, qui devait guérir toutes les maladies. Lorsqu'il sut que j'avais l'intention d'explorer les grottes de l'île de la Palme, il fit tout son possible pour m'en dissuader, m'affirmant qu'on y trouvait encore vivants des Guanches qui pourraient me faire un mauvais parti. Avec cela, il se croyait un personnage : il portait un pantalon à l'européenne, une chemise, un gilet, des souliers et un chapeau. Dans sa ceinture, il avait un magnifique couteau-poignard, dont il me fit admirer le travail. Il possédait un talent spécial pour lancer sa salive à 2 mètres de distance, par un simple mouvement de la langue, et il en semblait très fier. Il fallait le voir, fortement
arc-bouté sur ses jambes, les pouces dans les emmanchures du gilet, s'interrompant à chaque instant pour se livrer à son exercice favori ; on eût dit un singe savant.
Le pauvre homme avait une peur terrible des os de mort, à tel point qu'il n'avait jamais osé regarder un crâne. Je lui fis cependant emballer une demi-douzaine de têtes que j'avais simplement enveloppées de papier. S'il eût su ce que contenaient les paquets, il serait certainement tombé en pâmoison.
La côte sud-ouest de l'île est sèche, aride, brûlée, et, partant, peu peuplée. Sur un espace de 42 kilomètres, de Buenavista à Adeje, on ne trouve que deux villages, Santiago et Guia, séparés par les hameaux d'Arguaya et de Chio. Du premier village, on distingue très nettement l'île de la Gomère, qui se trouve à 27 kilomètres dans l'ouest. Ces parages étant peu fréquentés par les caboteurs, lorsqu'un habitant de Santiago désire aller dans l'île voisine, il allume un grand feu sur une montagne, et immédiatement une barque de la Gomère vient le chercher.
Bien que la région du sud-ouest soit traversée par d'innombrables ravins, plus profonds encore que ceux du nord-ouest, on peut cependant, en longeant la côte à une distance de 5 à 6 kilomètres, gagner Guia sans trop de difficultés. Il n'en est pas de même pour y aller directement de l'Orotave. J'ai fait ce dernier voyage en contournant le pic et le volcan de Chaliorra, et je n'en connais guère de plus pénible, ni de plus périlleux. Sur un parcours de 70 kilomètres, pas une goutte d'eau ; partout de la lave, de la ponce, des scories de toutes sortes, qui glissent sous les pieds et peuvent vous entraîner au fond d'épouvantables abîmes. Dans tout le chemin, on ne rencontre ni un être humain, ni un animal, à part des lézards. De loin en loin, quelques pins des Canaries trouvent le moyen de résister à cette épouvantable sécheresse.
Lorsque nous fûmes arrivés à 2 000 et 2 300 mètres d'altitude, le vent tourna au sud ; nos bêtes, épuisées, ruisselant la sueur par tous les pores, s'arrêtaient tous les 200 mètres. Nous-mêmes, suffoqués par la chaleur, annihilés par le terrible
simoun, nous avions à peine l'énergie de les faire avancer. Quelle terrible journée ! J'ai fait plusieurs fois l'ascension du pic de Teyde, et, malgré les mésaventures dont j'ai été victime une fois, je préférerais la recommencer que d'entreprendre un nouveau voyage de l'Orotave à Guia. Si nous avions trouvé une grotte où nous abriter, il est probable que nous n'eussions poursuivi notre voyage que le lendemain.
Nos guides n'avaient pas plus d'énergie que nous. Ils s'avançaient muets, n'ouvrant la bouche que pour s'écrier : Dios mio, que calor ! (mon Dieu, quelle chaleur!) Enfin après seize heures de marche, nous apercevions les maisons du village. Tout le monde poussa un soupir de soulagement; depuis trois heures du matin, nous étions en route, et il était sept heures du soir.
Heureux de toucher au but, je descendis de ma bête pour faire, à pied, le reste du chemin. Mal m'en prit; je cheminais tranquillement derrière ma mule, lorsque la maudite bête m'allongea, dans la jambe droite, un maître coup de sabot qui m'étendit à terre. Tout le monde s'empressa autour de moi ; ma femme, désolée, était convaincue que j'avais une fracture de la jambe. Il n'en était rien heureusement, et je pus me remettre en selle. Ce triste voyage faillit se terminer d'une façon tragique. En entrant dans le village, les mules, qui n'avaient pas bu de toute la journée, partirent à fond de train, à la vue d'une fontaine. Celle que montait ma femme gravit d'un bond les six marches qui donnaient accès au réservoir. Une fois rassasiée, il fallut descendre; d'un autre bond, la bête alla s'écraser sur le pavé. Heureusement, Mme Verneau est bonne écuyère, et elle resta en selle, sans se faire le moindre mal.
Nous nous étions proposé de revenir à Sainte-Croix en longeant les côtes méridionales et orientales. Les gens de la capitale avaient bien essayé de nous faire renoncer à ce projet. Cette région aride, extrêmement accidentée, est la plus redoutée de toutes. A Guia, on voulut aussi nous dissuader de cette entreprise. Mais après la journée que nous venions de passer,
nous étions suffisamment aguerris, et surtout nous ne pouvions nous décider à revenir en arrière. Nous nous dirigeâmes donc vers Adeje. Je ne dirai pas que le voyage fut agréable ; au milieu de ces solitudes, on est bien plutôt enclin à la mélancolie qu'à la gaieté. Nous n'eûmes, pour le moins, pas trop à souffrir ; au bout de trois heures, nous arrivions à destination, après avoir traversé neuf ravins profonds.
Adeje, comme tous les villages de cette région, est bien différent de ceux du nord-ouest. Quoiqu'il possède une assez grande quantité d'eau, on n'y cultive guère que du blé et des nopals. Des figuiers, quelques palmiers se dressent au milieu des plantations. Au commencement du siècle, on y cultiva avec succès la canne à sucre, mais on a complètement abandonné cette culture. Une sorte de grande forteresse domine le hameau ; c'est un ancien couvent de franciscains. De misérables cabanes, construites à la diable, disposées sans plan, se groupent de telle façon qu'on ne sait où se trouvent les rues. Au- dessus du village existe un ravin tellement encaissé, tellement noir, qu'il a reçu le nom de ravin de l'Enfer (Barranco del In- fierno). On perçoit dans le fond un bruit sourd, qui se propage d'une manière étrange dans ce couloir étroit; c'est simplement le bruit que fait, en tombant en cascade, l'eau qui vient fertiliser les terrains situés plus bas.
J'ai gardé un bon souvenir du Barranco del Infierno; j'ai fait, dans ce ravin, d'excellentes récoltes. Mais, si l'enfer des catholiques est facilement accessible, il n'en est pas de même de celui d'Adeje ou, au moins, des grottes qu'il renferme. Dans le bas du ravin, là où les parois n'ont plus que 75 mètres environ de hauteur, j'avais aperçu, à 50 mètres au-dessus du lit, une grotte qui devait avoir servi de sépulture ; des os en étaient tombés et gisaient au pied du rocher. Malheureusement il était impossible d'y grimper, la roche surplombant de façon à ne laisser aucun espoir. Je me décidai à faire une tentative par le haut. Je m'attachai solidement à l'extrémité d'une corde de 30 mètres de longueur et me fis descendre par deux hommes robustes.
Arrivé en face de l'ouverture de la grotte, je vis avec désespoir que le sol était en retrait de 2 mètres à peu près. J'étais suspendu en l'air, et si la corde se fût rompue, je n'aurais pas rencontré la moindre saillie pour me retenir dans ma chute. D'un autre côté, j'apercevais des crânes dans la caverne, et je ne voulais pas les abandonner après en avoir été aussi près. Sans calculer le danger, je détachai d'une main la corde qui me retenait, pendant que je me cramponnais solidement de l'autre. La saisissant ensuite des deux mains, je lui imprimai un mouvement d'oscillation et me lançai dans la grotte. Mes mesures avaient été bien prises ; je retombai à l'intérieur, au lieu d'aller m'abîmer au fond du précipice.
Ma fouille terminée, il s'agissait de remonter, et la chose n'était pas des plus faciles. Je n'avais pas songé qu'en lâchant la corde, celle-ci reprendrait la verticale et ne viendrait pas à mon appel. Je la voyais se balancer à 2 mètres de moi sans pouvoir l'atteindre. J'avoue que j'ai passé là un mauvais quart d'heure, plus d'un quart d'heure même, car il fallut aller chercher un autre câble. Un homme se dévoua, et employant la même tactique que moi, il descendit jusqu'en face de l'entrée. Une fois là, il put me lancer l'extrémité du second câble : j'étais sauvé. Ce n'est pas sans émotion que je me souviens de cette situation critique. En voyant les quelques centaines de crânes et de squelettes que j'ai rapportés de mes expéditions, personne ne se douterait des dangers qu'il a fallu affronter pour les recueillir.
D'Adeje, nous montâmes à 1303 mètres d'altitude, pour gagner Chasna ou Vilaflor, comme on l'appelle assez souvent. C'est la localité la plus élevée de l'île. Située presque au pied du pic, il y neige tous les ans. La huit, il y fait froid, et, dans la journée, il y souffle un vent tellement sec que les cadavres s'y momifient sans se putréfier. Berthelot m'a affirmé y avoir vu, dans le cimetière, des morts qu'on ne s'était pas donné la peine d'enterrer, et qui s'étaient conservés de cette manière. Je n'ai pas pu constater le fait moi-même, tous les cadavres ayant été re-
couverts de terre, mais, dans la localité, plusieurs personnes m'ont confirmé le renseignement que m'avait fourni notre vieux consul.
En quittant Chasna, nous redescendîmes à la Granadilla, à 614 mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous gagnâmes de là le hameau d'El Rio, puis Abona, Arico, Fasnia et enfin Guimal'. Je ne décrirai pas toutes ces localités, qui présentent entre elles de grandes ressemblances. Elles ne se différencient guère que par le nombre des maisons. Quelques-unes, cependant, comme la Granadilla et Arico, offrent de bonnes propriétés et des habitations assez confortables. En revanche, à Fasnia, les demeures sont creusées dans le tuf volcanique, et les habitants vivent dans ces grottes à la façon des anciens Guanches. Ce qu'on observe, dans toute cette région, c'est une sécheresse extrême et, par suite, l'absence de toute végétation. On y trouve des gens hospitaliers qui descendent, en partie, des vieux insulaires, dont ils ont, pour la plupart, conservé le type. Au milieu du seizième siècle, les Espagnols ne s'étaient encore guère aventuré au delà de Guimar ; cette localité continuait même à être habitée par de vrais Guanches, qui formaient un village à eux seuls.
Aujourd'hui, on ne trouve guère de Guanches à Guimar. Sa situation, la fertilité de son sol, devaient y attirer de bonne heure les Européens. Malheureusement, en 1705, une terrible éruption vint recouvrir de lave une partie de son territoire. Près de la mer, se trouve un petit volcan qui a déversé dans le voisinage des torrents de sable noir, ce qui rend toute cette contrée impropre à la culture ; il n'y pousse guère que d'innombrables coloquintes et des euphorbes.
Ce qu'il y a de plus remarquable à Guimar, c'est le Barranco de Badajoz ; je ne connais rien de plus beau en fait de ravin. En remontant cette gorge, où l'eau coule à profusion, on passe au milieu de véritables bosquets de pêchers, d'abricotiers et surtout de pruniers. Dans la saison des fruits, on rencontre, à chaque pas, des gens chargés d'énormes corbeilles de prunes;
ils s'empressent de poser leur charge à terre et vous invitent il manger de leurs fruits. Un peu plus haut, le ravin se rétrécit brusquement ; l'eau tombe en cascades au milieu d'une végétation luxuriante, et les parois s'élèvent verticalement à des centaines de mètres. Entre chaque muraille, le barranco ne mesure pas plus de 30 mètres. C'est à peine si on aperçoit la roche par place ; tout est couvert de milliers de plantes qui croissent, on ne sait comment, sur ces murailles à pic. En montant toujours, le ravin s'élargit de nouveau et vient se terminer dans un immense cul-de-sac où l'eau se précipite depuis les hauteurs de la Cumbre. Une infinité de dragonniers garnissent les gigantesques parois de ce cirque et semblent défier la hache des hommes civilisés.
Un tel site ne pouvait manquer d'attirer les vieux insulaires, qui se plaisaient tellement dans les ravins escarpés. De toutes parts, on voit des grottes qui leur ont servi de refuge. Toutes, malheureusement, ont été dévastées, à part une que personne n'a jamais pu atteindre. Située à une hauteur prodigieuse, elle renferme des poutres placées là sans doute pour maintenir des blocs peu solides. J'avais accompli des ascensions difficiles, et je ne croyais pas celle-là au-dessus de mes forces. En m'aidant des pieds et des mains, je gravis la plus grande partie de la distance qui me séparait de la grotte inexplorée. Exténué, je voulus me reposer sur un gros bloc, qui paraissait mis là à dessein. Malheureusement, le rocher était en équilibre instable, et il céda sous mon poids. Je le suivis dans sa descente et je ne dus la vie qu'à une de ces plantes si redoutées là-bas, YEuphor- bia canariensis; elle m'arrêta dans ma course trop rapide, et, depuis ce jour, j'ai voué un culte à cette euphorbe. Moins heureuse que moi, ma montre avait roulé au fond de l'abîme.
Malgré les émotions que j'avais ressenties, je ne quittai qu'à regret ce délicieux ravin. Le misérable village de Candelaria où je me dirigeai ensuite, me sembla bien triste en comparaison de Badajoz. Habité par quelques pêcheurs, dont les femmes sont toutes occupées à fabriquer des poteries, il ne comprend qu'un
petit nombre de mauvaises maisons, bâties au bord de la mer. L'église renferme la fameuse statue de la Vierge, apportée par des anges, longtemps avant la conquête, sur un rocher désert de la localité. Les fidèles de Ténériffe attachent un si haut prix à cette statuette, qu'ils ont pratiqué dans la roche un escalier pour pouvoir, par là, sauver la Vierge en cas d'attaque.
De Guimar, une route conduit à la capitale, en passant au- dessous des villages ftArafo, célèbre par son petit vin blanc, et d' /gueste del Sur. A mi-chemin, on traverse San Isidro. Je ne dirai rien de ces bourgades, qui n'offrent qu'un intérêt très restreint. D'ailleurs, nous avons déjà parcouru plus de 400 kilomètres ; nous avons franchi tant de montagnes, traversé tant de précipices, qu'il n'est pas superflu de nous arrêter un instant avant d'entreprendre l'ascension du pic.
CHAPITRE XIV
TÉNÉlUFFE (FIN).
Ascension du pic. — Monte Verde. —Au-dessus des nuages. — Las Canadas; chaleur tropicale ; la raréfaction de l'air. — Estancia de los Iii-leses ; une nuit à 2891 mètres d'altitude. — Alta Vista ; le pain de sucre ; le cratère ; une glacière ; les dangers du séjour dans un volcan. — Les habitants de Ténéi,iffe ; leur type ; leur genre de vie. — Cérémonies religieuses. — Costume.
L'intérieur de l'île est parcouru par de hautes montagnes qui s'élèvent graduellement, à partir de la Lagune, en se dirigeant d'abord vers le sud-ouest. Cette arête centrale décrit ensuite une courbe vers l'ouest, puis vers le nord-ouest, de manière à former autour du pic un vaste cirque de GO kilomètres de circonférence. C'est à ce cirque qu'on donne le nom de Canadas. Sur cette crête, située à environ 2 000 mètres d'altitude, se détache la montagne d'Izana, dont le sommet s'élève à 2 247 mètres, et Los Azulejos qui atteignent 2 865 mètres. A l'ouest, se voit une foule de cratères, parmi lesquels se trouve celui qui, en 1706, lança sur Garachico ses torrents de lave. A l'intérieur des Canadas, se dressent le volcan de Chahorra (à 2 475 mètres), le Vieux Pic (Pico Viejo, à 3 136 mètres), et, dominant le tout, le fameux pic de Teyde, qui montre sa cime à 3 711 mètres. D'après Ph. de Kerhallet, par un temps clair, on l'aperçoit à 100 milles de distance. Mais, le plus souvent, le sommet est enveloppé d'une ceinture de nuages qui empêchent de l'entrevoir.
C'est habituellement de l'Orotave, quelquefois d'Icod, que partent les étrangers qui veulent en faire l'ascension. Je dis les étrangers, car les insulaires n'y songent guère. Parfois, ils pro-
fitent de la présence d'un explorateur pour tenter cette expédition. C'est ainsi que, lors de ma première ascension, je fus accompagné d'une véritable caravane. Je m'empresse de dire qu'un seul Canarien eut le courage de me suivre jusqu'au faîte. On peut encore y monter par le sud-ouest ; dans notre voyage à Guia, nous étions passé au pied du volcan de Chahorra. Une autre fois, nous avons fait l'ascension par le sud, en passant par le village de Chasna. Ce dernier voyage, nous l'avons accompli sur un dromadaire ; cet animal des plaines nous conduisit jusqu'au pied du pic. Arrivé dans les Cafiadas, il se ressentait si peu de ses fatigues, qu'il partit au grand trot. Ce ne fut qu'en descendant à l'Orotave qu'il éprouva le besoin de se reposer ; il se couchait tous les 200 mètres. Pour justifier le pauvre animal, je dois dire que, depuis dix jours, il nous portait, nous et nos bagages, et que, ce dernier jour, il avait fait, dans les mêmes conditions, plus de 60 kilomètres. Nous étions partis à 2 heures du matin de La Granadilla. et nous couchions le soir à l'Orotave.
Certes, l'ascension du pic est une expédition pénible, mais les touristes en exagèrent beaucoup les difficultés. Il me suffira de rappeler que ma femme m'accompagnait et que, si elle n'a pas gravi les 150 mètres que mesure le pain de sucre, nous avons, en revanche, opéré la descente dans la même journée, chose que ne font jamais les voyageurs. Je pourrais encore ajouter que, lors de ma première expédition, je fus accompagné par un Français qui avait contracté, à Sierra-Leone, une affection du foie et qui était venu chercher la santé aux îles Fortunées. Les jours antérieurs, il avait eu de la fièvre ; son hydropisie avait considérablement augmenté et il n'en arriva pas moins jusqu'à la Estancia de los Ingleses, à près de 3 000 mètres d'altitude.
Je ne raconterai que cette première ascension. A 7 heures du matin, nous quittions l'Orotave avec une température de 21 degrés centigrades. Outre nos chevaux de selle, nous emmenions trois mules de charge pour porter mes instruments, nos
vivres, des couvertures pour la nuit, la nourriture de toutes nos bêtes et deux barils d'eau. Mes compagnons de voyage s'étaient munis chacun d'un ou deux litres de rhum, afin de pouvoir combattre le froid que nous devions ressentir pendant la nuit. A 9 heures, nous avions atteint le Monte Verde, c'est- à-dire cette partie des montagnes où pousse un bois épais et verdoyant, qui offre, à côté de bruyères arborescentes, d'llex canariensis et de pins des Canaries, une grande quantité de Myrica faya. Cette végétation commence à environ 800 mètres d'altitude et se continue jusqu'à 1 500 mètres. A la partie supérieure du Monte Verde, la végétation est moins haute.; il y gèle et quelquefois il y neige ; mais la gelée est douce et la neige fond rapidement. Ce qui manque surtout à cette partie élevée, ce sont les pluies. Les nuages planent généralement plus bas. Dès qu'on atteint 1 000 mètres d'altitude, on entre dans la région des nuages ; c'est d'abord une brume épaisse que la brise chasse rapidement. La température s'abaisse notablement, grâce à l'humidité de l'atmosphère. Plus haut, les nuées sont moins chargées de vapeur d'eau, et l'on ne tarde pas à entrer dans une zone absolument limpide, où rien ne vient tempérer l'ardeur du soleil.
Dans la région du Monte Verde, on rencontre un grand nombre de bergers qui gardent de magnifiques chèvres. Avant de quitter ces frais ombrages, nous déjeunâmes avec le meilleur appétit du monde. Le malade semblait ne plus songer à ses souffrances; aussi, bien qu'il eût été convenu qu'il se séparerait de nous dans cet endroit, pour regagner l'Orotave, fut-il impossible de l'y décider. Nous nous remîmes en route, pleins d'une ardeur qui ne devait pas avoir une longue durée chez la plupart de mes compagnons. A 1 500 mètres environ, les nuages disparaissaient brusquement, la température s'élevait et, au lieu de la végétation luxuriante du Monte Verde, nous n'apercevions plus guère que l'escobon [Cytisus prolifer) et le codezo (Adenocarpus frankenioides). Un incident fâcheux marqua notre passage de la zone fertile à la zone déserte. En passant près des derniers
.arbres, mon cheval s'effraya de je ne sais quoi ; il se jeta de côté avec une telle brusquerie, que mon baromètre vint heurter un pin contre lequel il se brisa, malgré le fourreau qui me servait à le porter en bandoulière. Je fus d'autant plus sensible à cet accident, que j'avais laissé une personne chargée de faire, d'heure en heure, des observations barométriques et thermométriques.
Dans la zone des codezos, on rencontre de grandes coulées de lave, séparées par de profonds ravins. Au fur et à mesure que nous nous élevions, apparaissaient les scories volcaniques de toute nature et de toute grosseur. Le thermomètre marquait, au soleil, 52 degrés centigrades. Une sorte de grand genêt, aux rameaux durs, à feuilles très petites, étalait, de toutes parts, ses grands panaches odorants de fleurs blanches ; nous étions dans la région des retamas (Cytisus nubigenus). Peu à peu nous nous rapprochons des Canadas et nous voyons se dessiner deux espèces de piliers entre lesquels nous devons passer. Ces deux rochers ont l'air d'être les ruines d'une porte construite par des géants, et c'est, sans doute, cette apparence qui leur a fait donner le nom d'El Portillo. D'énormes blocs amoncelés forment un immense rempart qui s'étend à perte de vue (fig. 32). De là, le pic semble à quelques centaines de mètres seulement et il faut cinq ou six heures pour l'atteindre.
A 2 heures de l'après-midi, nous avions franchi le rempart, les Canadas, et nous entrions dans la région de la ponce et de l'obsidienne. La chaleur était suffocante; le thermomètre accusait 63 degrés centigrades, et nous commencions à éprouver les effets de la raréfaction de l'air. Notre malade saignait par toutes les muqueuses; tous nous sentions des bourdonnements d'oreilles, un picotement douloureux des paupières, et nos lèvres se crevassaient. Les bêtes souffraient autant que nous et n'avançaient que lentement; à tout moment, elles étaient obligées de s'arrêter pour reprendre haleine. Je mis pied à terre pour ramasser des échantillons minéralogiques ; à travers mes chaussures, la ponce surchauffée me brûlait les pieds. Je commençai
Fig. 32. -- Vue du Pic de Teyde.
cependant, mes récoltes et je réunis, notamment, un certain nombre de fragments d'obsidienne et de ponce, qui démontrent que la seconde n'est que le résultat de la calcination de la première. Le verre naturel ou obsidienne, rejeté par beaucoup de volcans, présente des colorations qui varient du blanc au noir ; celui de Ténériffe est toujours noir, tout en conservant un aspect vitreux très accusé. Des fragments offrent ces caractères d'un côté, tandis que le reste, qui paraît avoir subi une température élevée, a pris une teinte jaunâtre ou même blanc de lait, en même temps qu'il est devenu vacuolaire. J'ai trouvé toutes les transitions entre l'obsidienne vraie et la ponce telle que tout le monde la connaît.
L'espace occupé par la pierre ponce est immense ; sur certains points, elle présente une teinte jaunâtre, notamment sur une montagne qu'elle recouvre en entier. On dirait, de loin, un vaste champ de blé mûr, ce qui lui a valu le nom de Montana de trigo (montagne de blé). Au milieu de cette roche, se dressent de grands blocs isolés de lave. Quelques-uns sont d'un tel volume qu'on a de la peine à se figurer qu'ils aient été lancés à cette distance par le volcan. Enfin, la ponce disparaît ; on ne voit plus que des roches noires, entre lesquelles un petit nombre de rétamas trouvent encore le moyen de végéter. Elles n'atteignent plus 2 mètres de hauteur ; leurs branches rampent presque sur le sol.
Nous avions marché lentement; il était nuit lorsque nous arrivâmes à la Estancia de los Ingleses (la station des Anglais), située à 2 891 mètres d'altitude. La plupart des voyageurs passent la nuit dans cet endroit; d'autres montent jusqu'à Alla Vista. Mais, dans ce dernier point, on ne trouve plus de combustible, pas même de rétamas pour entretenir le feu pendant la nuit, et le thermomètre était déjà descendu à 16 degrés. D'ailleurs, l'obscurité nous eût difficilement permis de continuer notre route. Nous nous installâmes donc entre de gros rochers où le vent soufflait avec violence et nous nous mîmes en devoir de dîner. Mes compagnons de voyage commencèrent à boire
du rhum, mais ils durent s'arrêter promptement. La réaction se produisait, et ils grelottaient.
J'avais emporté, pour moi, une robe de chambre et deux couvertures de voyage ; le malade, qui devait retourner à l'Oro- tave, n'avait rien pour s'abriter. Je lui cédai tout ce que j'avais et je passai la nuit à chercher quelques branches de genêt pour alimenter le feu. Sans moi, nous n'aurions pas vu la moindre flamme. Tous ces hommes qui, dans la journée, n'avaient fait que répéter : Que calor, se plaignaient alors du froid et ne s'en remuaient pas davantage. Il est vrai qu'à deux heures du matin le thermomètre était descendu à 3 degrés au-dessous de zéro. En dix heures, nous avions observé, dans la température, une différence de 66 degrés. Le lecteur ne doit pas s'étonner de ce phénomène. A cette altitude, il fait très froid la nuit ; le pic se couvre souvent de neige, qui y persiste longtemps, malgré la chaleur du soleil pendant le jour.
A trois heures, un de mes compagnons, plus courageux que les autres, un guide et moi, nous recommençâmes à gravir. On peut arriver à cheval jusqu'à Alta Vista, quoique la pente devienne excessivement rapide et qu'il faille prendre les plus grandes précautions pour ne pas tomber à la renverse. Là, il faut absolument laisser les bêtes. Jusqu'à La Rambleta, située au pied même du pain de sucre, on s'avance sur de gros blocs mobiles, séparés par des fondrières qu'il faut franchir en sautant. Il ne restait plus qu'à faire l'ascension du pain de sucre. Ses parois inclinées de 33 à 40 degrés sont recouvertes de fines scories qui roulent sous les pieds. On croit atteindre une roche à laquelle on va se cramponner et on dégringole 8 ou 10 mètres ; il faut recommencer. Enfin, nous arrivâmes au sommet du cratère. Tout autour se dressent de gros blocs formant une sorte de muraille terminée en arête ; deux hommes côte à côte peuvent à peine y trouver place.
Le cratère, de forme conique, mesure environ 300 mètres de circonférence et 30 mètres de profondeur. Le sol en est composé de sulfate de soude, recouvert par places d'une couche de soufre.
De nombreux petits trous laissent échapper des vapeurs sulfureuses qui me suffoquaient et m'obligeaient à remonter à chaque instant pour remplir mes poumons d'un air moins empesté. Le thermomètre, introduit dans ces ouvertures, accusait partout une température de 55 à 56 degrés.
J'avais espéré jouir, au sommet du pic, d'un merveilleux spectacle au lever du soleil ; je comptais voir l'ombre de ce colossal volcan se projeter jusque sur l'île de la Palme; j'ai été complètement déçu dans mon attente. Une ceinture de nuages me dérobait la vue de toutes les îles, et je n'ai guère été plus heureux les autres fois.
Après un long séjour dans le cratère, il fallut redescendre. Mon guide me conduisit à l'ouest pour me montrer une solfatare de 100 mètres de longueur sur 35 mètres de profondeur. Elle laisse échapper des vapeurs sulfureuses comme le cratère lui- même et comme toutes les crevasses qui existent sur les flancs du piton. Puis, nous gagnâmes la grotte de la Neige (Cueva de la Nieve), vaste glacière naturelle, qui contient de la neige toute l'année. C'est là que l'envoient chercher les habitants de Sainte- Croix pour faire leurs sorbets. Nous revenons enfin à Alta Vista et peu de temps après nous retrouvâmes nos compagnons de route, qui ne s'étaient pas encore réchauffés du froid qui les avait transis.
L'ascension du pic est aujourd'hui plus facile. Une société s'est constituée à l'Orotave pour exploiter les gisements de soufre du Teyde ; un sentier conduit à Alta Vista, où se trouve une maisonnette dans laquelle les voyageurs peuvent passer la nuit.
La descente fut marquée par deux incidents pénibles : la mule qui portait mes récoltes trébucha et envoya rouler sa charge au fond d'un précipice, où il fut impossible de l'aller chercher. Il me fallait tout recommencer à une autre ascension. En second lieu, je me sentis pris de violents frissons ; en même temps, ma figure et mes mains rougissaient, et j'éprouvais une chaleur cuisante, très douloureuse. Était-ce une insolation? Était-ce le résultat de mon séjour trop prolongé au milieu des va-
peurs irritantes du cratère? Le fait est qu'en arrivant à l'Orotave,
je dus m'aliter, et que je fus pris d'un violent délire qui ne laissa pas que d'inspirer des inquiétudes aux gens qui m'entouraient. Cette fois, encore, je devais m'en tirer à bon compte, malgré la violence des premiers symptômes; au bout de quelques jours, je pouvais quitter le lit.
Le pic de Teyde, de même que les cratères qui l'entourent,
est un volcan somnolent; les fumeroles qui s'en dégagent montrent qu'il n'est pas éteint. Les dernières éruptions qui ont dévasté l'île ne remontent pas bien haut; en 1798, le volcan de Chahorra lança, pendant trois mois, ses produits de toutes sortes. Depuis la conquête, on a compté pas moins de sept éruptions
à Ténériffe.
En somme, cette île, la plus grande de l'archipel, est en même temps la plus peuplée. Sa population est pourtant moins dense que celle de la Grande Canarie ; elle n'est que de cinquante- trois habitants par kilomètre carré, tandis que, dans la seconde,
ce chiffre s'élève à soixante-cinq. Le nombre des villes, villages, bourgs et hameaux, est seulement de mille vingt-trois. Mais, ce qui
la place surtout dans un état d'infériorité vis-à-vis de sa rivale,
c'est la rareté de l'eau. En effet, tandis que chaque habitant de
la Grande Canarie dispose chaque jour, en moyenne, de 13 mè-
tres cubes d'eau, celui de Ténériffe n'en a pas 1 mètre cube. Aussi, cette île doit-elle produire beaucoup moins et être l'objet d'un commerce beaucoup moins actif.
Les habitants utilisent, cependant, l'eau du mieux qu'ils peuvent. Aussitôt qu'un filet d'eau est découvert sur quelque point,
on s'empresse de l'amener, au moyen de canaux en maçonnerie, dans de vastes réservoirs (estanques) dont la construction revient, parfois, à des prix fabuleux; les moindres étangs coûtent
de 3 000 à 15 000 francs. Dans certains ravins profonds où, pendant les grandes pluies, s'écoulent des masses d'eau considérables, on élève des digues de retenue pour l'empêcher d'aller
se perdre à la mer. Tous ces réservoirs sont remplis d'une quantité énorme de toutes petites grenouilles vertes qui, dès le
coucher du soleil, font entendre leur concert peu harmonieux. Un auteur, qui ne les a sans doute pas vues, prétend que « ces énormes grenouilles des tropiques ont un coassement bien autrement puissant que celui de nos batraciens ». Si elles arrivent à faire un vacarme infernal, dans certaines localités, c'est bien moins à cause de leur volume que par suite de leur nombre incalculable.
Les habitants ressemblent beaucoup, à tous les points de vue, à leurs voisins de la Grande Canarie. Toutefois, le type guanche s'observe plus fréquemment. Partout où ce type a persisté, on rencontre des individus bons, simples, francs et hospitaliers. On trouve des hommes aussi misérables que les plus pauvres bergers de jadis, qui ne possèdent guère d'autre mobilier que celui des vieux Guanches, et ces hommes reçoivent l'étranger avec la plus franche cordialité ; ils partagent avec lui le peu qu'ils ont, sans arrière-pensée, sans espoir de la moindre rétribution. Mon berger de la pointe d'Anaga, celui que j'ai rencontré au- dessus d'Icod, appartenait à cette catégorie. Mais, à côté d'eux, dans des villages qui ont reçu de nombreux éléments européens, qui ont des relations fréquentes avec la capitale, on trouve souvent des gens durs, méchants, traîtres et âpres au gain. Certes, on peut affirmer que si, au point de vue matériel, Ténériffe a gagné à passer sous la domination espagnole, au point de vue moral, cette île a considérablement perdu au contact des Européens.
Comme tous les Canariens, les habitants de Ténériffe sont pasteurs, pêcheurs ou agriculteurs ; l'industrie est encore plus délaissée, si c'est possible, qu'à la Grande Canarie. Les pêcheurs sont moins nombreux, ce qui tient à la situation de l'île. Plus éloignés du littoral africain, où abonde le poisson, ces pêcheurs n'exercent guère leur profession que sur les côtes de leur pays.
Ignorants au suprême degré, les Tinerfiens ne peuvent manquer d'être extrêmement superstitieux ; ils croient aux fées, aux sorciers, aux revenants ; ils étaient convaincus lorsque je leur demandais un échantillon de leurs cheveux, que c'était
pour leur jeter un sort. Ils sont fervents catholiques, et il serait difficile de rencontrer parmi eux quelques libres penseurs. Pas plus que leurs voisins, ils ne se rendent compte, d'ailleurs, de
Fig. 33. — Homme de Ténériffe.
ce que le catholicisme peut avoir d'élevé ; ils ne voient dans les cérémonies religieuses qu'un prétexte à divertissements, que de simples représentations théâtrales. A la Grande Canarie, j'ai cité la mise en scène qui accompagne la célébration de la fête de l'Epiphanie ; à Ténériffe, je pourrais décrire bien des céré-
monies du même genre. Il me suffira de dire que, dans une des principales églises de l'île, le jour de Noël, on place sur un autel une Vierge de bois richement parée. A minuit, un prêtre s'approche, ouvre deux portes ménagées dans le ventre de la statue et en retire, à la grande joie des assistants, un joli bébé rose.
Fig. 34. — Femme de Ténériffe.
Le costume des habitants de Ténériffe (fig. 33) offre quelques particularités. Le caleçon des hommes, en toile blanche, est relativement étroit et tombe jusqu'au-dessous du mollet; leur chapeau, en feutre, présente de larges ailes horizontales. Les jours de fêtes, ils portent la chaqueta, sorte de veston en drap, qui descend à peine à la taille. Au devant et en arrière de chacune des jambes du caleçon, tombe un morceau de drap noir qui fait, sur la toile blanche, un singulier effet. Des guêtres en cuir, des souliers sans talons, complètent le costume de gala.
Il faudrait encore y ajouter le grand bâton dont se sépare rarement l'homme de Ténériffe.
Les femmes, outre la jupe et le tablier en cotonnade, portent un corsage ajusté, orné de larges manches et, par-dessus, un fichu, qui se termine en pointes, aussi bien en avant qu'en arrière. Mais ce qu'elles se couvrent avec le plus de soin, c'est la tête : un premier foulard vient s'attacher sous le menton, puis un grand châle de laine leur recouvre toute la tête et retombe en arrière ; enfin, par-dessus tout cela, elles se coiffent d'un chapeau de paille minuscule, à fond plat, qui leur sert à poser la charge qu'elles ne sauraient porter autrement (fig. 34). Je ne dois pas oublier le cordon de laine ou la lanière de cuir qui leur pend au côté ; c'est une amulette, bénie par le prêtre, qui doit les préserver de tous les maux et leur ouvrir les portes du paradis.
CHAPITRE XV
LA GOMÈRE.
Situation. — Contours. — Topographie. — Les bois. — Productions de l'île.
— Villages. — Type, mœurs et coutumes des habitants. — Le langage sifflé. — Le port et la ville de San Sebastian. — Une population peu hospitalière. — Le sud. — Le paradis en miniature. — AlajerÓ. — Chipude.
L'île de la Gomère, située entre celles de Ténériffe, de la Palme et de Fer, se trouve à 47 kilomètres seulement de la première. De forme presque circulaire, elle ne mesure que 26 kilomètres dans son plus grand diamètre. Sa superficie est de 378 kilomètres carrés. Son pourtour offre une série de petites pointes et de criques peu profondes, qui ne méritent pas même une mention. Les deux seuls ports fréquentés par les caboteurs sont celui de San Sebastian, à l'est, et celui de La Arena, à l'ouest.
Cette île est extrêmement accidentée : au centre se trouve un plateau élevé, entouré de hautes montagnes ; ce sont, à l'est, les rochers d'Ojila (1 000 mètres d'altitude), et celui d'Agando (1180 mètres). Au centre, El Alto de Garajonay atteint 1380 mètres; c'est le point culminant de la Gomère. Au sud- ouest du plateau, on remarque enfin La Fortaleza de Chipude, qui s'élève à 1245 mètres au-dessus du niveau de la mer. Si l'on tient compte des faibles diamètres de l'île, on comprendra facilement combien ses pentes sont escarpées.
Du plateau central partent, dans toutes les directions, des chaînes de montagnes séparées par de profonds ravins. Dans l'est et dans le nord-ouest se trouvent deux vastes dépressions également sillonnées de chaînes et de ravins ; ce sont d'anciens
cratères. On ne voit nulle part de coulées de lave récentes; les volcans sont en repos depuis de longues années.
Les habitants de la Gomère n'ont pas suivi l'exemple de leurs voisins ; ils ont respecté les bois qui couvraient leur île. Aussi la sécheresse se fait-elle bien moins sentir que dans le reste de l'archipel. Dans presque tous les ravins, l'eau coule abondamment, et on y ferait d'excellentes récoltes si le terrain se iprêtait à la culture ; malheureusement l'escarpement des montagnes ne permet d'ensemencer qu'une bien faible partie de l'île. On y récolte du blé, de l'orge, du maïs, des pommes de terre, des patates, du vin, du lin et une grande quantité de fruits. Dans les plus mauvaises années, les insulaires, à l'exemple des anciens habitants, grillent des racines de fougère pour les moudre et en faire du gofio.
En dehors des produits que je viens d'énumérer, la Gomère produit du miel, de la cire, de la laine et de la soie. Elle renferme de nombreux troupeaux, dont le lait sert à faire du fromage. Il est enfin un dernier produit que je n'ai encore signalé nulle part : c'est le miel de dattes. Les dattes de la Gomère sont les meilleures des Canaries, et, sur certains points, on les récolte en abondance. Une fois mûres, on en exprime le jus qui donne la miel de palma. Ce jus fermenté fournit un vin alcoolique d'où l'on extrait une grande quantité d'eau-de- vie; on en fait aussi du vinaigre. Le miel, le vin et le vinaigre de dattes étaient déjà connus des anciens habitants; ce sont eux, sans doute, qui en ont appris la fabrication aux insulaires actuels.
L'île produit assez pour nourrir sa population qui n'est que de i i 989 habitants, soit environ 32 habitants par kilomètre carré ; elle exporte même une petite partie de ses productions dans les îles voisines. Le commerce se réduit cependant à peu de chose, et les hommes qui s'occupent de négoce sont bien peu nombreux. La plupart se livrent à l'agriculture ; les autres sont pasteurs. On ne trouve à la Gomère qu'un chiffre minime de pêcheurs. Les femmes, en dehors des soins du ménage,
cousent, filent la laine ou la soie, tricotent et même tissent des étoffes.
Toute la population se répartit en sept communes, qui se composent de deux cent trent-sept bourgades ou hameaux. Il est de ces hameaux qui ne comptent que cinq habitants. Étant données la topographie de l'île, la dissémination des terres susceptibles d'être cultivées et la petite quantité de terrains que renferme chaque ravin, il ne pouvait en être autrement; la population devait fatalement se disséminer, sans pouvoir former d'agglomérations importantes.
Ce sont de bien curieuses gens, les habitants de la Gomère. Ils rappellent leurs ancêtres d'avant la conquête et par le type physique et par une foule de coutumes. De petite taille, mais agiles et vigoureux, ils courent avec une rapidité vertigineuse au milieu des ravins les plus escarpés. Par les caractères de la tête, ils se rapprochent des Guanches, quoiqu'ils n'en aient pas la stature. Il semble que, dans cette île, le climat insulaire ait repris son empire ; les bêtes aussi bien que les gens sont de fort petite taille. J'ai déjà signalé ce fait à propos des anciens habitants, qui ne différaient guère des habitants de Ténériffe que par la stature; il en est encore de même aujourd'hui.
Ces individus, ai-je dit, ont conservé une foule de coutumes de leurs ancêtres. Je viens de parler du gofio de racine de fougère, dans les années de disette, et du miel, du vin, du vinaigre de dattes. Mais il est un autre trait de mœurs bien plus frappant encore : je veux parler du langage sifflé.
Bontier et Le Verrier, les chroniqueurs de de Béthencourt, disent, en traitant des anciens habitants, qu'ils parlaient « des baulievres ainssi que si fussent sans langue et dit on par dessà que ung grant prince pour aucun meffait les fit là mestre en essil, et leur fit tailler leur langue, et selon la manière de leur parler on le pouroit croire ». Aujourd'hui encore, les habitants peuvent converser sans avoir recours à la parole, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne fassent pas usage du
langage ordinaire. Mais lorsque la distance ne leur permet pas de s'entretenir par la parole, ils conversent en sifflant.
Dès le début de mes explorations dans l'île, j'entendis siffler dans toutes les directions; lorsque les gens qui se trouvaient dans les montagnes s'arrêtaient, mon guide leur répondait de la même façon. Je crus tout d'abord qu'il ne s'agissait que de simples signaux conventionnels, comme j'en avais entendu dans le reste de l'archipel. Je ne tardai pas cependant à remarquer que les sons variaient à l'infini dans leur timbre, leur rythme, etc. J'entendais des bruits parfois suaves, mélodieux, parfois graves, aigus, déchirants. Tantôt les sons étaient cadencés, précipités, impératifs, comme si l'homme qui les émettait donnait un ordre; tantôt, au contraire, ils devenaient plaintifs, suppliants. J'étais, on le conçoit, fortement intrigué, mais j'étais loin de soupçonner toute la vérité : il s'était établi une conversation entre mon guide et les gens qui se trouvaient dans les environs; ma personne en faisait tous les frais.
Au départ, j'avais recommandé à mon compagnon de voyage de ne pas parler de ma qualité de médecin, pour ne pas être obligé de consacrer à des consultations des journées entières. Aussitôt qu'ils nous aperçurent, les insulaires s'empressèrent de demander, en sifflant, des renseignements sur mon compte : ils voulaient savoir mon nom, ma nationalité, ma profession et le but de mon voyage. Mon guide avait répondu à toutes les questions; il n'avait même pas su garder, au sujet de ma profession, le silence que je lui avais recommandé. Ses interlocuteurs lui déclarèrent alors qu'ils allaient chercher, dans leurs bourgades respectives, les malades pour me les amener. Le pauvre homme sentit qu'il était allé trop loin, et, tout honteux, il me traduisit la conversation sifflée que je venais d'entendre. Si surprenante que dût me paraître cette révélation, elle n'était que l'expression de la vérité ; dans le premier village, je vis arriver tous les malades des alentours.
Ce langage n'est donc pas limité à quelques signaux conventionnels ; il permet d'exprimer toutes les pensées, d'articuler
tous les mots. Des gens qui ne m'avaient aperçu que de très loin étaient déjà bien renseignés sur mon compte ; ils savaient même que je venais de France, pays dont beaucoup d'entre eux, un instant auparavant, ignoraient jusqu'au nom.
Dans maintes circonstances, j'ai été témoin de faits analogues qui m'ont démontré que, la première fois, je n'avais pas été victime d'une mystification. D'ailleurs, depuis cette époque, d'autres voyageurs, parmi lesquels je citerai le docteur don Juan Béthencourt et un Allemand, M. Quedenfeldt, ont observé le même phénomène et en ont parlé.
Le procédé employé par les gens de la Gomère pour produire les sons si variés que réclame un pareil langage, consiste à introduire dans la bouche un doigt de chaque main et à en modifier la position à l'infini. Tantôt ils les écartent, tantôt ils les rapprochent; parfois ils les tiennent droits, parfois ils les recourbent. Dans ce dernier cas, la convexité peut être tournée en dedans ou en dehors, en haut ou en bas. Si, à ces différentes modifications, nous joignons celles que subissent les lèvres, la langue, le larynx, nous comprendrons la multitude de sons qui peuvent être émis.
Ces sons ont une portée prodigieuse, lorsque les interlocuteurs sont placés dans des conditions favorables, par exemple quand ils se trouvent l'un en haut, l'autre en bas d'un ravin. J'ai entendu des hommes converser, par ce procédé, à une distance de 3 kilomètres.
Si les habitants actuels ont conservé en partie les caractères des vieux insulaires, il ne s'ensuit pas qu'ils n'aient pas reçu de sang européen. Je dirai même que beaucoup d'Espagnols se sont établis dans l'île, quoiqu'ils n'aient pas réussi à éliminer le type ancien. On s'aperçoit vite, dans les villages un peu importants, de l'infusion d'un élément exotique, à la façon peu hospitalière dont l'étranger est reçu, et nous devions en faire l'expérience dès notre arrivée.
Je n'ai parlé de mes tribulations que lorsqu'elles pouvaient servir à donner une idée du pays; je n'ai pas dit que, malgré
mes fréquents voyages, je souffrais toujours du mal de mer. C'est à cause de cela que, pour abréger la traversée dans ces affreuses barques qui faisaient alors le service entre les îles, nous étions allés nous embarquer dans le sud de Ténériffe; j'avais traité avec un patron qui relâcha uniquement pour nous prendre à bord. Hélas ! nous jouions de déveine ; il régnait ce jour-là un calme désespérant, et la traversée, qui se fait habituellement en deux ou trois heures, dura toute une journée. Ce ne fut qu'à dix heures et demie du soir que nous jetâmes l'ancre devant San Sebastian, la capitale de l'île. A cette heure, on ne laisse pas débarquer, et nous aurions passé la nuit à bord si nous n'avions eu avec nous le beau-père d'un fonctionnaire, qui nous fit obtenir un passe-droit.
J'étais muni d'un bon nombre de lettres de recommandation, la capitale elle-même ne possédant ni hôtel ni auberge. Guidé par un jeune garçon, j'allai remettre aux destinataires celles que j'avais pour des personnes de San Sebastian; pas une d'elles ne voulut même en prendre connaissance. Au milieu de la nuit, nous errions dans les rues complètement désertes sans avoir trouvé un gîte. Nous rencontrâmes alors un patron de barque qui rentrait chez lui, et qui, touché du récit que lui avait fait de nos mésaventures l'enfant qui nous accompagnait, nous offrit l'hospitalité dans sa maison, où il nous laissa absolument seuls. Le malheureux passait la nuit auprès de sa mère mourante, et il n'était venu chez lui que pour chercher un objet dont il avait besoin.
Le lendemain, je voulus fuir de cette ville inhospitalière, mais il me fut impossible de trouver des montures ; il n'y avait à San Sebastian qu'un seul âne. J'étais obligé d'envoyer chercher des bêtes à Valle Hermoso, à 37 kilomètres de la capitale. Le pauvre marin, dont la mère était morte dans la nuit même, n'eut pas besoin de beaucoup insister pour nous faire rester dans son domicile. Les personnes auxquelles j'étais recommandé, après avoir pris connaissance des lettres que je leur • avais remises, vinrent bien s'excuser et nous offrir leurs mai-
sons ; je jugeai qu'il était de ma dignité de ne pas accepter une offre aussi tardive, et nous restâmes où nous étions.
Mon premier soin fut de chercher un messager pour l'envoyer à Valle Hermoso. Je trouvai un jeune pasteur qui, alléché par la somme que j'avais promise, consentit à faire le voyage. Il vint me trouver le soir, et il serait parti de suite si la lune se fût montrée; elle ne devait se lever qu'à deux heures du matin, et il risquait fort de se casser le cou au fond de quelque précipice. « S'il y avait de la lune, me disait-il dans son langage pittoresque, je me fréterais et je me larguerais de suite. » Il n'était pas difficile à fréter, le malheureux : une poignée de gofio dans un petit sac en peau de chevreau et son bâton constituaient tout son bagage. A deux heures du matin, il se mettait en route.
Pendant ce temps, je pus visiter la capitale, et la visite ne fut pas longue. San Sebastian compte environ 1 000 habitants ; il renferme quelques bonnes maisons, alignées des deux côtés d'une longue rue qui part du port pour monter dans la direction de l'ouest. Sur la plage, au sud de la ville, s'élève une sorte de forteresse carrée, il moitié ruinée, qu'on désigne sous le nom de Torre del Coude (la tour du Comte). Le port est une toute petite baie sans môle, sans quai pour débarquer, de sorte que, lorsque les canots ne peuvent atterrir à la plage, comme la chose nous était arrivée, les matelots se mettent à l'eau et débarquent les passagers dans leurs bras ou sur leurs épaules.
Après avoir parcouru quelques propriétés qui possèdent des puits d'eau saumâtre, j'avais vu toute la ville. Comme dans les autres îles, la capitale est située dans l'un des endroits les plus secs et les plus arides. L'hiver, l'eau coule dans le ravin, mais, l'été, les habitants en sont réduits à l'eau saumâtre des puits dont je viens de parler.
Il ne me restait à voir que le cimetière, et je fis cette triste promenade dans l'après-midi, en accompagnant à sa dernière demeure la mère de notre hôte. Dans toutes les Canaries, à
cause du climat, on ne conserve pas longtemps les morts ; dans la journée qui suit le décès, on les enterre. La cérémonie se fait généralement le soir, à la lueur des lanternes. Lorsqu'il s'agit d'une personne riche, une société musicale raccompagne au cimetière. Cette procession, qui s'avance lentement à travers les rues d'une ville, forme un saisissant spectacle. Les femmes ne suivent jamais le convoi funèbre.
A la Gomère, il n'existe pas, que je sache, de sociétés musicales; en outre, les enterrements se font dans la journée. Nous arrivâmes au cimetière au moment de la plus forte chaleur, et nous attendîmes là jusqu'à ce qu'on eût creusé la fosse. Ce fut vite fait ; on ouvrit un trou juste suffisant pour recevoir la bière, qu'on recouvrit de quelques pelletées de terre.
Le cimetière de San Sebastian est peut-être l'endroit le plus fertile de la localité. Les décès sont peu fréquents, et, par suite, le sol, rarement remué, est envahi par toutes sortes de plantes. Rien ne signale les sépultures ; une demi-douzaine de tombes surmontées de petites croix en bois font seules exception.
Le soir même, mon messager revenait; il avait parcouru, dans sa journée, 74 kilomètres, s'il n'avait pas fait trop de détours. Les bêtes le suivaient de loin, car elles n'arrivèrent qu'au milieu de la nuit. Le lendemain, nous nous mettions en route pour parcourir le nord-est, le nord et l'ouest de l'île. Avant de raconter cette expédition, je dirai quelques mots du sud. J'ai déjà parlé de la partie centrale ; le sud connu, le récit de ce voyage achèvera de donner une idée de l'île entière.
Aussitôt qu'on passe la plage de San Sebastian, il faut commencer à gravir. Les petits chevaux de la Gomère, malgré leur taille exiguë, se comportent très bien et ne reculent pas devant les ascensions difficiles. Les premières chaînes qu'on rencontre ne sont, d'ailleurs, pas très élevées, et ils les franchissent rapidement. Bientôt nous apercevions les hautes montagnes de l'île qui dressent, vers le nord, leurs cimes boisées. Le littoral n'est pas habité et, par conséquent, pas cultivé. A une ou deux lieues de distance de la côte, on trouve de petits hameaux que nous tra-
verserons sans nous y arrêter ; le plus important, Ter diiiie, situé entre la montagne de ce nom et celle de L'a Fuente, ne renferme qu'une cinquantaine d'habitants ; Ayamorna en compte vingt, et les autres, un nombre plus restreint encore. Nous arrivons au ravin de Santiago.
Ce ravin renferme beaucoup d'eau ; on n'y voit pas moins de neuf sources, qui ne tarissent jamais. Sur le bord de la mer se trouve une grotte profonde, connue, pour ce motif, sous le nom de Ciieva Honda ; elle sert à enfermer le blé qui doit être embarqué, et on en exporte une certaine quantité. Dans les bonnes années, on ne récolte pas moins de 6 000 à 7 000 hectolitres de blé dans la vallée de Santiago, et le nombré des habitants n'est que de 700 personnes environ.
Tout en haut du ravin, qui s'élève rapidement, au pied même du plateau central, se trouve la vallée d'Imada, qui possède de véritables bosquets de noyers, de mûriers, de figuiers, de poiriers, etc. C'est un endroit charmant qui, à cause de son altitude, présente une température fort agréable, qu'on trouve rarement dans l'archipel Canarien. Quoique ces avantages en fassent, suivant l'expression de Viera, une réduction du paradis, cette vallée ne renferme que 16 habitants. Les gens de la Gomère semblent faire fi du paradis.
Après avoir franchi le ravin de Santiago, on atteint AlajerÓ.
Cette localité, située à 20 kilomètres de San Sébastian et à 940 mètres d'altitude, est dotée d'un curé, d'une municipalité et d'un alcalde. On s'attend donc à trouver un village important, lorsqu'on sait surtout qu'il existe, dans les environs, plus de quinze sources d'eau vive. Aussi, est-on tout surpris de voir une misérable bourgade de 150 habitants. Malgré la présence de l'église, qui n'est guère plus somptueuse que les ermitages qu'on rencontre 9. chaque pas, on a peine à croire que ce soit là une des communes importantes de l'île.
Toute cette région est extrêmement accidentée ; pour gagner Chipude, village situé à 9 kilomètres d'Alajerô, il ne faut pas moins de trois heures. Sur le chemin, on lève, à chaque pas,
V
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I
des cailles, des perdrix, des pigeons et des lapins ; on y trouvait même encore, au commencement du siècle, des cerfs, que les comtes de la Gomère avaient introduits dans l'île pour se procurer le plaisir de les chasser; ils s'y étaient parfaitement acclimatés.
Chipude est bâti au pied du fameux rocher El Alto de Guara- jonay, sur le versant sud-ouest d'une montagne recouverte de bois épais. On voit, dans les ravins du voisinage, de nombreux lauriers, des saules, de grands palmiers, des figuiers, des orangers, des mûriers et une quantité d'autres arbres. Le village, qui n'est guère plus grand que celui d'Alajerô, possède aussi son curé, son maire et sa municipalité. Ce sont de pauvres paysans qui seraient assurément fort embarrassés de dire en quoi consiste leur mandat. Plus d'un, sans doute, descend des anciens habitants de l'île, qu'on a gratifiés de noms espagnols lorsqu'ils ont accepté la domination étrangère et le catholicisme. Mais, s'ils ont consenti, peut-être malgré eux, à cet échange de noms, ils n'ont pas voulu changer ceux de leurs montagnes et d'un grand nombre de leurs ravins. On trouve, en effet, dans cette région, les rochers de Chegueleches, de Guariiies, d'Ari- iiulé, d'Ajùgar, de Teguerguenche, de Cherérepi, de Garajona, d'Arguayada; et aussi les ravins de Taguluche, d'Arinulé, de Herque, etc., etc. Si, comme je l'ai dit, les vieux insulaires ont transmis aux habitants actuels une partie de leurs caractères physiques et de leurs coutumes, ils leur ont légué également un bon nombre de noms, dont ils ne connaissent plus la signification.
Chipude, en dehors de sa végétation, ne présente guère d'attraits pour le voyageur. Mais, à côté du village, on observe un certain nombre de ruines qui offrent un haut intérêt au point de vue archéologique. Elles se trouvent au sommet de la montagne connue sous le nom de Fortaleza (forteresse) de Chipude, à cause de la ressemblance que présentent, de loin, ses masses basaltiques avec une forteresse.
Sur une esplanade, qui mesure environ i kilomètre du nord
au sud, et 500 mètres de l'est à l'ouest, on rencontre des enceintes circulaires de 3 mètres de diamètre intérieur, circonscrites par des murs en pierres sèches de 1 mètre d'épaisseur. A côté, existent d'autres enceintes beaucoup plus petites. A une faible distance, on voit des monticules de pierres offrant au centre une cavité en forme d'entonnoir. Cette cavité renferme des cendres, du charbon, du bois en partie carbonisé et des ossements de chèvre et de chevreau, qui ont subi l'action du feu. Il s'agit assurément d'un lieu sacré, absolument comparable à celui de l'île de Fer que j'ai décrit dans la première partie de ce livre. Les grandes enceintes servaient d'habitation soit à des prêtres, soit aux gardiens des animaux sacrés qu'on tenait enfermés dans les petites étables. Les monticules de pierres, avec cavité intérieure, n'étaient autre chose que des fours ou plutôt des autels à sacrifices.
Quelques vieux auteurs avaient prétendu que les anciens habitants de la Go mère n'avaient aucune religion ; les ruines de la Fortaleza de Chipude viennent démontrer que c'est une erreur, et, à ce titre, elles ont, je le répète, un véritable intérêt.
En se dirigeant vers l'ouest, lorsqu'on quitte Chipude, on rencontre le Fronton de Argaga, chaîne de montagnes coupées à pic d'un côté ; c'est à cette particularité qu'elles doivent leur nom. Arrivé au sommet, on se demande comment on va franchir le ravin qui se trouve au pied de cette muraille. La vue seule de ce précipice donne le vertige. Il est bon de se souvenir du conseil que les Canariens donnent aux étrangers : « Lorsqu'il s'agit de franchir un mauvais pas, fiez-vous plutôt aux jambes de vos montures qu'aux vôtres. » En effet, les chevaux de la Go- mère descendent sans broncher le terrible sentier qui longe cette muraille ; l'instinct de la conservation leur fait prendre toutes sortes de précautions, sinon dans l'intérêt de leur cavalier, du moins dans celui de leur propre existence. Quelle que soit la confiance qu'on ait dans sa monture, on se sent soulagé d'un grand poids lorsqu'on est arrivé sain et sauf au fond du précipice. Il ne reste plus qu'à franchir quelques montagnes, qui
semblent de petites collines, pour atteindre Valle Gran Rcy. Je ne dirai rien, pour le moment, de ce hameau où nous allons revenir par le nord.
Tout le sud de la Gomère a été plus prospère qu'il ne l'est maintenant. Comme dans les autres îles, on a arraché beaucoup de vignes pour planter des nopals, lorsque la cochenille était le meilleur produit de l'archipel. Cette denrée commerciale avait aussi fait abandonner l'industrie séricicole, si prospère à la fin du siècle dernier. Dans le seul district de San Sebastian, on ne récoltait pas moins de 3 000 livres de soie, et d'autres districts en produisaient autant. Il existait, dans la capitale, des manufactures où l'on fabriquait des taffetas et des foulards. Aujourd'hui, toute cette industrie a vécu. Nous allons voir qu'il en est de même dans le nord de l'île.
CHAPITRE XVI
LA GOMÈRE (FIN).
Ravin de Agua Jilba. — A l'assaut d'un rempart. — La Cumbre de la Carbo- llera. — Hermigua. — La réception. — Le festin. — Bellavista. — Agulo. - Une procession. — Valle Hermoso. — Un apothicaire. - La cuisine au sucre. - Ascension du Roque. — La grotte du Telar. — Une chute. — Los Organos. — Conséquences de la chute. — Valle Gran Rev. — Une rivière.
Dans le chapitre précédent, j'ai dit qu'en quittaht San Sebastian, ce port qui n'a d'autre titre à la célébrité que d'avoir servi à Christophe Colomb à radouber ses vaisseaux, lors de son premier voyage en Amérique, nous nous étions dirigés vers le nord. Pour gagner Hermigua, nous remontâmes un magnifique ravin, le Barranco de Aglla Jilba. Ce ravin passe au nord de la capitale et renferme de l'eau courante, qui se perd avant d'arriver à la ville. C'est ce ruisseau qui, rencontran sous le sable une couche imperméable, continue son chemin sous la terre et vient alimenter les puits dont j'ai parlé. Ceux- ci reçoivent en même temps de l'eau de mer, filtrant à travers la plage ; de ce mélange résulte l'eau saumâtre de San Sebastian. A 4 ou 5 kilomètres de la ville, le ruisseau tombe en petites cascades au milieu d'une végétation luxuriante qui envahit tout le ravin : ce sont surtout des roseaux, des saules et, sur les bords, une grande quantité d'arbres fruitiers, parmi lesquels beaucoup de pêchers qui donnent d'excellents fruits. Toutes ces plantes formant un véritable fourré, j'avais voulu remonter le lit du ravin, comptant y faire quelques récoltes de mollusques ; mais il fallut bientôt rebrousser chemin et regagner le sentier. A ce moment, nous étions au fond d'un immense
entonnoir, entouré de tous les côtés de montagnes élevées. C'est là que nous entendîmes, pour la première fois, ce langage sifflé dont j'ai parlé plus haut; c'est là aussi que, malgré mes recommandations, notre guide fit savoir à tous ses compatriotes que j'étais médecin. Je rappelle ce détail pour bien faire comprendre ce qui devait se passer un peu plus tard.
Dès que nous nous fûmes éloignés du ruisseau, la chaleur devint suffocante; dans ce cirque, si bien abrité, pas un souffle ne venait rafraîchir l'air. Nous commençâmes à gravir les montagnes en décrivant les zigzags les plus fantaisistes. Je commençais à croire que notre insulaire, qui, un instant auparavant, n'avait tenu aucun compte de mes recommandations, se moquait de nous. Ces soupçons grandissaient au fur et à mesure que nous avancions; ce fut bien autre chose lorsque, après nous avoir fait descendre au fond d'un ravin, nous nous trouvâmes en face d'une immense muraille verticale, en avant de laquelle se dressait une gigantesque pyramide dont l'ascension semblait absolument impossible. Je n'y tins plus ; nous avions assurément affaire à un drôle qui voulait rire à nos dépens. Dans ma disposition d'esprit, après l'accueil que nous avions reçu à San Sebastian, je n'étais nullement enclin à la plaisanterie et j'aurais certainement donné à cet homme une leçon dont il se serait souvenu, si je n'avais été frappé de son air de sincérité. J'exigeai cependant qu'il fît l'escalade avant nous et qu'il revînt nous chercher pour nous enseigner le chemin, si, comme il l'affirmait, il en existait un. C'était bien par là qu'il fallait monter; il faut avoir vu le sentier pour s'en faire une idée. Pendant une heure et demie, nous avons serpenté sur les flancs de cette pyramide, suspendus au-dessus d'épouvantables abîmes. Parfois nous trouvions en face de nous une marche d'un mètre de hauteur; les chevaux n'hésitaient pas : ils se cramponnaient avec leurs pattes de devant et se hissaient avec leur charge. J'ai vu d'excellentes bêtes aux Canaries; je n'en ai trouvé aucune qui surpassât les petits chevaux de la Gomère.
Nous atteignîmes enfin la Cumbre de la Garhonera (la cime
de la Charbonnière). Nous étions, pour ce jour-là, au bout de nos peines. Il ne s'agissait plus que de redescendre vers Her- migua, et le voyage devenait une véritable promenade. Le chemin passait sous de frais ombrages, et s'il y avait encore quelques petits ravins à franchir, ils nous semblaient, après la rude ascension que nous venions de faire, placés là uniquement pour agrémenter le paysage.
En sortant de la forêt, nous aperçûmes les maisons d'Hm'- miqua au fond d'un vallon rempli de palmiers, de dragonniers, de bananiers, de citronniers, d'orangers et d'une foule d'autres arbres. Trois gros ruisseaux traversent le village; l'un d'eux, celui de Monforte, fait, à lui seul, tourner huit moulins. Au milieu du chemin, nous vîmes un groupe qui semblait nous attendre à l'ombre de grands oliviers. Je crus que c'étaient des malades, mais je me trompais ; ils n'avaient pas encore eu le temps d'arriver à Hermigua où, d'ailleurs, j'avais manifesté l'intention de ne pas m'arrêter. C'était le propriétaire d'une immense maison devant laquelle nous devions passer, qui, accompagné de nombreux domestiques, venait nous arrêter au passage. Grâce au langage sifflé qui, dans cette île, remplace le télégraphe, il avait été informé rapidement de notre voyage ; il avait su l'accueil plus que froid que nous avions reçu à San Sebastian, et il voulait dissiper la mauvaise impression que m'avaient faite les habitants de la Gomère. Dirai-je qu'il y a réussi? Le lecteur va pouvoir en juger.
A un signe du maître, les domestiques déchargèrent les bêtes et les conduisirent à l'écurie. On nous introduisit dans un salon où nous attendait la maîtresse de la maison. Après un quart d'heure d'entretien, qui nous avait permis d'apprécier l'affabilité de nos hôtes, on nous mena aux chambres qui nous étaient destinées, afin de nous permettre de nous reposer avant le dîner. Une agréable surprise nous attendait : la dame du logis avait poussé la prévenance jusqu'à nous faire préparer des bains. Il faut avoir vécu dans le voisinage des tropiques pour apprécier la valeur de cette délicate attention. Après une
journée comme celle que nous venions de passer, rien ne repose comme un bain.
Quelques heures plus tard, on nous prévenait que le dîner était servi. Nous trouvions, réunie dans la salle à manger, toute la famille Bento (celle de notre hôte) qui vivait à 6 kilomètres de là, dans le village d'Agulo. Dès notre arrivée, on l'avait prévenue télégraphiquement, je veux dire au moyen du langage sifflé. La chose est très simple : un homme escalade une montagne et de là lance des appels stridents. Dès qu'on lui répond dans la direction voulue, il transmet son message à un autre homme qui, à son tour, opère de la même façon. C'est grâce à ce mode de communication que, deux heures après notre arrivée, nous pouvions serrer la main à toute cette famille qui s'était empressée de venir à l'appel de don Fernando. Inutile de parler du menu ; il me suffira de dire que le rôti comprenait trois agneaux, et un poulet entier pour chaque convive.
Hermigua occupe un site ravissant. Entourée de tous côtés par de hautes montagnes, la vallée n'est exposée qu'à la brise du nord, qui souffle presque constamment et vient rafraîchir l'atmosphère. Dans la direction del Alto de Garajonay se dressent deux immenses rochers, séparés par un petit intervalle. On dirait les ruines d'une porte cyclopéenne, du plus saisissant effet. Grâce à l'abondance de l'eau, tout ce qu'on plante pousse admirablement; on récolte une grande quantité de grains et de la cochenille. Jadis, la localité ne produisait pas moins de 3 000 hectolitres de vin et 3000 livres de soie chaque année; malheureusement, là comme partout ailleurs, le nopal a remplacé la vigne, et l'industrie séricicole est en souffrance. Dans le voisinage du village, à Los Alamos, on rencontre de fort jolis bois de peupliers. Heureux pays dont les habitants trouvent chez eux tout ce qui est nécessaire à la vie, sans avoir besoin de recourir à l'étranger!
Malgré l'insistance de nos hôtes pour nous faire rester davantage, nous quittions, au bout de trois jours, cette délicieuse vallée. Don Fernando nous avait réservé une dernière surprise.
Accompagné de son aimable épouse, il voulut nous conduire jusqu'à mi-chemin d'Agulo. Nous descendîmes au milieu d'un merveilleux ravin, rempli de palmiers, de roseaux et de colo- casias; une eau délicieuse y coule en toutes saisons, et, sous chaque pierre, se blottit l'anguille des Canaries. Nous cheminions depuis une heure à peine, lorsque nous aperçûmes, sur un petit plateau situé au bord de la mer, une charmante maisonnette cachée au milieu d'arbres fruitiers et de fleurs. Ce petit observatoire appartenait à don Fernando Bento, qui l'avait nommé, à juste titre, Bellavista (Bellevue). De là, en effet, l'œil embrasse un horizon splendide : au nord, l'Océan, au milieu duquel se dressent, dans le lointain, les masses sombres de l'île de la Palme ; à l'est, des montagnes boisées ; au sud, le beau ravin que nous venions de descendre, et, plus haut, bornant l'horizon, la Cumbre de la Carbonera, avec son épaisse forêt; au sud-est, le haut plateau central de l'île, avec ses rochers qui semblent menacer les nues. De l'Alto de Garajonay part un énorme contrefort, les Andenes del Estancillo, qui longe, à l'ouest, la vallée d'Hermigua et paraît placé là pour cacher aux regards des envieux ce paradis terrestre.
Je ne me lassais pas d'admirer le splendide panorama qui se déroulait sous mes yeux. Je trouvais encore aux Canaries un coin qui pouvait leur mériter le nom d'îles Fortunées. Je fus tiré de mes rêveries par don Fernando qui venait m'annoncer que le déjeuner élait servi. Dans le salon de la villa, je trouvai ses frères d'Agulo, qui devaient nous accompagner à partir de ce point. Deux heures plus tard, nous prenions congé de nos excellents hôtes d'Hermigua; ils nous avaient convaincus que tous les habitants de la Gomère ne ressemblaient pas à ceux de San Sebastian.
Mes recherches dans la vallée d'Hermigua n'ont pas été très fructueuses. Un lieu aussi favorisé devait, jadis, renfermer une nombreuse population, et certainement il en fut ainsi. J'ai trouvé, dans une foule de grottes, des vestiges d'habitations humaines; au-dessus de Bellavista, j'ai rencontré une magni-
fique grotte naturelle qui a dû être, avant la conquête, la résidence de quelque chef. Mes constatations se sont bornées à cela; nulle part, je n'ai trouvé de sépultures dans cette vallée, et les hommes les plus âgés ne se souvenaient pas qu'on y eût jamais fait de découvertes de cette nature.
A Agulo, la famille Bento nous réservait la même réception qu'à Hermigua. Si j'avais voulu écouter ces braves gens, j'aurais vécu là quelques semaines en sybarite ; mais tel n'était pas le but de mon voyage, et, dès le lendemain, je parcourais les montagnes voisines.
Agulo est situé dans une vallée qui est loin de pouvoir se comparer à sa voisine. On ne peut y pénétrer que par deux gorges extrêmement étroites. De nombreuses sources alimentent des ruisseaux qui ne tarissent jamais ; une grande partie de l'eau en est perdue, faute de terrains pour l'utiliser. Les montagnes qui entourent le village offrent, en effet, des pentes tellement escarpées, que les terres roulent au fond du ravin et qu'il est impossible d'y tenter la moindre culture. Les parties basses, en revanche, reçoivent tous les détritus et sont d'une fertilité inouïe ; on y récolte, tous les ans, de 800 à 1 000 hectolitres de blé et autant de maïs, sans compter les pommes de terre, les patates, les légumes et les fruits les plus variés.
D'épaisses forêts couvrent les hauteurs qui se trouvent au sud d'Agulo ; elles renferment de nombreux lauriers, parmi lesquels le palo blanco (Laitrus leucodendron) et le barbusano (Laurns barbusana). On exporte ces bois à Ténériffe, en petite quantité, il est vrai, pour ne pas dégarnir les cimes. Dans ces bois vivent un grand nombre d'oiseaux et des chats sauvages, qui sont plus abondants que dans aucune autre île. Une haute montagne, du nom de Cherepin, domine les forêts qu'on appelle dans le pays Rocas de sobre Agulo (les Roches au-dessus d'Agulo).
C'est dans ces forêts que nous nous engageâmes pour gagner Y alle Hermoso. Nos hôtes d'Agulo voulurent nous accompagner jusqu'en vue du village où nous devions nous arrêter. Ils
avaient, à notre insu, envoyé à l'avance plusieurs domestiques chargés de victuailles, qui devaient nous attendre dans une clairière qu'ils leur avaient désignée. C'était le 25 avril, fête de saint Marc, le patron d'Agulo. Je me souviens de cette date à cause du spectacle grotesque que nous avons eu sous les yeux en sortant du village. A peine avions-nous parcouru 3 kilomètres que nous apercevions dans la montagne une procession d'un genre spécial. Des hommes et des femmes de tous les âges, vêtus de voyants oripeaux, se promenaient en file indienne dans un étroit sentier. Les uns étaient armés de tambours de basque, les autres de guitares, et tous ces gens s'avançaient gravement, en chantant des cantiques, entremêlés de refrains grivois. Un grand nombre d'entre eux semblaient avoir bu plus que de raison. Cette mascarade, d'après la croyance vulgaire, plaît énormément au saint patron de la localité. Mais ce qui me frappa surtout, ce ne furent pas les chants un peu épicés et l'état d'ébriété de certains fidèles; j'étais habitué à ces choses-là et je savais qu'aux Canaries les cérémonies religieuses étaient presque toujours l'occasion de débauches ; ce fut cette coutume d'aller processionner dans les montagnes. Jadis, je l'ai dit, les vieux habitants se rendaient dans les lieux les plus élevés pour se livrer à leurs pratiques religieuses; les gens d'Agulo semblent avoir conservé quelque chose de cette tradition. Après la messe, ils vont rendre visite aux sites escarpés qui servaient de temples à leurs ancêtres guanches. Il est bien certain qu'ils ignorent aujourd'hui l'origine de cette coutume ; mais, pour moi, je ne puis y voir qu'un héritage des anciens insulaires, qui leur ont légué aussi le gofio de racines de fougère, le miel et le vin de dattes et le langage sifflé. Grattez un peu l'habitant actuel de la Gomère et vous verrez apparaître le Guanche.
Nous arrivâmes à la clairière où nous devions déjeuner ; l'endroit était des plus pittoresques et des mieux choisis. Au pied d'un rocher, s'étendait un tapis de verdure ombragé de grands arbres ; c'est là que la table était dressée, sur le sol même. La
forêt nous cachait Agulo ; mais, à travers la clairière, nous apercevions, à quelques centaines de mètres au-dessous de nous, les maisons de Valle Ilermoso au milieu de nombreux palmiers.
Le déjeuner d'adieu fut aussi copieux que ceux des jours précédents ; rien n'avait été oublié. Il y avait même auprès de nous une petite boîte soigneusement empaquetée qui m'intriguait fort. Au dessert, un des frères s'empara du mystérieux paquet et me l'offrit en souvenir de mon passage à Agulo; c'était une boîte d'excellents cigares de la Havane. Lorsqu'il habitait Cuba, il avait trié les meilleures feuilles du tabac qu'il récoltait pour en faire des cigares à son usage. Il lui restait cette seule boîte qu'il conservait, disait-il, pour être distribuée, après sa mort, à ceux qui l'accompagneraient au cimetière. Mais il avait réfléchi que ces délicieux havanes consoleraient trop vite de sa perte, et il préférait les offrir à un homme dont il conserverait le souvenir jusqu'à son dernier jour. Il espérait ainsi que, de mon côté, je penserais quelquefois à lui, lorsque j'ouvrirais la précieuse boîte. Les cigares sont épuisés, et le souvenir de ces braves gens persiste toujours. Ce fut avec une émotion bien naturelle que nous nous séparâmes d'eux pour descendre à Valle Hermoso.
Ce village, dont le nom signifie la Belle Vallée, est situé à 40 kilomètres de San Sebastian. Certes, la vue en est belle (fig. 35), mais la Belle Vallée ne vaut pas Ilermigua. Elle est parcourue par le ravin de Moncayo, qui sépare le quartier de Triana de celui de Veglleta. Les habitants ont voulu comparer leur bourgade à Las Palmas, qui possède aussi, comme Séville, ses quartiers de Triana et de Vegllcta. La comparaison est peut-être un peu osée. Qu'on se figure un misérable hameau qui ne possède qu'une seule rue longeant le ravin, avec des maisons mal entretenues, d'autres en ruines, et on aura une idée de Valle Ilermoso. Triana, le quartier commerçant de Las Palmas, est ici représenté par un ermitage abandonné, la Consolacion, et quelques cabanes de pasteurs. Ce qui donne à la localité un
Fig. 35. — Vue de Valle Hermoso.
cachet pittoresque, ce sont ses palmiers perchés jusque sur les flancs des montagnes ; c'est aussi son rocher, énorme monolithe qui se dresse en face du village. et qui semble menacer de l'écraser quelque jour.
Si nous avions été cordialement accueillis à Hermigua et à Agulo, il ne devait pas en être de même à Valle Hermoso. J'avais eu quelques rapports à Ténériffe avec un jeune homme de cette localité. Toujours très correctement vêtu, il passait, à Sainte-Croix, pour un personnage. Il n'avait pas manqué de me faire ses offres de services, de mettre sa maison à ma disposition. Il ne se doutait guère, sans doute, que j'irais un jour lui rappeler ses offres. Sa maison se composait d'une unique pièce dans laquelle nous aurions eu de la peine à nous loger tous ; il fallait trouver un autre gîte. Il nous conduisit chez un personnage, dont le fils est pharmacien dans une petite ville d'Espagne, et qui voulut bien nous recevoir. C'était un type, ce personnage ; à peu près complètement illettré, il ne s'en croyait pas moins un savant. Un simple contact avec son fils, qui était venu passer quelques jours dans son pays natal, avait suffi pour lui apprendre la pharmacie. Il avait renversé, à son usage, le vieux proverbe : tel père, tel fils ; son fils étant pharmacien, il ne pouvait pas ne pas l'être; aussi s'était-il empressé de faire venir des drogues. Mais partout le pharmacien est quelque peu médecin, et notre homme en arriva vite à se convaincre qu'il possédait toute la science médicale. Il avait réussi à faire partager sa conviction à ses concitoyens, qui venaient le consulter et avaient pour lui une admiration respectueuse. Je ne voudrais pas paraître ingrat et dénigrer un homme qui nous a hébergés, d'assez mauvaise grâce, d'ailleurs ; je ne saurais cependant passer sous silence les plats qu'on nous servit. Le premier jour ce furent des tripes aux amandes et au sucre, et une poule également assaisonnée de sucre et d'amandes. Nous ne mangeâmes de cette horrible cuisine que du bout des dents, pendant que notre hôte dévorait avec un appétit formidable. Je ne lui cachai pas que nous n'avions pas l'habitude d'assaisonner les viandes
de cette façon, et tout autre se fût empressé de tenir compte de cette observation. Le lendemain matin, nouvelle poule au sucre, cette fois coupée en petits morceaux pour que le goût s'en communiquât sans doute aux moindres parcelles. La veille, en effet, il nous avait vu enlever la partie superficielle pour manger ce qui était le moins sucré. Jugeant que nous étions une gêne pour le bonhomme et qu'il voulait nous le faire comprendre de cette façon, je lui déclarai que nous étions obligés de quitter sa maison, tout en m'excusant d'être venu l'importuner. Mais il s'opposa de toutes ses forces à notre départ, me laissant entendre que cela pourrait le discréditer dans le village. Nous restâmes, à la condition que nous achèterions nos vivres et que nous ferions nous-mêmes notre cuisine.
Le rocher renfermait, m'avait-on dit, des grottes sépulcrales, et j'avais décidé d'en faire l'ascension. Ce n'était pas une entreprise facile ; en bas, les parois sont plus que verticales : elles surplombent. Personne n'avait pu en atteindre le sommet, à part un vieux berger, alors âgé de soixante-quinze ans, qui avait monté jusqu'au faîte cinquante ans auparavant. Je mandai le berger pour qu'il vînt m'enseigner l'endroit par où il avait fait son ascension. Le vieillard, encore agile, me dit que non seulement il me donnerait le renseignement que je lui demandais, mais qu'il m'accompagnerait.
Nous nous mîmes donc en route ; avant d'arriver au pied du Roque, je rencontrai une grotte, en partie fermée par une grande dalle, dans laquelle je fis des fouilles et recueillis quelques crânes. L'expédition s'annonçait bien, et je me promis de visiter la Cueva del Telar (grotte du Métier à tisser) qu'on me montrait vers le sommet du monolithe. C'est une bien curieuse grotte, l'une des plus extraordinaires que j'aie vues. De loin, on aperçoit une série de colonnes inclinées, parallèles, qui expliquent le nom qu'on lui a donné ; on les dirait taillées par la main de l'homme.
Une fois au pied du rocher, mon enthousiasme se refroidit quelque peu : de tous les côtés, ses flancs basaltiques surplom-
baient au-dessus de nos têtes. A moi aussi, il me semblait impossible de monter. Le vieux berger me montra un petit trou dans lequel il pénétra en rampant, et m'invita à imiter tous ses mouvements. Au bout d'une petite galerie, existe une sorte de cheminée étroite dans laquelle nous grimpâmes à la manière des ramoneurs. Nous franchîmes un gros bloc et nous nous engageâmes dans une autre cheminée semblable. Le plus difficile était fait ; nous nous trouvions déjà sur une petite esplanade. Le reste, tout en étant escarpé, peut être escaladé sans trop de peine.
Je visitai un grand nombre de petites grottes qui avaient servi de sépultures ; elles ne contenaient plus que des débris inutilisables. J'arrivai enfin à la grotte du Telar. Les colonnes ne sont assurément pas aussi régulières qu'elles le semblent du bas ; elles n'en sont pas moins fort remarquables. Elles laissent entre elles des intervalles suffisants pour permettre à un homme d'y passer. Presque toutes sont fragmentées, et on dirait de grosses pierres taillées de la même façon et si bien ajustées que le ciment devenait inutile pour les maintenir en place, malgré l'inclinaison des colonnes. Toutefois, un bon nombre ont perdu la partie médiane ; il n'en reste plus que la base et le sommet suspendu comme une menace au-dessus de la tête de l'audacieux qui vient profaner les sépultures. Ces piliers sont simplement des colonnes basaltiques, et il en existe d'autres spécimens dans le voisinage. Entre ces piliers, avaient été déposés des cadavres dont je n'ai pu retrouver que quelques débris.
L'excursion, qui s'annonçait si bien au début, tournait mal; elle devait se terminer par un accident. Nous étions redescendus et nous allions atteindre les cheminées par où nous étions montés, lorsqu'une pierre, sur laquelle j'avais posé le pied, se détacha et me fit perdre l'équilibre. Je tombai d'une hauteur de 12 mètres environ. Les gens qui nous avaient suivis et qui nous attendaient à la base du rocher accoururent, ne comptant relever qu'un cadavre. Quelle ne fut pas leur surprise en me
trouvant en vie! Je ne m'étais pas tué ; je n'avais môme aucune lésion importante. J'étais tombé sur un figuier de Barbarie sauvage, dont les longues épines pointues, résistantes comme de l'acier, m'étaient entrées de toutes parts. Je souffrais assurément, mais j'étais trop heureux de m'en être tiré à ce compte pour oser me plaindre.
Je regagnai le village à pied, et, le lendemain, je continuai à parcourir la région. Je visitai les Organos, ces magnifiques colonnes basaltiques situées sur le bord de la mer, les plus belles de l'archipel. Tout le monde connaît le phénomène de retrait qui produit, au moment du refroidissement, ces colonnes dans certaines masses de basalte. Lorsqu'elles sont verticales, comme c'est le cas à Valle Hermoso, pour celles qu'on voit près de la mer, elles ressemblent à de gigantesques tuyaux d'orgue, et c'est ce qui leur fait donner le nom d'organos.
De Valle Hermoso à Valle Gran Rey, la distance ne dépasse guère 25 kilomètres; mais, avec les détours qu'on est obligé de faire pour franchir les hautes montagnes qui entourent de toutes parts le premier de ces villages et contourner le plateau central, le chemin se trouve au moins doublé. Nous sommes restés à cheval plus de douze heures. Je n'avais pas à songer, ce jour-là, à marcher à pied : toutes les piqûres que m'avait faites le figuier de Barbarie, sur lequel j'étais si maladroitement tombé, me faisaient horriblement souffrir. Le frottement de la selle me causait bien de vives douleurs, mais je n'avais pas à me traîner. Malgré tout, je fus pris d'une fièvre intense, et, en arrivant à Valle Gran Rey, j'étais incapable d'admirer la beauté du site. Après quelques jours de repos, je ne songeais plus à mes souffrances.
J'avais traité avec un patron de barque qui pouvait venir nous prendre d'un jour à l'autre pour nous conduire à l'île de Fer. J'étais, on le conçoit, fort ennuyé d'être immobilisé sur un lit, sans qu'il me fût possible d'explorer les alentours. Comme s'ils eussent voulu me faire sentir combien il était inepte pour un voyageur d'être malade, des hommes vinrent m'annoncer qu'on
avait découvert, peu de semaines auparavant, à Tejeriguete, des grottes remplies de crânes. Je leur promis une forte récompense s'ils m'en rapportaient, et ils partirent.
Trois jours après mon arrivée, j'avais pu me lever. Accompagnés de notre hôte, qui ne m'avait pas quitté, tellement il avait été effrayé de me voir malade chez lui, nous nous dirigions vers la plage, lorsque nous entendîmes siffler dans le lointain.
Fig. 36. -.Valle Gran Rey.
Le bonhomme prêta l'oreille et me dit que c'étaient mes envoyés qui revenaient. J'étais déjà habitué au langage sifflé ; ce qui m'eût paru impossible, quelques semaines auparavant, ne me surprenait plus. Je les fis interroger; ils me rapportaient trente-trois crânes, deux bâtons et des pierres. Une heure et demie plus tard, ils arrivaient avec tout ce qu'ils avaient annoncé.
Valle Gran Rey (fig. 36), où je terminai mes excursions à travers la Gomère, est un pauvre hameau situé en bas d'un profond ravin. Il reçoit une grande quantité d'eau par un ruisseau
qui s'ouvre un passage au milieu de saules, de vinaticos (Persea indica), de lauriers, de joncs et de roseaux. De petits bosquets de palmiers font le plus gracieux effet sur les bords du ravin. La falaise est plantée de nopals, au milieu desquels croissent encore des palmiers. Ce serait un des endroits les plus pittoresques et les plus jolis de l'île, si les plantations étaient plus étendues. Malheureusement l'escarpement des montagnes ne permet de cultiver qu'un fort petit espace, sur le rivage même de la mer, et les récoltes suffisent à peine à nourrir une trentaine d'habitants.
CHAPITRE XVII
LA PALME.
Situation. — Étendue. — Topographie. — Végétation. — Sainte-Croix. — Le port. — La fonda. — Armée de moustiques. — La ville et ses habitants. — Le sud. — Diète forcée. — Les citernes en bois. — Belmaco. — Les inscriptions. — Les grottes sépulcrales; terreur qu'elles inspirent. — Fuencaliente. — Le grand désert.
L'île de la Palme est située à l'ouest-nord-ouest de Ténériffe, dont elle est séparée par un canal de 83 kilomètres de largeur. Elle présente une forme presque triangulaire, avec les sommets au nord-est, à l'ouest et au sud ; le premier est constitué par la Punta Cumplida, sur laquelle s'élève un phare de second ordre ; le second, par la Punta Gorda, et le troisième, par la Punta de Fuencaliente. En dehors de ces caps, il existe une foule d'autres petites pointes qui ont reçu des noms spéciaux, mais dont l'énumération serait fastidieuse ; je me bornerai à citer la Punta Muda, la plus septentrionale de l'île, et la Punta Llana, un peu au nord de la capitale. Parmi les baies, je ne mentionnerai que celle de Santa Cruz (Sainte-Croix), à l'est; c'est le seul mouillage fréquenté de l'île.
La Palme ne mesure que 47 kilomètres dans son plus grand diamètre, sur 28 kilomètres de largeur maxima ; sa superficie est de 726 kilomètres carrés. Elle est extrêmement accidentée et renferme les plus hautes montagnes de l'archipel, après Ténériffe ; le pic de la Croix (Pico de la Cruz) s'élève à 2 358 mètres et celui de Los Muchachos (des Petits Garçons) atteint presque la même hauteur (2 354 mètres). Une grande chaîne parcourt l'île du nord au sud, formant une crête étroite qui s'abaisse de plus en plus à mesure qu'elle s'avance vers le
sud. Près de la pointe de Fuencaliente, elle se termine par des cônes volcaniques dont l'altitude varie entre 237 et 683 mètres ; ce sont des volcans dont la dernière éruption a eu lieu en 1 677. Vers le nord, on trouve une seconde chaîne qui se dirige au sud-ouest et se réunit à la première en limitant un vaste cirque, qui n'est autre chose que la Caldera, le plus fameux cratère de soulèvement du monde entier. Il neige tous les ans sur les sommets des crêtes ; la neige persiste même souvent toute l'année dans les profonds ravins où l'entraînent les rafales.
Des deux principales chaînes de montagnes dont je viens de parler partent, dans toutes les directions, des contreforts qui se terminent en falaises escarpées du côté de la mer. Au nord de la Caldera, se trouve un puissant massif formé de chaînes concentriques qui diminuent progressivement de hauteur jusqu'au littoral. L'escarpement de toutes ces montagnes, la profondeur des ravins font de la Palme une des îles les plus difficiles à explorer.
Les sommets sont couverts de grands bois de pins et de hêtres ; plus bas, croissent, sur les pentes, des lauriers, des dra- gonniers et enfin de nombreux palmiers. A toutes les altitudes abondent les fougères, qui sont une grande ressource pour les habitants pauvres ; comme à la Gomère, ils se servent de la racine pour faire leur gofio. C'est que cette île produit peu de céréales ; sur beaucoup de points, l'eau est rare et, par suite, les récoltes sont peu abondantes. Tout le sud ne possède aucune source, et les quelques habitants qui y végètent n'ont que de l'eau de pluie, qu'ils conservent dans des citernes. Dans les endroits où la sécheresse est moins grande, on peut cultiver la canne à sucre, le maïs, le figuier de Barbarie, la vigne et les arbres fruitiers de toutes sortes. Le nord et surtout l'ouest sont les parties les plus favorisées, et c'est là que se trouvent la plupart des villages.
Le centre de l'île n'est pas habité ; les 39 4.22 individus qui composent la population de la Palme, vivent tous dans le voisinage de la côte. Ce n'est que dans cette région que la disposition
Fig. 37. — Sainte-Croix de la Palme.
du terrain puisse permettre de tenter des cultures. Les sommets ne sont fréquentés que par les pasteurs.
Nous sommes arrivés à Santa Cruz de La Palma, la capitale de l'île (fig. 37), avec une forte brise du sud-est. Nous avons pu nous rendre compte, dès la première heure, des agréments de la baie. Elle est creusée en demi-cercle et dominée par de hautes terres qui l'abritent des vents du nord, de l'ouest et du sud; mais, hélas ! avec le vent qui nous avait amenés de l'île de Fer, il était difficile de mouiller et impossible de débarquer au môle. La mer était si mauvaise qu'il fallut parlementer longtemps avec les canotiers, qui nous regardaient de l'extrémité de la jetée, pour les décider à venir nous chercher à bord. Enfin l'un d'eux, plus résolu que les autres, mit son embarcation à l'eau et, avec beaucoup de peine, put nous prendre, nous et nos bagages. Les lames brisaient avec force sur les rochers situés au sud de la baie, et le vent nous envoyait à chaque instant une douche de pluie. Nous avons éprouvé, en arrivant auprès de la plage, un véritable supplice de Tantale. 11 ne fallait pas songer à accoster, et les hommes ne pouvaient laisser leurs rames sans voir immédiatement le canot jeté sur les gros galets qui s'étalaient à quelques mètres devant nous. D'autres vinrent et se mirent à l'eau pour nous débarquer dans leurs bras ; mais, au moment où ils allaient nous prendre, arrivait une grosse vague qui nous forçait à nous éloigner précipitamment. Il ne fallut pas moins de trois quarts d'heure pour nous déposer sur la plage.
Ce fut dans un triste état que nous nous rendîmes à l'hôtel, où notre premier soin fut de changer nos vêtements, aussi mouillés que si nous eussions débarqué à la nage. Dans notre hâte, nous avions à peine remarqué l'aspect misérable de cette fonda, qui peut se comparer aux plus pauvres auberges de nos campagnes. Nous n'avions pas l'embarras du choix : il n'en existait pas d'autre dans la capitale, et elle suffisait largement à loger les voyageurs. Pendant tout notre séjour à Sainte-Croix, nous avons été seuls dans cette hôtellerie. Elle est bâtie sur la plage même, à proximité du môle. Si l'on n'y trouve aucun luxe, on n'y ren-
contre pas non plus une propreté exemplaire. Pour comble de malheur, la maison était le refuge de tous les moustiques de la capitale,'car, étant donné le nombre d'ennemis contre lesquels nous eûmes à nous défendre, je ne puis croire qu'il en existât davantage dans la localité.
La ville est traversée par deux ravins qu'on franchit sur quatre ponts mal entretenus. Une longue rue la parcourt d'un bout à l'autre, en suivant une direction parallèle à la plage. C'est vers le milieu de cette artère que se trouvent l'ayuntamiento (mairie) et l'église paroissiale, bâtie à l'extrémité d'une petite place. Quelques grandes maisons, quelques magasins se voient aussi dans cette partie de la ville. Les autres quartiers s'étagent en amphithéâtre sur les flancs des montagnes et ne sont traversés que par de petites ruelles escarpées, dont le sol est tellement inégal qu'il faut avoir constamment les yeux à terre pour choisir l'endroit où l'on va poser le pied. J'ai toujours soupçonné la municipalité de laisser avec intention ces affreuses ruelles dans cet état; de cette façon, les étrangers, obligés d'avoir les yeux fixés au sol, ne peuvent voir les masures au milieu desquelles ils passent, ni la population sale, déguenillée qui les habite.
Ce n'est pas seulement dans les quartiers élevés qu'on rencontre des gens débraillés ; ils ne sont pas rares dans la grande rue de Santa Cruz. Lorsque, à l'hôtel, nous ouvrions notre fenêtre à guillotine, nous apercevions de tous les côtés des femmes étalant sans honte leurs appas (?) à tous les regards. Il est vrai que la chaleur était si forte qu'on se serait volontiers vêtu d'une façon encore plus sommaire. Je m'empresse d'ajouter que ces femmes débraillées devaient être d'honnêtes mères de famille ; elles étaient, du moins, entourées d'une nombreuse marmaille. Il en était une, notamment, que je n'ai jamais vue avec la chemise fermée; autour d'elle se vautraient plusieurs marmots, et une grande fille d'une douzaine d'années était toute la journée suspendue à ses seins. A cet âge, une fillette canarienne est presque nubile; celle dont je parle avait conservé des goûts de bébé, et elle buvait avec délices le nectar
que la mère aurait dû réserver pour sa plus tendre progéniture. A en juger par le peu d'attention qu'y prêtaient les voisins et les passants, on serait tenté de croire que ces choses se voient journellement.
Fig. 38. -- Groupe de femmes de l'île de la Palme.
Je m'empresse d'ajouter que toutes les femmes de la Palme ne sont pas aussi sommairement vêtues que celles que nous apercevions des fenêtres de l'hôtel. Elles sont même souvent fagotées d'une façon ridicule pour un pays où l'on n'a jamais éprouvé le besoin de construire de cheminées (fig. 38).
J'ai dit qu'au centre de la - ville s'élèvent la mairie, l'église
et quelques maisons d'assez bonne apparence. Malheureusement tout cela est mal entretenu; des habitations, qui ont dû jadis être de vrais palais, tombent aujourd'hui littéralement en ruines. Les couvents de franciscains et de dominicains, ceux de nonnes, ne sont guère mieux soignés. Tout démontre que Santa Cruz est en pleine décadence. Ce n'est pas d'hier qu'elle a commencé à décliner ; déjà, au commencement de ce siècle, Viera y Clavijo constatait que cette cité, qui avait donné le jour à des hommes de valeur et dont le commerce avait été si florissant, « était tristement déchue » de son ancienne splendeur. C'est un fait que j'ai eu souvent l'occasion de constater pour d'autres cités canariennes.
J'ai commencé mes excursions par le sud ; je les ai toutes faites à pied. Les chemins sont affreux; les bêtes n'avancent que difficilement au milieu des grosses pierres qui encombrent tous les sentiers. On avait bien commencé une route quelques années avant mon voyage; mais elle n'allait pas encore à un kilomètre de Sainte-Croix. Il est vrai qu'il fallait lui faire franchir une montagne escarpée, et il est impossible de se figurer les remblais qui avaient été nécessaires. La besogne ne marche pas vite à la Palme, lorsqu'il s'agit de travaux de ce genre. On n'emploie, pour transporter les matériaux, ni wagons, ni chariots, ni même de brouettes; tout est transporté à dos d'homme ou, pour parler plus exactement, dans des paniers portés sur l'épaule. Il est facile de se rendre compte du temps qu'il faut pour charrier de la sorte quelques milliers de mètres cubes de décombres.
Lorsque la marée est basse, on peut longer les falaises en suivant la plage, sinon il faut commencer à monter dès qu'on quitte la ville. Je ne raconterai pas heure par heure ni même jour par jour mon voyage dans le sud, peu fécond, d'ailleurs, en incidents. Partout le même paysage : des montagnes noires, arides, et des ravins profondément encaissés. De loin en loin, on aperçoit la Cumbre, avec ses forêts de pins, ou bien un pic qui "s'élève au-dessus des bois qui l'environne. Entre l'arête
centrale et la mer, on voit se dresser à tout instant un cône volcanique qui fait songer aux bouleversements dont l'île a été le siège. Aussitôt que la roche volcanique est recouverte d'un peu de terre, on rencontre des nopals, de la vigne et quelques arbres fruitiers, parmi lesquels prédominent les figuiers. D'eau, aucune trace ; les malheureux habitants de cette contrée en sont réduits à l'eau de pluie, et il ne pleut pas plus fréquemment que dans les autres îles.
A peine a-t-on quitté Santa-Cruz, qu'on rencontre le hameau de San Pedro de Buenavista. Situé sur une montagne, planté d'arbres fruitiers et de vignes, il renferme quelques propriétés assez belles appartenant à des gens de la ville, qui vont y passer l'été. On jouit de là d'un beau coup d'œil : la vue embrasse toute la partie orientale, du nord au sud, et on distingue très nettement les îles de Ténériffe et de la Gomère. Malheureusement, il n'y a d'autre eau que celle qu'on recueille dans les citernes ; mais, en revanche, la chapelle possède un trésor : ce sont deux croix qu'un Nègre aurait trouvées dans un laurier qu'il abattait. La Palme a la spécialité des articles de piété trouvés dans les arbres ; j'en citerai un autre exemple. Quelle que soit la valeur des deux croix de Buenavista, le moindre filet d'eau ferait, sans doute, bien mieux l'affaire des habitants.
A 5 kilomètres de la ville, une petite agglomération de maisons et une église minuscule forment le village de la Brena Alta. Ce misérable hameau est une commune pourvue d'une municipalité, d'un maire et d'un curé. On trouve ensuite des ermitages entourés de quelques masures : ce sont San José et San Antonio, et on arrive à la Brena Baja, commune située à 12 kilomètres et demi de Santa Cruz. Le nom de ces communes est on ne peut mieux choisi : brena veut dire un terrain crevassé, rempli de broussailles. C'est, en effet, l'aspect que présentent ces deux localités. La BreÜa Baja est située presque au pied d'un des plus hauts volcans de l'île, le Pico del Bergoyo, qui s'élève au-dessus de la crête centrale, à 2 051 mètres d'altitude. De ce point, où commence la Cnmbre Vieja (l'An-
cienne Cime), partent une série de pitons formant une chaîne qui arrive jusqu'à la mer. C'est à côté d'un de ces volcans que se trouve le village de Mazo, situé à i4 kilomètres de la capitale. Quelques maisonnettes couvertes de paille, disséminées sur toutes les pentes, une petite église, quelques vignes et des palmiers attirent seuls l'attention. Sans la présence des palmiers et de quelques arbres fruitiers, on pourrait passer au delà sans se douter qu'on se trouve dans une des communes les plus importantes de la Banda del Sur.
J'essayai, à Mazo, de me procurer quelques vivres ; on m'offrit du gofio, mais je ne pus rencontrer ni pain, ni volaille, ni même un œuf. A force de chercher, je finis par trouver, dans une venta, une boîte de biscuits anglais et une boîte de sardines. Il n'est guère de village dans l'archipel où on ne puisse se procurer ces deux articles, qui pourtant ne se vendent guère. Ma marchande de Mazo avait commencé par me répondre qu'elle ne possédait rien en fait de victuailles ; elle ignorait le contenu des deux boîtes qu'elle avait toujours vues là. C'était sa mère, morte depuis longtemps, qui les avait apportées un jour de la capitale. Ces renseignements n'étaient pas de nature à m'en- gager à faire l'acquisition de ces denrées qui, sans doute, ne s'étaient pas améliorées en vieillissant. Mais ventre affamé n'a pas d'oreilles. Et, comme tout bien pesé, mieux valait de vieilles galettes que rien, je payai et emportai les deux précieuses boîtes. Il ne s'agissait plus que de renouveler notre provision d'eau, et la chose était facile. Il avait plu pendant l'hiver, et les algibes (citernes) étaient encore à moitié pleines. Je vis là, pour la première fois, des citernes en bois, calfatées comme la coque d'un navire.
Auprès de Mazo, se trouve un ravin célèbre, le Barranco de San Juan Belmaco. C'est là qu'existent les deux pierres couvertes de signes gravés, dont j'ai parlé dans la première partie de ce livre. Je n'avais qu'une confiance limitée dans le dessin qu'en avait publié Fritsch et je voulais les estamper. Je trouvai les deux pierres recouvertes de bois et de matériaux de toutes
sortes. Je ne pouvais me permettre d'enlever tout cela sans y avoir été autorisé par le propriétaire, et je l'envoyai chercher. Pendant ce temps, j'examinai et dessinai la belle grotte située en arrière des deux roches; c'est une des grottes les plus propres à servir d'habitation que j'aie rencontrées. Parfaitement éclairée dans toute son étendue, grâce à son immense ouverture qui ne mesure pas moins de 10 mètres de hauteur et de 32 mètres de largeur, elle présente cependant des coins fort bien abrités. Elle sert actuellement de remise et d'écurie ; une de ses extrémités a été transformée en cave. Vicissitudes des choses humaines ! cette demeure qui a logé des chefs redoutés, sert aujourd'hui à loger des ânes et des vaches.
Le propriétaire arriva furibond ; il entendait qu'on ne lui dérangeât rien et il ne comprenait pas que j'eusse dessiné la grotte sans son autorisation. Il était le maître chez lui et il saurait bien le montrer. Mes hommes, terrifiés à la vue de cet être hargneux, s'étaient empressés de fuir. Ils n'en croyaient pas leurs oreilles lorsque, au bout de quelques minutes les ayant appelés, je leur dis qu'ils pouvaient se mettre à la besogne. Non seulement le terrible petit homme consentait à laisser enlever tout ce qui me gênait, mais il avait déjà mis lui-même la main à l'œuvre, bousculant ce qui recouvrait les inscriptions. Mes peones (journaliers) ne savaient comment j'avais pu le calmer si rapidement et, plus tard, faisant allusion à cette aventure, ils racontaient que je devais avoir un talisman pour apaiser les chiens enragés. J'avais simplement jugé l'homme à première vue : c'était un individu infatué de lui- même, et je l'avais pris par son côté vaniteux. Une demi-heure à peine s'était écoulée que nous étions tout à fait amis. Il ouvrait sa cave et me faisait goûter son vin. Malheureusement, il n'avait que du mosto (vin doux qui n'a pas encore fermenté) ; mais je ne m'en crus pas moins obligé de le vanter. D'ailleurs, avec les galettes, on pouvait parfaitement le boire. Le brave homme fut si fier des éloges que j'avais faits de son mosto qu'il s'empressa de m'en remplir un baril. Pendant tout le temps
qu'ont duré mes fouilles dans le ravin, chaque jour il m'apporta un baril de vin doux.
C'est à cet homme que je dois d'avoir fait une bonne récolte à Belmaco. Né dans cet endroit, il y avait passé toute sa vie; chasseur passionné, il connaissait une foule de grottes que lui avaient fait découvrir des lapins. Il m'en indiqua un grand nombre, en partie obstruées, dans lesquelles, malgré tout le mal que nous nous étions donné pour les déblayer, nous ne trouvâmes absolument rien. Il se souvint enfin d'une autre grotte située près de la mer. Il y avait un jour abandonné un lapin qui s'y était réfugié, parce qu'en enlevant quelques pierres, il avait aperçu des ossements. Or, malgré son air de matamore, il était poltron comme un lièvre. Il croyait, comme l'alcalde de Buenavista, que les grottes sépulcrales de la Palme renfermaient des Guanches encore vivants. La vue d'os décharnés ne le rassurait pas ; il se disait que si les uns étaient morts, il pouvait s'en trouver qui eussent survécu. J'eus beau lui faire observer qu'il était assez difficile de vivre enfermé plus de quatre siècles dans une grotte sans rien manger; que les hommes ne vivaient plus quatre cent cinquante ans, comme aux temps bibliques, je n'arrivai pas à le convaincre. Les Guanches, me répondait-il, étaient des hérétiques ; ils avaient, par conséquent, un pacte avec le diable, et le démon est si puissant qu'il peut bien accomplir de ces miracles. Le curé lui avait raconté des histoires bien plus extraordinaires, et on ne pouvait pas douter de la parole d'un prêtre.
J'ai rapporté cette anecdote pour montrer jusqu'à quel point va la crédulité de ces gens. Voyant que je perdais mon temps, je n'insistai pas davantage. Je lui demandai seulement de me conduire à la grotte, lui assurant que je ferais bien la fouille tout seul ; il y consentit. Nous étions encore à plus de 100 mètres du rocher, qu'il me désignait l'emplacement du doigt et s'empressait de fuir en faisant force signes de croix pour empêcher les Guanches de le poursuivre. Mes travailleurs avaient imité son exemple.
Grâce aux indications qu'il m'avait données, je ne cherchai pas longtemps. La grotte était entièrement remplie de gros blocs et de sable volcaniques. Je m'étais muni d'une bêche et je me mis immédiatement au travail. J'avais déjà pratiqué une petite ouverture, lorsque j'aperçus au-dessus du rocher une face rouge ornée de favoris en broussailles : c'était le bonhomme qui m'avait observé de loin et qui, n'ayant vu surgir aucun Guanche, n'avait su résister à la curiosité. Il n'osait pas encore s'approcher tout à fait, mais il ne tarda pas à s'enhardir. Mes peones l'imitèrent, et à nous quatre, le travail marcha rapidement. Sans eux, il m'eût été impossible de remuer certains blocs qui s'étaient détachés de la voûte. Mon insulaire ne m'avait pas trompé : je retirai de la grotte sept crânes entiers d'adultes, un crâne d'enfant et deux autres têtes qui avaient été réduites en miettes par les éboulements. La plupart des autres os étaient également brisés ; il me fut cependant possible d'en mesurer un certain nombre. Je trouvai également une sorte de casserole en bois, munie d'un long manche, et un panier en sparterie. Le travail de ces deux objets indiquait une industrie étrangère aux Guanches. En effet, tous les crânes présentaient le type sémitique le plus accusé ; on dirait des crânes d'Arabes modernes. Il avait vécu là assurément une famille de ces envahisseurs dont j'avais déjà constaté l'existence à la Grande Canarie et à l'île de Fer.
Je quittai Belmaco, enchanté de mes trouvailles ; j'avais complètement oublié le mauvais accueil du premier jour, et ce fut très cordialement que je serrai la main de l'homme qui m'avait fait faire ces découvertes.
Au delà de Mazo, le pays devient absolument désert. Il faut faire plus de 36 kilomètres pour trouver, au milieu de la chaîne centrale, le pauvre village de Fuencaliente (Source chaude). Malgré son nom, il n'y existe aucune espèce de source ; la fontaine sainte ou fontaine chaude, que rappelle le nom de ce hameau, se trouvait, paraît-il, à Mazo, mais on n'en voit plus de traces.
Tout le sud-ouest de l'île est encore plus désert que le sud- est ; ce ne sont partout que volcans et montagnes arides. On parcourt plus de 40 kilomètres sans trouver la moindre habitation, et il faut arriver à Tazacorte pour rencontrer le premier hameau ; nous allons nous y rendre par un autre chemin.
CHAPITRE XVIII
LA PALME (FIN).
La Ctimbre. — Les forêts de pins. — Pluie sans nuages. — Un arbre plusieurs fois séculaire et une statue turbulente. — Los Llanos. —Arguai. — Propriété modèle. — Tacande. — Histoire de revenant. — Le nord. — Les mauvais pas. — Nouvelle ascension de la Cumbre. — La Caldera. — Un cratère de cinq mille pieds de profondeur. — Les villages du nord-est. — La Vierge des Neiges et ses miracles.
En quittant Santa Cruz, si l'on se dirige directement à l'ouest, on s'élève rapidement. A 3 kilomètres de la ville, lorsqu'on atteint Buenavista, on se trouve déjà à plus de 500 mètres d'altitude. A ce niveau, comme dans les autres îles, la végétation est celle des pays tempérés. Le chemin qui conduit à la Cumbre est bordé de pruniers, de pêchers, de châtaigniers, de noyers, etc. Un peu plus haut apparaissent les ilex et les lauriers et enfin les pins. Il ne faudrait pas croire cependant que toutes les pentes fussent couvertes de forêts : les arbres ne forment que de petits bosquets isolés, entre lesquels s'étendent de grandes surfaces arides. Sur certains points, d'ailleurs, les montagnes sont tellement escarpées qu'il serait difficile à des arbres d'y pousser. Nos chevaux, malgré toute leur vaillance, s'arrêtaient souvent devant des pentes de 40 à 45 degrés au minimum, et ils ne se décidaient à marcher de l'avant que lorsque nous avions épuisé tous les argumen ts employés en pareilcas. Enfin nous atteignîmes le Paso de la Cumbre (passage de la Crête) au milieu de la journée, par une chaleur suffocante. Depuis la capitale, nous n'avions pas aperçu le moindre filet d'eau.
J'ai déjà dit que la chaîne centrale formait, à son sommet, une crête étroite. Ici, pas de plateau comme sur les cumbres
des autres îles. A peine avions-nous atteint le sommet, qu'il nous fallut commencer à descendre. Mais quel changement de tableau ! De tous les côtés, de magnifiques pins tellement épais qu'ils ne laissent passer aucun rayon de soleil et qu'il est impossible de rien voir à travers cette forêt touffue. La température, si élevée à l'est de la cordillère, s'abaisse tout à coup d'une façon si sensible que nous grelottons maintenant. Au lieu de cette sécheresse du versant oriental, une humidité exagérée ; le temps devait être magnifique, car, au moment où nous nous engagions sous ce dôme de verdure, pas un nuage ne se montrait à l'horizon, et il ne s'était écoulé que quelques minutes ; cependant nous étions mouillés par la pluie. La vapeur d'eau de l'atmosphère se condense sur les pins et ruisselle le long des feuilles, dont chacune porte une gouttelette à son extrémité. Mon domestique, un grand Guanche que nous avions amené avec nous de Ténériffe, frileux comme tous les Canariens, se mit à courir pour se réchauffer et échapper à cette averse à laquelle il ne s'attendait guère. Sur l'autre versant, il n'aurait pu se livrer à cette course effrénée ; mais, à l'ouest, la pente est beaucoup plus douce, le chemin large, les fondrières comblées par le sable et les feuilles de pin ; dans certains endroits, une voiture pourrait y passer.
A El Paso, la forêt s'arrêtait et la vue s'étendait au loin; nous fûmes tout surpris de ne pas apercevoir notre domestique. Je l'appelai en vain ; les arrieros le cherchèrent inutilement de tous les côtés. Nous fîmes halte sous un des derniers pins, pensant le voir apparaître d'un moment à l'autre. Au bout d'une heure et demie, il arriva, la mine toute: déconfite, et nous raconta ses mésaventures. Pour sortir plus vite du bois et éviter tous les détours du chemin, il s'était engagé dans un sentier ; il n'avait pas tardé à se perdre au milieu des pins. Pour comble d'infortune, il avait dégringolé dans un petit ravin que les fougères lui dérobaient à la vue; heureusement ces plantes étaient aussi abondantes dans le barranco que sur les bords et elles avaient amorti sa chute. Guidé par les sifflements de nos guides, il
avait fini par nous rejoindre, en se frayant à grand'peine un passage au milieu de cette forêt vierge.
Le pin sous lequel nous étions arrêtés était situé au milieu du chemin ; c'était un des plus beaux de l'archipel, et il possédait toute une histoire. A l'époque de la conquête, il était déjà'd'une fort belle taille et, contrairement aux autres pins des Canaries qui poussent droit, il se ramifiait et étendait au loin ses longues branches. Lorsque les soldats d'Alonso de Lugo arrivèrent dans cet endroit, l'un d'eux s'avisa de grimper dans l'arbre, et quelle ne fut pas sa surprise de trouver au milieu de ses rameaux une statuette de la Vierge. La madone avait une prédilection pour cet archipel; dans presque toutes les îles, on en a trouvé des images qui n'avaient pu arriver là que d'une façon miraculeuse. Telle fut l'opinion unanime de l'armée espagnole en présence de la Virgen del Pino (la Vierge du pin) de l'île de la Palme (1).
Le domicile qu'elle avait élu ne sembla pas, à ces hommes pieux, digne de la mère de Dieu. On se mit à l'œuvre pour lui construire une demeure plus confortable, et bientôt une petite chapelle s'élevait à côté du pin. On transporta en grande pompe la Vierge dans son nouveau local ; un prêtre la posa sur l'autel avec toutes les marques du plus profond respect et il s'apprêtait à officier quand, à la stupéfaction de tous les assistants, la statue tomba à terre. Revenus de leur stupeur, les fidèles pensèrent que la madone avait pu être mal assujettie; elle fut relevée pieusement et placée de nouveau à l'endroit qui lui était destiné. Cette fois, toutes les précautions avaient été prises, et chacun se préparait à entendre la messe, lorsque, derechef, la miraculeuse statue se précipita sur le sol. Une troisième et une quatrième tentative ne furent pas plus heureuses. Il fallait se rendre à l'évidence : le lieu ne lui convenait pas. Remise dans son arbre, elle ne bougea plus. Elle exprimait trop clairement sa volonté pour que personne pût s'y méprendre. Pourtant les Espagnols ne se tinrent pas pour battus ; ils
1. On raconte une histoire analogue, plus merveilleuse encore, à propos de la Virgen del Pino de Teror, à la Grande Canarie.
avaient décidé de ne pas laisser leur Vierge exposée à toutes les intempéries et ils s'avisèrent de creuser, dans le tronc même du pin, une niche capable de la recevoir. L'opération réussit à merveille ; la statue resta tranquille, et l'arbre résista à la mutilation. C'est là que j'ai pu voir, en 1878, la miraculeuse madone, qui est loin d'être une œuvre d'art. A côté se trouvait un tronc pour recevoir les offrandes des fidèles et, à quelques mètres, les ruines de la petite chapelle. On m'a affirmé, il y a peu de mois, qu'il n'existait plus rien de tout cela : un barbare, pour mettre quelques terres en culture, a porté sur le pin sa hache sacrilège. Ce vétéran des forêts de la Palme a disparu.
Le village d'El Paso ne présentait aucune particularité remarquable, en dehors de son fameux pin ; le voyageur peut aujourd'hui traverser le pays sans s'y arrêter. .Malgré son climat tempéré, malgré son eau, cette commune, située à 628 mètres d'altitude, est peu fertile ; la nature du terrain ne se prête guère à la culture, et il faut descendre jusqu'à Los Llanos pour voir apparaître les arbres fruitiers, les palmiers, les céréales et les figuiers de Barbarie. Cette dernière commune est assurément l'une des plus fertiles de l'île. Dans deux des hameaux qui en dépendent, Arguai et Tazacorte, on trouve les plus belles propriétés de la Palme ; chacun d'eux possédait, au commencement du siècle, sa fabrique de sucre. La culture de la canne était à peu près entièrement abandonnée, lors de mon voyage ; mais on récoltait dans cette région des quantités énormes d'amandes, de tabac, de maïs et de cochenille. C'est là qu'arrive toute l'eau de la Caldera et du ravin de Las Angustias, et cette eau forme, toute l'année, de volumineux ruisseaux qu'on qualifie, avec quelque raison, du nom de rios (rivières).
A Arguai, nous avons reçu la plus charmante hospitalité dans la famille Sotomayor. C'est à cette famille qu'appartient le village tout entier; la propriété qu'elle habite forme, à elle seule, une bourgade et vaut une petite description. Une immense porte donne accès sur une place plus grande que celles des principales villes de l'archipel. Au centre, se trouvent
un lac, avec un batelet, et un îlot servant de garenne; à gauche et au fond, deux vastes maisons d'habitation, séparées par une promenade plantée de platanes; à droite enfin, les maisons des majordomes et des serviteurs. Des rochers artificiels sont couverts de toutes les belles fougères du pays ; d'immenses jardins renferment une collection variée de fort belles fleurs. Les cultures s'étendent à perte de vue ; au milieu s'élève une maisonnette de berger à laquelle on arrive par une allée bordée de pêchers. On garde là quelques chèvres laitières pour avoir du lait à toutes les heures de la journée. Tout cela est admirablement entretenu. Les plantes poussent à ravir; il est vrai que toute l'eau qui arrive dans le hameau est la propriété de la famille Sotomayor.
Les environs d'Arguai sont tristes ; une fois qu'on a passé Tazacorte et qu'on se dirige vers le sud, on entre dans le désert. C'est à une petite distance de ces deux oasis que se trouve le hameau de Tacande, célèbre par ses revenants. Dans une maison qu'on montre encore, venait l'âme d'un défunt « qui, quoique invisible, parlait aux contre-maîtres de la propriété. Elle habillait les enfants, balayait, allait chercher de l'eau, mettait le pot-au-feú, réprimandait les enfants ou les félicitait. Elle eut, enfin, une conversation avec un moine, fit son testament, restitua ce qu'elle devait et s'envola au ciel. Cette histoire, on ne la conte pas seulement aux enfants ; les grandes personnes elles-mêmes y ajoutent foi. » J'ai laissé la parole à un Canarien instruit qui a occupé en Espagne des postes élevés. J'ai parlé bien souvent de la crédulité des insulaires et je suis bien aise d'en trouver l'aveu dans les ouvrages d'un homme du pays.
A Ténériffe aussi, dans la vallée de l'Orotave, on raconte une histoire toute semblable, avec cette différence que l'âme était celle d'un réprouvé. Tous les gens y ajoutent la plus entière confiance et ne passent qu'en tremblant devant la maison. Il s'est trouvé pourtant un homme moins crédule que les autres : il a acheté cette maison hantée par un diable et ses dépendances,
et il en a fait une ravissante propriété. Elle n'en continue pas moins à être désignée sous le nom de Casa del Diablo (maison du Diable), bien que ce soit aujourd'hui un petit paradis.
En suivant la côte occidentale pour gagner le nord, on rencontre les plus épouvantables ravins qu'il soit possible de voir et des rochers si escarpés qu'il semble impossible de les franchir. Le Time, l'extrémité de la grande chaîne qui part du noyau central et se dirige au sud-ouest, se dresse comme une haute muraille noire, qui parait défier le voyageur le plus intrépide. Nous l'avons cependant escaladé à cheval, par un sentier large d'à peine 50 centimètres, qui serpente le long de ses parois à pic.
Un peu plus loin se trouve un nouvel obstacle ; c'est le Bar- ranco Horadado. Du haut, on est pris de vertige en en regardant le fond ; on n'aperçoit aucune trace de sentier pour descendre dans ce précipice. Notre guide nous fit faire un détour, et nous nous trouvâmes en face d'un pont. L'homme ne s'est, d'ailleurs, pas donné beaucoup de mal pour le construire : un arc naturel d'environ 3 mètres d'épaisseur permet de passer d'une rive à l'autre. Dame Nature a fait ce que le Canarien n'eût pas songé à faire. Deux heures après, on arrive dans le village de Tirajafe. C'est un pauvre village, aussi bien que son voisin, celui de Pimta Gorda, situé à 14 kilomètres plus au nord. Les maisons basses, clairsemées, couvertes de paille, dénotent, au premier coup d'œil, que leurs habitants ne nagent pas dans l'opulence. Pour se rendre du premier au second, on ne traverse que larges ravins ou montagnes volcaniques brûlées par le soleil. C'est toujours le même aspect que présente le pays jusqu'à Garafia, le village le plus septentrional de l'île. On rencontre pourtant une montagne couverte de pins et de broussailles ; mais immédiatement on retrouve les mêmes ravins, les mêmes mauvais pas, les mêmes pentes escarpées. A Garafia, non seulement tout est volcanique et grillé par le soleil, mais les vents du nord et du nord-ouest, qui soufflent fréquemment, achèvent de dessécher les quelques plantes qui se hasardent à naître.
Nous sommes arrivés à l'extrémité nord-ouest de l'île ; il nous faut maintenant nous diriger vers l'est. Longer la côte, il n'y a pas à y songer, et, pour gagner Barlovento, situé cependant à peu de distance de la pointe nord-est, il faut monter à la Cumbre pour redescendre ensuite. En ligne droite, la distance n'est que de 31 kilomètres, mais, avec tous les détours, elle se trouve doublée. La montée semble interminable, malgré le bois de pins que traverse le sentier et qui vient un peu rompre la monotonie du chemin. Mais lorsqu'on atteint le sommet de la chaîne, qu'on arrive au Risco de los Muchachos, à 2 354 mètres d'altitude, on se trouve en présence d'un tableau qui fait vite oublier toutes les fatigues ; on domine de là la Caldera de Taburiente ou de Ecerô.
On donne, aux Canaries, le nom de caldera (chaudière) à tous les cratères, de quelque nature qu'ils soient. Celle de la Palme est un gigantesque cratère de soulèvement. Une éruption, dont on a peine à se figurer la puissance, fit surgir de dessous les flots le noyau central et l'éleva à cette prodigieuse hauteur de 2 350 mètres. Sans doute, au moment où cette masse énorme commençait à émerger, une grande déchirure se produisit ; une partie du terrain cessa de s'élever tandis que le reste continuait son mouvement d'ascension. La partie basse constitua le ravin de Las Angustias, gorge profonde qui arrive jusqu'à la mer, au delà d'Argual. Au fond de ce ravin coulent deux ruisseaux formés par les eaux qui jaillissent de La Caldera; l'un s'appelle Agua buena (eau bonne) et l'autre Agita mala (eau mauvaise). C'est en haut de Las Angustias que se trouve l'immense cratère.
Il faut avoir vu ce gouffre pour s'en faire une idée exacte. A la partie supérieure, il ne mesure pas moins de 12 kilomètres de circonférence. Le fond se trouve à 707 mètres d'altitude et ses parois atteignent, par conséquent, sur quelques points, une hauteur de 1 655 mètres. Le spectacle de cet abîme dépasse, en grandiose, tout ce qu'on peut imaginer. L'esprit reste confondu en présence de ces murailles basaltiques de 5 000 pieds de
hauteur. Au pied des parois, les éboulements ont formé de petites montagnes à pentes douces, aujourd'hui couvertes de forêts de lauriers, de pins, de hêtres, de palmiers, de dragon- niers ; tout est tapissé de fougères. Léopold de Buch, qui a vu la Caldera de la Palme, affirme que, sur le globe entier, il n'existe aucun volcan avec une telle cavité et que, dans aucune île, on n'observe un cratère de soulèvement d'une aussi grande circonférence et d'une profondeur aussi surprenante. Cette assertion n'est pas absolument exacte. Le cratère de Tirajana, à la Grande Canarie, offre des dimensions encore plus considérables. Mais, avec les masses volcaniques qui en parsèment le fond, avec les villages qui se sont élevés au centre du gouffre, il ne présente pas, à coup sûr, l'aspect imposant et sauvage de la Caldera de Taburiente.
Pour descendre du Risco de los Muchachos à Bcirlovento, on s'engage sous des forêts de pins et ensuite sous des bois de bruyères arborescentes, d'ilex et d'essences variées. Après avoir contemplé la Caldera, après avoir traversé ces montagnes couvertes d'une riche végétation, on trouve bien misérable ce pauvre village, avec ses chaumières disséminées de tous les côtés. Il existe pourtant dans cette commune quelques jolis hameaux, parmi lesquels il convient de citer La Palmita (fig. 39). Lorsqu'on a parcouru 10 autres kilomètres, le long de la côte orientale, on rencontre Los Sauces et San Andres, deux villages séparés l'un de l'autre par une distance d'à peine 2 kilomètres. L'eau y arrive en abondance du massif central ; aussi voit-on réapparaître les palmiers, les bananiers, les orangers, les citronniers et tous les autres arbres de ces contrées. Jadis on y cultivait avec succès la canne à sucre et on y voyait même une importante fabrique. Si les Canariens trouvent des débouchés pour leur sucre, il est certain que cette culture sera reprise avec le même succès à Los Sauces.
De là à la capitale, le terrain est aussi accidenté que dans aucune autre partie de l'île. A mi-chemin, on trouve le village de Pimta Llana qui renferme, dit le curé Viera, « de bien jolies
femmes ». Je suis assurément né sous une mauvaise étoile : j'ai bien rencontré à la Palme de vieilles sorcières, mais je n'ai guère trouvé de Vénus, pas même à la Punta Llana. Si Viera a dit vrai, les beautés dont il parle ont dû se cacher à mon arrivée, bien que ce ne soit guère la coutume des Canariennes.
Avant de revenir à la fonda de Santa Cruz et de nous disposer
Fig. 39. — Vue de La Palmita.
à quitter l'île, il me faut dire deux mots de La Dehesa et de Las Nieves. Au nord de la ville, après avoir traversé les misérables quartiers dont j'ai parlé dans le précédent chapitre, on continue à monter des pentes rapides, et, à environ 2 kilomètres, on atteint La Dehesa. Il s'y trouve quelques belles propriétés plantées d'une multitude d'arbres fruitiers. J'y ai rencontré de vastes grottes sépulcrales qui ont dû être de véritables nécropoles; mais grâce à l'eau qui suinte de tous les côtés, il y règne actuellement une humidité qui a fini par altérer tous les os que
les chrétiens n'ont pas précipités dans le ravin. J'ai pu retirer cependant d'une petite grotte un crâne et quelques ossements qui avaient échappé aux destructeurs.
C'est à une très faible distance que se trouve le sanctuaire de Nuestra Senora de las Nieves (Notre-Dame des Neiges). Déjà, dit-on, existait, dans cet endroit, une petite chapelle avant que la conquête de l'île ne fût achevée. Aujourd'hui, grâce à la générosité des fidèles, la statue a un temple plus décent et elle est couverte de joyaux d'une valeur d'au moins 100 000 francs. Aussi ne s'est-elle pas montrée ingrate et elle paye en miracles les privations que se sont imposées ses adorateurs. Grâce à cette Vierge, une procession de trois cents personnes put un jour se réfugier dans une grotte où cinquante pouvaient à peine tenir. Pendant une disette d'huile, la lampe suspendue devant elle ne cessa de brûler et déborda même, sans qu'on y mît le moindre combustible. En 1646, le volcan de Tigalate avait des velléités d'entrer en éruption : la madone y fit tomber une couche de neige qui calma ses ardeurs; en 17U, un autre volcan s'éteignit dès qu'on lui eût montré la statue. Le 25 avril 1770, un grand incendie se déclarait à Santa Cruz; il avait déjà dévoré quatorze maisons et menaçait d'en détruire d'autres ; on apporta la Vierge des Neiges, et aussitôt le feu commença à s'éteindre.
Malgré la fréquence des miracles à la Palme, l'île n'a pas su nous retenir. A peine de retour à Santa Cruz, nous trouvions une barque qui nous ramenait à Ténériffe.
CHAPITRE XIX
ILE DE FER.
Situation. — Étendue. — Topographie. — Un port dans un désert. — Val- verde. — Réception en négligé. — Le nord. — Un arbre fontaine. — Le commandant militaire. — Le sud. — Le Pinar; ses habitants. — Une soirée. — Les Letreros. — Une dégringolade. — Les chèvres sauvages. — Le Mal Paso. — El Golfo.
L'île de Fer, en espagnol El Hierro, est en même temps la plus occidentale et la plus méridionale de tout l'archipel. Elle est séparée de la Gomère par un canal de 61 kilomètres de largeur. La pointe sud, je le rappelle, est à 504 kilomètres de l'extrémité septentrionale de Lancerotte. C'est à l'île de Fer que, aux dix-septième et dix-huitième siècles, presque toutes les nations de l'Europe faisaient passer le premier méridien. Mais comme, malgré ses faibles dimensions, l'île n'est pas un point, qu'elle s'étend sur un espace de 17 minutes de l'est à l'ouest, il semble qu'on n'ait jamais été bien d'accord sur la position de ce premier méridien ; il passe à environ 20° 30' à l'ouest de celui de Paris.
L'île de Fer affecte irrégulièrement la forme d'un triangle dont un des sommets est situé au nord-est, le deuxième au sud et le troisième à l'ouest ; les côtés de ce triangle sont concaves. Elle mesure environ 29 kilomètres du nord au sud, aussi bien que de l'est à l'ouest; sa superficie est de 278 kilomètres carrés. Elle compte 5 421 habitants, soit à peine 20 habitants par kilomètre carré ; c'est, après Fortaventure, l'île qui renferme la population la moins dense. Ces 5 421 habitants sont répartis entre une soixantaine de bourgades ou hameaux qui dépendent tous de Valverde, la capitale et l'unique commune
de l'île de Fer. On n'a jamais construit la moindre forteresse ; l'île tout entière a l'air d'une gigantesque citadelle, avec son plateau central qui s'élève à 1 520 mètres d'altitude et ses côtes escarpées comme de hautes murailles. D'aucun côté les navires ne trouvent de mouillage où ils puissent jeter l'ancre en toute sûreté ; pas de port, pas même une petite rade où il soit facile de débarquer. Le Puerto del Hierro est un simple enfoncement de la côte, entouré de falaises à pic, sans plage, sans une cabane où il soit possible de se réfugier au besoin. C'est un mouillage dangereux, le seul fréquenté, cependant, par les caboteurs canariens. Pour débarquer sur les quelques galets qui tiennent lieu de môle, il faut prendre les plus grandes précautions. C'est là que nous avons sauté à terre, assez surpris de n'apercevoir aucun être vivant. Il fallait gagner la ville, située à G20 mètres d'altitude, pour rencontrer les premières maisons ; le trajet est long, les chemins difficiles, et nous ne pouvions songer à nous rendre à pied à Valverde, avec nos bagages. Heureusement, des matelots y allaient porter la correspondance et aviser les habitants de l'arrivée de la barque. Je leur remis un mot pour un excellent garçon auquel j'avais pu rendre quelques services à Ténériffe ; je le priais de m'envoyer des bêtes et, connaissant le caractère des Ileî-î,eîios (habitants de l'île de Fer), j'attendis en toute confiance l'arrivée des montures demandées.
J'ai dit qu'il n'existait pas la moindre cabane pour s'abriter. On ne voit, sur ce point, qu'une grotte dans laquelle les insulaires apportent à l'avance les produits qu'ils veulent embarquer; mais on l'a munie d'une porte, et il ne fallait pas songer à y pénétrer. Nous trouvâmes un peu d'ombre derrière une roche, et nous attendîmes longtemps. Nous commencions même à perdre patience et, après avoir rangé nos valises dans un creux de rocher, nous nous dirigions vers la capitale, lorsque nous aperçûmes quatre bêtes sur le haut des montagnes. Une derni- heure plus tard, arrivait mon brave Herreno, Manuel Sanchez, qui ne devait pas nous quitter jusqu'à notre départ de l'île. Nous
avons pu nous convaincre, en parcourant le chemin qui conduit à Valverde, qu'il n'avait pas dû perdre de temps.
Je savais qu'il n'existait ni fonda, ni auberge dans la capitale de l'île de Fer; aussi m'étais-je muni de lettres de recommandation pour le curé, dont on m'avait beaucoup parlé à Ténériffe. En chemin, je demandai, sur l'homme, quelques renseignements à Manuel Sanchez ; il se tint sur une certaine réserve et se borna à me dire que la maison était bonne et que, d'ailleurs, il ne voyait guère à quelle autre porte je pourrais aller frapper. Je me dirigeai donc vers le presbytère ; toutes les portes en étaient ouvertes, mais j'eus beau appeler, je n'obtins pas de réponse. Pensant que le maître du logis se trouvait dans quelque pièce isolée, je réitérai mes appels à la porte d'un salon qui se trouvait ouverte comme les autres. Je ne m'étais pas trompé : une voix m'invita à entrer et je.vis s'avancer vers moi un homme vêtu, non pas d'une soutane, mais d'un costume — comment dirai-je ? — d'un costume qui ne cachait rien du tout. Je l'avais surpris, sans doute, à sa toilette, et, pour ne pas me faire attendre, il était venu me recevoir dans ce simple appareil. J'étais seul à ce moment, et il ne parut pas s'émouvoir le moins du monde.
Je restai quelques jours à Valverde; j'explorai les environs, relevai les inscriptions numidiques de La Candia et me préparai à partir vers le sud. Le nord de l'île est triste, presque constamment couvert d'une brume épaisse qu'une forte brise chasse à l'intérieur. Il y souffle habituellement un vent si violent que, sur beaucoup de points, il détruit toutes les récoltes. On est obligé, pour les figuiers et la vigne, d'employer les mêmes procédés qu'à Lancerotte, c'est-à-dire de les planter au fond d'un puits entouré d'un petit mur. Cette région, dont l'altitude varie entre 600 et 800 mètres, est formée surtout de basalte, de trachyte, de lave et de sable volcanique, gros et noir. Ce sol se prête peu à la culture ; aussi, malgré son titre de capitale de l'île de Fer, la ville de Valverde compte-t-elle à peine 1 000 habitants, en y comprenant les hameaux voisins. La plu-
part sont de pauvres gens qui vivent à la façon des malheureux des autres îles. Ils consomment cependant un alirpent spécial à cette île et que je ne saurais passer sous silence : c'est une sorte de pain composé de gofio, d'amandes et. de miel. Les abeilles sont fort abondantes dans l'île, et on y fait un grand usage de miel. L'espèce de pâte solide dont je viens de parler', sans être d'un goût désagréable, ne saurait, en aucune façon, remplacer le pain.
Le commandant militaire, don Benigno Dominguez Mendez, avec lequel j'avais eu quelques relations à l'Orotave, fut désolé que nous ne fussions pas allés lui demander l'hospitalité. Il voulut même en tirer vengeance. Aidé par son excellente mère, il nous prépara des paniers de provisions pour notre voyage dans le sud. Non content de cela, lorsque nous quittâmes l'île de Fer, il mit gracieusement à notre disposition une goélette qui lui appartenait et insista de telle façon qu'il fût impossible de refuser ses offres.
Nous nous mîmes en route pour le sud avec de nombreux colis. On nous avait affirmé que nous ne trouverions aucune ressource, mais on exagérait un peu. Il est très difficile de s'y procurer de l'eau. L'île ne possède pas de sources, et on recueille l'eau de pluie avec le plus grand soin. Dans des endroits déserts, nous vîmes des étangs creusés dans des couches d'argile ; l'eau qu'on y recueille ne saurait être utilisée dans les environs, mais on vient la chercher de 6 et 8 kilomètres de distance.
Vers le centre de l'île de Fer apparaissent de magnifiques forêts de pins, de sabines, de hêtres, de bruyères, d'acehiiws (Ilex canariensis) et de mocans ( Vis7zea mocanera). Sur la lisière de ces forêts, des milliers de pigeons sauvages vivent dans les ravins, où ils sont rarement troublés dans leur quiétude.
Si beaux que soient les arbres dont je viens de parler, ils ne sauraient être comparés au fameux Garoé, ou arbre saint, qu'un ouragan détruisit en 1612. C'était un arbre merveilleux, qui se trouvait dans le voisinage de Valverde. Son tronc était immense ;
ses branches, très élevées, étaient recouvertes de feuilles lancéolées, plus grandes que celles du laurier et toujours vertes. Ses rameaux couvraient une surface de 120 pieds de circonférence. Autour de son tronc, s'enroulait une immense ronce qui enlaçait aussi une partie de ses branches. Le Garoé, dont on a toujours ignoré la nature, distillait, par ses feuilles, une quantité d'eau suffisante pour subvenir aux besoins de la population et des troupeaux de l'île. Tous les jours, il fournissait à chaque habitant 7 botijas d'eau (42 litres), et dans certaines années, il en distillait bien davantage. Telle est, du moins, en quelques mots, la description que fait de l'arbre sacré de l'île de Fer le Père Juan de Abreu Galindo, qui affirme lui avoir fait une visite en personne. D'après lui, le phénomène n'avait rien d'inexplicable ; les feuilles du Garoé condensaient simplement la vapeur d'eau des nuées.
Malgré le caractère religieux de l'auteur que je viens de citer, un grand nombre d'écrivains ont considéré cette narration comme une fable, ce qui est fort probable, étant donnés les détails merveilleux dont elle est émaillée. Il est bien regrettable pour les naturalistes et pour les habitants que cet arbre merveilleux ait disparu sans laisser de postérité. Personnellement, je l'ai d'autant plus regretté que, au Pinar, où nous avons séjourné quelque temps, nous en avons été réduits à boire de l'eau recueillie dans des citernes quatre années auparavant. Si nous avions eu de l'eau du Garoé, elle n'aurait, sans doute, pas renfermé tous les animalcules que contenait celle dont nous avons été obligés de faire usage.
Le hameau du Pinar, auquel je viens de faire allusion, est situé, comme le seul nom l'indique, à côté de forêts de pins. C'est un misérable petit village composé d'une cinquantaine de chaumières bâties sur une pente escarpée. De ce côté, d'ailleurs, de même qu'à l'ouest, la distance du plateau central à la mer est très minime ; toutes les pentes qui descendent de l' Alto de Malpaso (la hauteur du Mauvais Passage), située à 1415 mètres d'altitude, jusqu'au littoral sont, par suite, extrêmement rapides.
C'est au Pinar qu'on trouve le type herreno le plus pur, et je crois bon d'en dire quelques mots.
Les hommes, de haute taille, présentent souvent les caractères guanches les plus marqués ; parmi eux, on trouve fréquem-
Fig. 40. — Homme de l'île de Fer, en costume d'été.
ment des blonds. Solides, durs au mal et à la fatigue, sobres, laborieux, ils sont en même temps charitables et hospitaliers malgré leur misère. A peine étions-nous arrivés, qu'on nous apportait de toutes parts des fruits, des œufs, voire même de la volaille, c'est-à-dire tout ce que ces pauvres gens pouvaient
offrir. Ce n'était pas par esprit de lucre qu'ils nous apportaient ces provisions ; loin de vouloir exploiter les forasteros (étrangers), ils se refusaient à accepter une gratification. Et cependant, je le répète, ils ne sont pas riches. La plupart d'entre eux sont pasteurs ; les plus fortunés possèdent en même temps quelques
Fig. 41. — Homme de l'île de Fer, en costume d'hiver.
lopins de terre et quelques troupeaux. Ils fabriquent eux-mêmes leurs vêtements et leurs chaussures ; la plus grande partie de leur linge est également tissée dans le pays.
Le costume des hommes se compose, en été (fig. 40), d'une chemise, d'un caleçon court de grosse toile et, par-dessus cela, d'une autre espèce de chemise en laine, d'un tissu assez semblable à celui des limousines de nos paysans ; elle leur tombe au-
dessous des genoux et présente, en bas, une échancrure de chaque côté, pour qu'elle ne gêne pas la marche. Leurs souliers en peau de chèvre ou en cuir de mouton sont aussi de fabrication locale. Enfin, sur la tète, ils portent un grand bonnet de laine brune, orné d'une couronne de glands de couleur vers le sommet de la tête et d'un autre gros pompon à l'extrémité du cône. Quelques-uns, au lieu de porter cette coiffure droite, en rabattent l'extrémité sur l'oreille. En hiver, ils font usage d'un pantalon de laine qui descend jusqu'aux pieds et d'une sorte de caban, muni d'une pélerine qu'ils ramènent sur la tête et qu'ils surmontent d'un chapeau (fig. 41). Toutes ces étoffes sont tissées avec la laine que filent les femmes ; elles ne sont jamais teintes.
Quant aux femmes, elles se vêtent à peu près comme à Téné- riffe ; la principale différence consiste en ce qu'elles portent des jupons de laine tissés comme les pantalons des hommes.
Avec le lait des troupeaux, les habitants de l'île de Fer font des fromages ; ils sèchent des raisins et des figues qu'ils récoltent en assez grande quantité ; enfin ils salent et sèchent des quartiers de viande par un procédé qui leur est spécial. Tous ces produits, ils les expédient dans les autres îles, principalement à Ténériffe ; ils en envoient aussi en Amérique. Ce sont là à peu près les seules denrées qu'ils exportent, et elles ne leur rapportent guère d'argent. Ils peuvent à peine acheter ce qui leur est indispensable pour subvenir aux besoins de leurs nombreuses familles, j'entends ce qu'ils ne trouvent pas chez eux. Les fler- rerïos sont, en effet, très prolifiques et, comme leur île produit peu, une partie des habitants émigre chaque année à la Havane ou dans les autres îles où ils sont fort appréciés, et à juste titre, comme domestiques. C'est pour cela que la population qui, en 1768, était de 4 022 individus, ne s'élevait encore en 1879, qu'à 5 421 habitants, malgré la fécondité des femmes.
J'ai dit que les gens du Pinar se refusaient à recevoir toute gratification en retour des cadeaux de fruits et d'oeufs qu'ils nous faisaient. Nous avions réussi cependant à glisser quelques pièces blanches dans la main des enfants. Le bruit de ces
largesses se répandit rapidement dans tout le hameau, et ces malheureux voulurent témoigner leur reconnaissance aux généreux étrangers : ils décidèrent d'organiser un bal en notre honneur. Dès que la nuit arriva, nous fûmes tout surpris d'entendre, de tous les côtés, des sifflements et des sons de trompe (leur trompe est une simple coquille, le buccin, percée d'un trou). C'était le signal de ralliement. Le silence avait été si bien gardé que nous n'avions rien su de leurs projets. Une délégation vint nous chercher pour nous conduire à la salle de bal. Cette salle était simplement la maison la plus vaste du village. Construite en pierres sèches, comme la plupart des autres habitations, elle n'était recouverte que d'une toiture en paille. Son mobilier se composait d'une cloison en roseaux derrière laquelle se trouvait une sorte de grabat, un coffre, un zurron ou sac en peau pour le gofio et un vase pour l'eau. Pour la circonstance, on avait ajouté à ce mobilier primitif un grand banc composé de troncs de pin équarris, entassés les uns sur les autres et recouverts de mantas de laine. Un autre tronc, couché en avant, et couvert de la même façon, formait un gradin. Cette estrade nous était destinée ; on n'avait pas voulu nous laisser debout ni nous permettre de nous accroupir par terre, comme les gens du pays.
L'une des choses qui me frappa le plus, ce fut le système d'éclairage. Dans un angle, à côté d'un brasier, se trouvait un tas de fragments de pin des Canaries fendus assez mince. Un vieillard, immobile comme une statue, en tenait un, allumé, dans sa main. Lorsque la hacha (torche) toucha à sa fin, un autre vieillard en alluma une seconde qu'il maintint pour permettre au premier de se reposer.
L'orchestre se composait d'un tambour défoncé d'un côté. Sur la peau, qui avait résisté aux redoutables épreuves qu'elle avait dû endurer, une vieille femme, véritable sorcière, marquait la mesure en frappant de toutes ses forces avec le poing fermé. Elle accompagnait cette musique de cris rauques qu'elle jugeait, sans doute, très harmonieux. Un second musicien se tenait sur le seuil de la porte ; c'était un berger qui tirait d'une flûte en
roseau les sons que savent en tirer tous les pasteurs canariens. Nous aurions pu nous croire revenus au quatorzième siècle en entendant cette musique et aussi en voyant ces gens, placés sur deux lignes parallèles, les uns en face des autres, se donner les mains et marcher les uns en arrière et les autres en avant, en faisant de grands sauts. C'est exactement ainsi que, d'après les anciens auteurs, dansaient les vieux insulaires.
Deux autres danses, le vivo et le santo, méritent une mention. L'une n'est exécutée que par deux danseurs, un homme et une femme; presque sans changer de place, ils sautent en même temps qu'ils se livrent à des improvisations qui, d'ailleurs, n'ont rien de fort poétique. La femme disait à l'homme : « Quand je te vois avec tes longues oreilles, tu m'as l'air d'un âne ; ton nez est comme un bec de corbeau ; tes cheveux ressemblent aux poils de la chèvre rousse. » Et l'homme, aussi peu galant, de répondre: « Ton chant ne vaut pas celui de l'alcaiz-oîi (pie-grièche) ; tu es vicieuse comme la mule qui lance une ruade à son maître, et malheur à celui qui t'épouserait, car tu ne saurais pas même lui filer la laine dont il aurait besoin pour ses vêtements. » Les compliments de ce genre continuent jusqu'à ce que les deux danseurs soient exténués de fatigue.
L'autre danse est plus gracieuse: c'est une sorte de quadrille dans lequel chacun des exécutants s'accompagne de castagnettes.
Lorsque nous nous retirâmes, je distribuai quelques pièces de monnaie; ce fut un véritable délire, on voulait nous porter en triomphe. Les hommes nous accompagnèrent avec des torches, afin qu'il ne nous arrivât aucun accident dans les mauvais chemins du village.
Le lendemain, je fis mes préparatifs pour une excursion que je voulais faire le jour suivant aux Letreros. Il fallait emporter des vivres et surtout une bonne provision d'eau pour nous et pour les bêtes. J'achetai un beau mouton que je payai, vivant, 3 fr. 75. Après l'avoir tué, dépecé et rôti, je fis cadeau de la peau au berger qui me l'avait vendu ; il voulait m'en rembourser la valeur. Ces gens sont décidément bien différents de ceux de
la plupart des autres îles ; non seulement ils ne cherchent -pas à exploiter les étrangers, comme me le prouvait une fois de plus le prix qui m'avait été demandé pour le mouton, mais encore ils ont des scrupules qui les honorent. Pour l'eau, il me fallut trouver des outres en quantité suffisante. Ces outres sont formées de peaux de chèvre entières dont le poil est tourné en dedans. Si l'on évite, de cette façon, le goût que pourrait communiquer à l'eau le cuir de l'animal, on a, en revanche, l'ennui de rencontrer dans le liquide une foule de poils qui se détachent de la peau.
Muni de papier à estamper, d'épongés et de brosses, je me mis en route à trois heures du matin. Le chemin était long, difficile et je voulais, autant que possible, éviter la grande chaleur. A six heures, nous traversions une forêt de pins au milieu de laquelle se trouve un ancien cratère, qu'on désigne dans le pays sous le nom de Olla (marmite). L'intérieur en est planté d'arbres magnifiques. Après avoir passé ce bois, nous nous engageâmes dans un véritable désert de lave sillonné de profonds ravins. En arrivant auprès de l'endroit où se trouvent les . prétendues inscriptions, il nous fallut descendre une pente tellement rapide qu'il fut nécessaire de décharger les bêtes. On me conseilla cependant de rester sur ma mule qui avait le pied solide. La pauvre bête ne fit pas, en effet, le moindre faux pas, mais ses harnachements n'étaient pas aussi solides que ses pattes. La croupière se rompit, et, passant avec la selle par dessus la tête de l'animal, j'allai rouler au fond du ravin. Cette fois encore j''en fus quitte pour quelques écorchures.
Toute cette région sèche, aride, ne produit que quelques maigres herbes que broutent un grand nombre de chèvres redevenues sauvages. Leur robe présente bien des variétés; il en est de tachetées comme des daims, mais la plupart sont d'un roux uniforme. A l'approche de l'homme, elles grimpent avec une légèreté inouïe sur quelque rocher escarpé d'où elles ont l'air de le narguer. Il existe aussi, dans les environs, une petite mare où viennent se désaltérer les pigeons ; on les voit s'abattre
là par vols de plusieurs centaines. Comme les années précédentes avaient été fort sèches, il restait à peine d'eau dans le creux du rocher, et ce n'était pas là que je pouvais en renouveler ma provision.
Les Letreros (inscriptions) sont gravés sur une coulée de lave lisse et absolument nue. Aussitôt arrivé, je me mis en devoir d'estamper tous ces signes bizarres. La chaleur était déjà si forte que mon papier se séchait aussitôt que je l'avais humecté. Il fallut qu'un homme m'exprimât constamment une éponge pendant qu'avec la brosse je faisais pénétrer le papier dans les creux. Mais, à ce compte-là, notre eau diminuait rapidement et, au milieu de la journée, il n'en restait plus guère. Je dus remettre au lendemain pour continuer ma besogne. Après avoir exploré les autels à sacrifices qu'on rencontre dans le voisinage .. et le lieu sacré dont j'ai parlé dans la première partie de cet ouvrage, je me mis en route pour regagner le Pinar où j'arrivai à une heure avancée de la nuit. Le voyage prenait beaucoup de temps ; aussi les jours suivants couchai-je dans une grotte pendant que des hommes allaient me chercher de l'eau. Je pus ainsi terminer assez rapidement mes estampages et faire, dans des - grottes voisines, de bien fructueuses fouilles.
Auprès du hameau, dans la falaise coupée à pic, je fis aussi de bonnes récoltes dans plusieurs grottes sépulcrales que je ne pus atteindre qu'à l'aide de cordes. Ce genre d'exercice m'était familier, et je ne reculais devant aucune difficulté lorsque j'avais des aides aussi dévoués que les habitants de l'île de Fer.
Depuis le Pinar jusqu'à la vallée du Golfo, située à l'ouest, nous n'avons fait que traverser des forêts renfermant toutes les essences que j'ai énumérées plus haut. Nous avons franchi heureusement le AJal Paso (Mauvais Pas) et quelques heures plus tard nous voyons se dérouler à nos pieds une vallée semi- circulaire qui s'étend, en pente relativement douce, depuis les hautes montagnes du centre jusqu'à la mer. La descente s'opéra presque sans incident ; seul, mon domestique, qui voulait toujours abréger le chemin, dégringola d'une montagne avec une
rapidité vertigineuse. Le versant était couvert d'une épaisse couche de sable volcanique, et il ne se fit aucun mal.
Je ne dirai que deux mots de la vallée du Golfo. C'est la région la plus fertile, le grenier, pourrais-je dire, de l'île de Fer. On y
Fig. 42. — Eglise de Las Lapas, au Golfo.
(Sur le sommet de la colline, on aperçoit le clocher.)
cultive des céréales, des nopals et une grande quantité de mûriers et de figuiers. Les eaux sulfureuses du Pozo de Sabinosa sont expédiées jusqu'à Cuba. El Golfo possède un ermitage célèbre, placé sous le patronage de saint Jean-Baptiste. Là aussi s'est produit un miracle. La petite église était restée de longues années sans image de son patron. Au moment où le grand
tremblement de terre de 1755 détruisait une partie de la ville de Lisbonne, une belle statue du saint vint échouer, dit-on, sur la plage d'El Golfo, à peu de distance de la chapelle. Elle fut reçue avec la plus grande joie par les braves HerreÎÍos qui, depuis ce jour, entretiennent constamment devant elle quelques chandelles de cire.
L'église de Las Lapas (fig. 42) est située au pied d'un monticule. Le son des petites cloches qu'elle possède n'aurait pu s'entendre dans toute la vallée si on les eût placées au-dessus de l'édifice ; aussi a-t-on imaginé de construire le clocher sur le sommet de la colline, à quelques centaines de mètres du sanctuaire.
Nous avons regagné Valverde par un nouveau désert, la côte nord-ouest. Quelques jours après, nous prenions congé de cet excellent Manuel Sanchez, auquel il me fut impossible de faire accepter quoi que ce soit en échange des nombreux services qu'il nous avait rendus depuis notre arrivée. Nous faisions nos adieux au commandant, don Benigno Dominguez, qui voulut nous installer lui-même à bord de la goélette qu'il mettait si gracieusement à notre disposition. Sa brave mère avait déjà envoyé à bord quantité de provisions pour la traversée et donné des instructions à l'équipage pour qu'on prévînt nos moindres désirs. Nous quittions, enfin, cette île hospitalière dont nous avons gardé le meilleur souvenir.
CHAPITRE XX
PRODUCTIONS ET COMMERCE.
Mouvement maritime et commercial. — Commerce d'exportation : le tabac, le vin, le sucre et la cochenille; les pêches. — Commerce d'importation.
Dans les pages qui précèdent, il a été plus d'une fois question des productions et du commerce des îles Canaries; il me semble toutefois utile de revenir sur ces deux points. Il est bon de coordonner les renseignements que j'ai déjà donnés et de les compléter par d'autres qui montreront à nos négociants qu'ils auraient tort de laisser aux mains d'étrangers un commerce qui était naguère entièrement concentré entre les leurs.
Au point de vue du trafic, les Canaries ne sont pas une quantité négligeable, comme j'espère le prouver plus loin. Les chiffres qui vont suivre remontent à plusieurs années ; ils sont donc sensiblement au-dessous de la réalité. En effet, depuis la création du port de refuge de la Grande Canarie, le mouvement maritime a subi un accroissement considérable, et les transactions commerciales ont également suivi une marche ascendante. Cette conséquence était fatale ; chaque navire qui touche laisse une certaine somme, et cet argent sert en grande partie à des achats.
Pour donner une idée de l'importance qu'a acquise, dans ces dernières années, l'archipel Canarien, il me suffira de ciler quelques chiffres se rapportant à Las Palmas.
En 1883, il a touché ............. 236 navires à vapeur. En 1884, — 238 —
En 1885, — 336 —
En 1886, — 506 —
En 1887, — ............. 660 —
En 1888, — ............. 962 —
Le nombre des vapeurs a plus que quadruplé en cinq ans.
A Sainte-Croix de Ténériffe, l'augmentation est bien moins sensible, quoiqu'elle soit constante. En 1883, il touchait encore beaucoup plus de navires dans cette ville qu'à Las Palmas ; en 1887, celle-ci l'emportait sur sa rivale, qui n'était visitée que par 620 paquebots. En 1888, la différence fut bien plus sensible encore : à Sainte-Croix, il ne relâcha que 753 navires à vapeur, soit 209 de moins qu'à Las Palmas. Ces chiffres montrent clairement que l'avenir est à la Grande Canarie.
Mais les vapeurs ne représentent qu'une partie des bâtiments qui touchent dans ces îles ; les voiliers sont pour le moins aussi nombreux et il faudrait, au bas mot, doubler les chiffres que je viens de donner pour avoir le nombre des navires de toutes sortes qui visitent annuellement les deux principaux ports de l'archipel.
Or, ces navires apportent, pour la plupart, des marchandises et en embarquent d'autres. Tous font des provisions de vivres ; les vapeurs prennent, en outre, du charbon en quantité considérable : les 962 navires de cette catégorie qui ont touché en 1888 à Las Palmas ont embarqué 136 188 tonnes de combustible. J'ajouterai que, les Canaries ne renfermant de mines d'aucune sorte, tout ce charbon, aussi bien que celui chargé dans les autres ports, a été fourni par des commerçants européens. Cette branche du commerce est aujourd'hui à peu près exclusivement entre les mains des Anglais.
A elles seules, ces quelques lignes suffiraient à montrer qu'il se fait du trafic dans les îles. Je vais le prouver plus amplement en examinant tour à tour le commerce d'exportation et le commerce d'importation de l'archipel Canarien.
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L'industrie est à peu près nulle aux Canaries ; aussi le commerce d'exportation se borne-t-il presque uniquement aux produits naturels.
Le règne minéral fournit peu de denrées commerciales. Cependant, on exporte dans les Antilles quelques eaux acidulés, salines ou sulfureuses. Dans plusieurs pays de l'Amérique du Sud, on envoie une certaine quantité de pierres de construction, qu'on appelle canto azul (pierre de taille bleue) ; c'est une espèce de basalte décomposé, fort abondant dans les îles, qui doit son nom à sa coloration d'un gris bleuâtre très foncé. On en expédie environ 100 000 kilogrammes par an, représentant une valeur d'à peu près 3 000 francs.
La chaux, le plâtre, les pierres à filtrer ne dépassent guère le chiffre fourni par les pierres de construction. Le sel rapporte environ 6 000 francs.
Depuis quelques années, on exporte de Ténériffe du soufre et de la pierre ponce qu'on va chercher au sommet du pic de Teyde ; j'ignore les résultats que ce commerce a donnés jusqu'à ce jour.
Ce sont là les seuls produits minéraux qui fassent l'objet d'un trafic ; il se réduit, on le voit, à bien peu de chose.
Il n'en est pas de même des produits tirés du règne végétal. Chaque année, les Canaries expédient plus de 450 000 kilogrammes de fruits divers (oranges, cédrats, bananes, olives, amandes, etc.) dont la valeur est de 375 000 francs. Les oignons, les patates, les haricots, les pois chiches, etc., donnent annuellement 425 000 francs ; les céréales et le gofio (farine torréfiée) ne produisent guère moins de 80 000 francs. Parmi les autres denrées exportées, je me bornerai à citer le vin, le rhum, le tabac, l'orseille, le sucre, la soude, qui ne rapportent pas moins de 400 000 francs par an.
En somme, le commerce des produits végétaux donne chaque
année près de 1 million et demi à lui seul. Il est susceptible de prendre un bien plus grand développement le jour où les marchés d'Europe ouvriront des débouchés aux Canaries, et il est quelques articles que nous pourrions demander à ces îles. Sans parler du tabac qui, malgré son excellente qualité et son bas prix, ne peut se vendre que dans les pays où la régie n'existe pas, je signalerai particulièrement les fruits, les primeurs, le vin et le sucre.
Les fruits de l'archipel Canarien sont, ai-je dit, des plus variés ; ils comprennent, outre les oranges, les bananes, les cédrats, etc., tous ceux que donnent les Antilles. Or, tous ces fruits étant d'une qualité supérieure et se vendant bon marché, il y aurait avantage pour nos commerçants à les tirer de ce pays. La traversée jusqu'au Havre se fait en une semaine, et ces produits arriveraient en bon étal ; le fret coûte peu et ne dépasse guère 30 francs la tonne. Nous pourrions, dans ces conditions, trouver à bon compte, à Paris, des bananes, des anones, des goyaves, des mangues, des figues de Barbarie et une foule d'autres fruits excellents, inconnus chez nous pour la plupart. C'est ce qu'ont compris les Anglais qui les importent chez eux.
Mais ce sont, dira-t-on, des articles dont la consommation pourrait être fort restreinte et dont la vente couvrirait à peine les frais. Il y a là une erreur, à mon sens : tant que ces produits seront des raretés et se payeront à un prix qui les met hors de la portée de la plupart des bourses, le goût ne saurait s'en répandre ; il en serait sans doute autrement s'ils devenaient plus abondants et plus abordables.
Si cette objection peut être faite à propos de fruits rares, de luxe, si je puis m'exprimer ainsi, elle tombe lorsqu'il s'agit de primeurs. Aux Canaries, la première récolte de pommes de terre se fait en décembre ; en mars, les petits pois et les haricots, qui se récoltent en abondance, sont déjà secs. Par conséquent, au milieu de l'hiver, il est facile de s'approvisionner là-bas de ces primeurs et d'une foule d'autres. Il reste à savoir si, le
transport payé, il y aurait avantage à les faire venir de là plutôt que d'ailleurs. C'est un problème dont je laisse la solution aux gens compétents.
Les olives sont à aussi bas prix que les autres fruits, ce qui tient à ce qu'on ne fabrique, aux Canaries, qu'une quantité d'huile très restreinte ; les habitants préfèrent employer une mauvaise huile qu'on leur expédie d'Espagne. A la Grande Canarie, il y aurait là une petite branche de commerce à exploiter.
Le vin a fait jadis l'objet d'un trafic important. Depuis un certain nombre d'années, on ne cultivait plus la vigne sur une grande échelle, mais c'est une culture qui reprend et qui peut donner de beaux résultats.
A l'époque où la cochenille fut introduite dans l'archipel, l'oïdium avait commencé à attaquer la vigne. Les viticulteurs désespérés arrachèrent leurs ceps et ne les remplacèrent pas. C'est que la cochenille produisit, dès le début, des bénéfices si merveilleux qu'on se mit à planter de tous les côtés des nopals pour élever cet insecte. Aujourd'hui, la cochenille est tombée si bas que son élevage n'est plus rémunérateur ; les agriculteurs bien avisés arrachent leurs figuiers de Barbarie et plantent de nouveau de la vigne.
On récolte déjà du vin en quantité suffisante pour donner lieu à un important commerce. Ai-je besoin de faire l'éloge du vin ou plutôt des vins des Canaries, car on en récolte de toutes sortes? Les petits vins blancs de Lancerotte, qui ne marquent que 11 à 12 degrés, pourraient passer chez nous pour de grands vins. Les vins rouges ordinaires de la Grande Canarie, lorsqu'ils ne sont pas additionnés d'alcool, marquent de 12 à 14 degrés. Ces vins, de même que ceux de Lancerotte, se trouvent à 25 francs l'hectolitre: Si, à ce prix d'achat, on ajoute le transport (30 francs par tonne), les droits de douane (2 francs par hectolitre) et quelques autres petits frais, on arrive à un prix qui permet encore de réaliser quelques jolis bénéfices.
Mais, à côté de ces vins communs, on en récolte d'autres
d'une qualité hors ligne. Ce sont tous des vins blancs qui constituent peut-être les meilleurs vins de dessert du monde entier ; leur richesse alcoolique varie de 15 à 17 degrés, de sorte que les droits de douane comportent un petit supplément d'alcool. Par petites quantités, ils se vendent aux Canaries de 1 fr. 75 à 2 fr. 50 le litre ; mais quels vins! Il n'est aucun de ceux qui ont goûté les grands vins secs, les muscats, le malvoisie de ce pays, qui puisse en perdre le souvenir. Je le répète, ces vins sont des meilleurs qui se récoltent dans le monde entier; les vins doux (muscats et malvoisie) sont clairs, limpides et nullement sirupeux, comme certains de leurs congénères que nous tirons d'Espagne. Aussi, bien que les prix que je viens de citer puissent paraître un peu élevés, suis-je convaincu que le négociant qui les ferait connaître chez nous ne pourrait manquer de les vendre dans des conditions extrêmement avantageuses.
Comme la vigne, la canne à sucre avait disparu pour faire place aux nopals destinés à l'élevage de la cochenille. Aujourd'hui, l'industrie sucrière renaît; la canne se cultive sur beaucoup de points qu'on peut arroser. Quels que soient la qualité et le bas prix du sucre de l'archipel, la crise que subit cette industrie ne permet guère d'espérer que ce produit ramènera la richesse dans ces iles. Je ne devais pas moins signaler à nos commerçants un marché où ils pourraient acheter dans de bonnes conditions du sucre en quantité importante. J'ajouterai qu'on commence à produire beaucoup de rhum à la Grande Canarie.
Je n'insisterai pas sur l'orseille ni sur la soude, qu'il serait facile de se procurer en abondance aux Canaries ; j'ai déjà dit que la première n'est plus guère employée par les teinturiers, et que la seconde, qui se fabrique partout, ne fait plus, dans l'archipel, que l'objet d'un commerce très restreint.
Le caféier vient très bien dans la plupart des îles, et pourtant, jusqu'à ce jour, sa culture est très limitée ; les récoltes de café ne permettent pas encore aux habitants de se passer de l'importation de ce produit.
Les animaux domestiques des îles Canaries sont ceux de nos régions, auxquels il faut joindre le dromadaire. Bien que les troupeaux de chèvres et de moutons soient extrêmement nombreux, il ne se fait qu'un commerce insignifiant de ces animaux. Je pourrais même dire qu'on n'en exporte pas, et que les seuls qui sortent des îles sont vendus aux navires qui y relâchent, pour être sacrifiés pendant les traversées. Dans le pays, on ne consomme guère de viande, de sorte que les dépouilles des animaux ne sauraient non plus donner lieu à un trafic comparable à celui qui se fait, par exemple, sur la côte du Maroc. Les animaux domestiques ne sont, en somme, élevés aux Canaries que pour les besoins de la population. S'il est fait quelque commerce de fromage et de viande séchée, ces produits vont presque uniquement à Cuba. Je dois ajouter qu'ils se vendraient difficilement chez nous ; à part le fromage de flor, de la Grande Canarie, qui peut rivaliser avec le Port-Salut, tous les autres sont de qualité tout à fait inférieure.
Certains animaux sauvages sont si abondants aux Canaries qu'ils pourraient donner lieu à une industrie spéciale ; je citerai entre autres les lapins, les pigeons et les perdrix. Ce ne sont pas les insulaires qui songeront à tirer parti de ce gibier qu'ils détruisent parce que, dans beaucoup d'endroits, il constitue un véritable danger pour leurs récoltes. Mais un fabricant de conserves européen trouverait là une mine à exploiter.
L'élevage des vers à soie donnait de beaux résultats, et j'ai cité, à la Gomère et dans l'île de la Palme, de petits villages peu importants qui produisaient annuellement 3 000 livres au moins de cocons. C'est là un élevage auquel les Canariens devraient bien donner un plus grand développement.
Le commerce qui rapporte encore le plus à l'archipel est celui de la cochenille. On sait que c'est un petit insecte de l'ordre des hémiptères qui fournit une belle teinture écarlate. On l'élève, je l'ai dit plus d'une fois, sur les nopals ou figuiers de Barbarie. Ce n'est pas sans travail qu'on obtient la cochenille. Il faut, après avoir fait des plantations de nopals, poser sur les tiges les
femelles renfermées dans de petits sacs de toile extrêmement claire. Elles déposent ainsi leurs œufs à l'endroit même où ils écloront. La ponte s'effectue rapidement ; on doit changer les mères plusieurs fois de place dans la journée.
Les œufs éclos, on ne s'occupe plus des insectes, qui restent fixés à la plante, jusqu'à ce qu'ils aient atteint leur développement, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à peu près à la grosseur d'une lentille. A l'aide d'une brosse ou d'un petit balai, on les recueille alors dans des corbeilles. Il s'agit ensuite de tuer les petites bêles, de les sécher .et de les lustrer. Selon les procédés qu'on emploie, on obtient la cochenille noire ou blanche (la noire est séchée au soleil, la blanche à l'étuve).
Toutes ces manipulations sont longues et dispendieuses. Si l'on songe à la quantité d'insectes séchés qu'il faut pour une livre, on comprendra combien ce produit est peu rémunérateur lorsque j'aurai parlé de son prix.
Dans les premières années de l'importation de la cochenille aux Canaries, elle se vendait à un prix exorbitant. On affirme que les premières récoltes de Fortaventure se sont vendues 80 francs la livre. Pendant plusieurs années, elle se maintint au-dessus de 20 francs. La découverte des teintures minérales porta à la cochenille un coup fatal, dont elle ne se relèvera pas. Depuis quinze ans, les cours ont constamment diminué. En 1877, elle s'adjugeait, sur le marché de Londres, à 2 fr. 84 la livre; en 1 880, elle tombait à 2 fr. 10, et actuellement on ne trouve plus à la vendre à 1 fr. 25. Dans le pays, c'est à peine si elle vaut 94 centimes. Malgré ce bas prix, on en exporte encore chaque année environ 6 millions de kilogrammes.
La cochenille des Canaries est d'une supériorité incontestable sur celles du Mexique ou du Pérou, qui n'atteignent jamais les prix de la première. Malgré cette supériorité, elle a probablement fait son temps, et il ne faut pas que les Canariens se leurrent de l'espoir d'en voir remonter les cours d'une façon sensible. Toutefois, étant donnés la solidité des nuances qu'elle fournit et son bas prix actuel, il serait à désirer que nos industriels
l'employassent sur une plus grande échelle, au lieu de donner la préférence à des teintures qui ne sont guère plus économiques et qui ne tiennent pas.
Il me reste à parler des pêches, et je dois insister quelque peu sur ce point.
A la fin de l'année 1887, le ministre de la marine adressait aux chambres de commerce de Granville, Saint-Brieuc, Saint- Malo, Quimper, Honfleur et Boulogne-sur-Mer une circulaire appelant leur attention sur la richesse des bancs de poissons de la côte occidentale d'Afrique. La circulaire ministérielle signalait principalement l'abondance de la morue.
Depuis le cap Spartel jusqu'au cap Vert, affirmait la note officielle, existent des bancs de morues d'une importance considérable et de qualité supérieure à ceux de Terre-Neuve.
On a calculé qu'un homme des Canaries peut pêcher cinq mille poissons, pendant qu'un pêcheur de Terre-Neuve en prend à peine deux cents.
La circulaire insistait sur la facilité de la traversée depuis les ports de la Manche jusqu'à la côte d'Afrique ; elle faisait ressortir que ces voyages ne présentaient pas les dangers de ceux à Terre-Neuve. Nos marins n'auraient pas eu à subir les vexations dont ils sont l'objet, en Amérique, de la part de leurs rivaux anglais. Enfin, il était facile de préparer le poisson dans des établissements qu'on pourrait établir sur des points désignés dans la note, et on trouverait un débouché sûr pour les produits, non seulement en France, mais encore chez les Nègres du Sénégal.
Cette note ministérielle ne pouvait manquer de faire sensation. Malheureusement elle contient des données tout à fait erronées.
Au milieu de la zone signalée par le département de la marine se trouvent les Canaries, et j'ai pu étudier sur place la question des pêches. Il est parfaitement vrai qu'il existe dans ces parages des bancs de poissons d'une'richesse incomparable ; je puis même donner à ce sujet des renseignements extrêmement
précis. Ces bancs se rencontrent surtout entre le cap Noun et le cap Blanc, et, de cette contrée, les dix-neuf barques de la Grande Canarie rapportent chaque année près de 2 millions de kilogrammes de poisson salé. Les pêcheurs canariens pourraient en prendre beaucoup plus s'ils en avaient le débouché et s'ils ne perdaient en voyages, et pour vendre leur poisson, la plus grande partie de l'année; mais il ne semble pas qu'il y ait la moindre morue véritable. Dans les sphères officielles, on a été induit en erreur par les rapports de personnages qui n'ont aucune idée sur la matière et qui ont été trompés eux-mêmes. Aux Canaries, par exemple, on désigne communément sous le nom de bacalao (morue) tout le poisson salé, préparé comme la morue, quelles que soient d'ailleurs les espèces d'où il provienne. Or aucune des espèces de cette région n'est le Gadus morrhua de Terre- Neuve.
Cette erreur n'a peut-être pas toute l'importance qu'on pourrait y attacher au premier abord. Il existe, en effet, d'autres gadoïdes, tels que le cherne, qui, sans être de la morue, peuvent lui être substitués et ne lui cèdent en rien au point de vue de la qualité. Nos pêcheurs pourraient se livrer dans ces parages à des pêches fructueuses, et je suis convaincu que plusieurs poissons de la côte occidentale d'Afrique, bien préparés, seraient accueillis avec la même faveur que la morue vraie.
Mais ce qui est plus grave, ce sont certaines autres erreurs de la note officielle. Sur le littoral africain, on ne peut guère songer à fonder des établissements industriels, non seulement à cause des sables et de la rareté, pour ne pas dire l'absence complète, de l'eau, mais aussi à cause de l'humeur peu traitable des habitants. En s'éloignant vers le sud, au delà du cap Blanc, on rencontre bien nos territoires ; mais si la sécurité augmente, le poisson devient moins abondant et le climat oppose à la conservation de sérieuses difficultés. En somme, ce n'est guère qu'aux Canaries que des industriels français pourraient s'établir dans de bonnes conditions, et ils ne rencontreraient pas d'obstacles de la part des autorités espagnoles. Ils devraient, il est vrai,
non pas pêcher eux-mêmes, mais acheter aux insulaires le poisson qu'ils se contenteraient de préparer. Je vais en donner la raison.
Depuis longtemps l'Espagne faisait valoir ses droits sur la côte africaine, à partir du cap Bojador jusqu'au delà du cap Blanc. Or, dans les premiers mois de l'année 1888, une commission franco-espagnole s'occupa de cette question, et la France a reconnu le bien fondé des prétentions de nos voisins jusqu'au cap Blanc lui-même. Il en résulte donc que les eaux où abonde le poisson sont officiellement reconnues comme appartenant à l'Espagne. Les étrangers qui iraient pêcher dans ces parages verraient l'embargo mis sur leurs bâtiments.
On s'étonne que la circulaire ministérielle n'ait pas cru devoir faire allusion à ce point capital. La question n'était pas encore définitivement tranchée, mais elle était en litige.
Du cap Noun au cap Blanc, les eaux étant espagnoles sur une largeur de 9 milles, les pêcheurs français ne pourraient exercer leur industrie qu'au nord ou au sud de cette région. Au nord s'étend le Maroc, pays peu sûr, comme chacun sait. Au sud, la sécurité n'est pas beaucoup plus grande, car il s'y trouve des Maures, notamment des Trarzas ; en outre le climat exige une préparation rapide du poisson, qui se décompose promptement sous l'action de la chaleur.
Comme conclusion, je dirai que je n'engagerais pas nos pêcheurs à tenter la fortune dans cette contrée. En revanche, je crois que des industriels pourraient faire une bonne opération en préparant, aux Canaries, du poisson qu'ils se procureraient, en aussi grande quantité qu'ils voudraient, à raison de 14 ou 15 francs les 100 kilogrammes. Je dois ajouter qu'ils trouveraient une foule de poissons susceptibles d'être conservés ; outre les espèces qui peuvent se saler comme la morue, je citerai le thon, la sardine, le blennophis, petit poisson qui se pêche par myriades et qui peut se préparer comme l'anchois, etc. Il ne me surprendrait nullement qu'une nouvelle tentative pour apporter sur nos marchés le poisson des Canaries,
conservé au moyen d'appareils frigorifiques, donnât aussi de bons résultats.
En résumé, le commerce d'exportation des Canaries représente en totalité environ 1 0 millions de francs par an.
Nous allons dire deux mots de leur commerce d'importation.
Il
L'industrie des insulaires se réduisant à peu de chose, ils sont obligés de tirer du dehors tous leurs objets manufacturés. La pauvreté des îles, au point de vue minéralogique, les force même de se procurer à l'étranger les métaux bruts que les artisans mettent en œuvre.
Je ne saurais songer à énumérer les produits variés que les Canariens achètent en Europe ; il me faudrait citer tous les objets imaginables. Il me suffira de rappeler que les gens des villes vivent et se vêtent à la façon des Européens ; que les campagnards portent toujours des vêtements et emploient un certain nombre d'outils qui ne sont pas fabriqués là-bas, et on comprendra la diversité des denrées commerciales que l'archipel fait venir d'Europe.
Tous les objets importés annuellement aux Canaries représentaient naguère une valeur d'environ 10 millions de francs, c'est-à-dire que les importations arrivaient à peu près à balancer les exportations. Ce chiffre est assurément dépassé de beaucoup aujourd'hui ; en 1888, on a importé plus de 250 000 tonnes de charbon seul.
Il y a quelques années, à part le charbon, le commerce était presque tout entier entre les mains des Français ; il tend maintenant à passer complètement entre celles des Allemands et des Anglais. Cela tient, en partie, à ce que nos commerçants ne se rendent pas compte de ce qu'il faut à ces îles, ce qui convient à un pays ne convenant pas à l'autre. Malheureusement nous ne possédons pas de musées commerciaux où il soit possible de se rendre compte et des productions d'une contrée et des objets
qu'on doit y envoyer. En outre, d'une manière générale, nos consuls ne rendent pas, à ce point de vue, les services qu'on serait en droit d'attendre d'eux, ce qui s'explique facilement avec l'organisation actuelle de nos consulats. On envoie, dans un pays qu'il ne connaît généralement pas, un homme qui n'aspirera qu'à en partir le plus vite possible ; il est très rare, en effet, qu'il avance sur place, et, comme il doit désirer de l'avancement, il devra en même temps désirer un poste plus élevé que celui qu'il occupe. Aussi ne pense-t-il guère à étudier un pays qu'il espère bien quitter avant peu.
Plus un consul est sérieux, plus il est travailleur et plus il a de chances de ne pas rester longtemps dans le même poste. S'il appelle sur lui l'attention par quelque travail remarquable, il aura de l'avancement et devra abandonner la contrée qu'il commence à connaître et où il pourrait, dès lors, rendre de véritables services.
Sans vouloir criliquer notre corps consulaire, il est, je crois, permis d'avancer qu'il renferme un certain nombre de fonctionnaires pour qui l'intérêt de notre commerce est le moindre de leurs soucis. Je m'empresse d'ajouter que je ne fais aucune personnalité ; je me borne à consigner une réflexion que beaucoup de personnes ont faite et à signaler un défaut qui tient à un vice de l'organisation elle-même.
Que le lecteur me pardonne cette petite digression. J'ai voulu simplement lui faire comprendre les motifs qui ont fait passer entre les mains d'autres nations un commerce naguère concentré en France. A l'époque à laquelle je fais allusion, les Canaries étaient riches ; la cochenille se vendait à un prix élevé et l'aisance régnait partout. Aussi les Canariens ne regardaient-ils pas à dépenser l'argent pour acheter les produits français, supérieurs à ceux des autres pays.
Aujourd'hui, les choses ont bien changé ; ce n'est plus par la qualité que nous devons chercher à lutter contre nos concurrents, mais par le bon marché. Or nous continuons à envoyer là-bas des produits chers, tandis que les Anglais et les Allemands
offrent à bas prix des objets qui valent à peine l'argent qu'ils en demandent.
Il est une branche de commerce qui est restée entre nos mains : ce sont les articles de modes. Les Canariennes veulent pouvoir rivaliser avec les élégantes de Paris. Elles savent apprécier ce qui est beau, et la faveur qu'elles continuent à accorder aux modes françaises prouve leur bon goût. Elles savent également discerner le bon du mauvais, mais elles sont obligées de consulter leur bourse. J'ai la conviction que si la prospérité renaît dans ce pays, ce que je désire vivement, ce sera à la France que reviendra encore la plus grosse part du commerce avec les Canaries. En attendant, pour ne pas se laisser écraser par leurs rivaux, les négociants français doivent s'efforcer d'y envoyer des produits qui répondent à la fois au goût des habitants et à leurs ressources.
CHAPITRE XXI
CONSIDÉRATIONS PATHOLOGIQUES ET CLIMATOLOGIQUES.
L'archipel Canarien au point de vue médical et hygiénique ; ses avantages comme station sanitaire et hivernale. — Température, état hygrométrique et pression atmosphérique. — Climat favorable à la cure des maladies des voies respiratoires, etc.
Je ne saurais abandonner l'archipel Canarien sans parler de ses conditions sanitaires. Il est situé bien près du tropique du Cancer, et le lecteur pourrait se figurer qu'il y règne certaines de ces maladies qui rendent le séjour de l'Afrique redoutable aux Européens.
D'une façon générale, on peut dire que les affections les plus à craindre dans les pays chauds sont les fièvres intermittentes et les maladies du foie. Aux îles Canaries, les unes et les autres sont à peu près inconnues. Le fait s'explique aisément : une forte chaleur n'est pas suffisante pour donner naissance aux affections que je viens de nommer ; il faut encore que le pays soit humide ou marécageux. Or, nous avons vu que le climat de l'archipel Canarien pèche plutôt par un excès de sécheresse que par un excès d'humidité. Je me bornerai à rappeler que, dans une année exceptionnellement pluvieuse (en 1881), il est tombé sur la Grande Canarie une hauteur de 16 centimètres et demi d'eau, et cette île est une des plus privilégiées au point de vue des pluies.
D'un autre côté, étant donnée la rapidité des pentes, l'eau ne saurait guère stagner ni former ces marécages qui engendrent les miasmes paludéens. C'est à peine si quelques ravins font exception à cette règle, et ce n'est que dans des
localités extrêmement rares que l'on constate quelques cas de fièvre intermittente.
Les maladies pestilentielles, telles que la fièvre jaune et le choléra, ne sont jamais endémiques aux Canaries. Elles y ont été importées à diverses reprises par des navires venant de régions contaminées, et elles y ont exercé d'épouvantables ravages. Mais, aujourd'hui, ce danger a presque disparu. Les habitants redoutent avec raison ces terribles fléaux, et ils exigent du service sanitaire des visites rigoureuses, dès qu'ils peuvent avoir le moindre soupçon. Ces gens, d'ordinaire si pacifiques, se révolteraient plutôt que d'admettre un navire dans leurs ports en temps d'épidémie. Nous en avons fait l'expérience en 1884. Partis de France à la fin de l'épidémie cholérique, nous dûmes subir une quarantaine à Fontarabie et un mois d'observation à Madrid. Au bout de ce temps, nous nous crûmes débarrassés de tous les microbes que nous avions pu emporter avec nous et nous écrivîmes à la Compagnie des Courriers de Cadix pour retenir nos passages à bord du paquebot en partance. Le directeur nous répondit que les autorités canariennes ne laissaient débarquer aucun passager. Nous eûmes recours au ministre, qui envoya des ordres par télégraphe. La réponse ne se fit pas attendre : les autorités locales déclaraient que la population s'ameuterait pour s'opposer à notre débarquement. Il fallut parlementer plusieurs jours pour obtenir l'autorisation de nous mettre en route.
Ce fait donne bien une idée de la peur qu'inspirent aux Canariens les maladies pestilentielles. On ne saurait les blâmer des précautions, exagérées peut-être, qu'ils prennent pour s'en mettre à l'abri. En agissant ainsi, ils en rendent le retour, sinon impossible, du moins difficile. Mais, si les diverses maladies dont il vient d'être question sévissent rarement dans l'archipel, il en est d'autres qui s'y rencontrent avec une fréquence exceptionnelle. Je citerai la syphilis, la scrofule et une foule d'affections cutanées.
La syphilis est extrêmement commune, et ceux qui en sont
atteints ne se préoccupent guère de leur mal. Ils se marient comme s'ils étaient sains, et assez souvent ils ont des enfants qui ne tardent pas à présenter tous les symptômes de la scrofule. C'est ainsi que s'explique la fréquence de cette dernière affection.
Les maladies cutanées sont aussi variées que communes. La lèpre, l'éléphantiasis, l'ichthyose, ne sont pas plus rares que l'herpès ou l'eczéma. A Las Palmas, il existe un hospice de lépreux qui couvre une surface de 3 797 mètres carrés, et beaucoup de malades n'y trouvent pas asile. Quant à l'ichthyose, j'en ai vu des exemples comme on en voit bien rarement en Europe : les malheureux avaient le corps entièrement couvert d'une épaisse carapace qui leur donnait un aspect repoussant. Je dois dire, toutefois, que cette maladie est loin d'avoir la fréquence de la lèpre.
A quoi tient cette abondance de maladies cutanées? Est-ce au climat qu'il faut l'attribuer? Je crois que le climat ne joue qu'un rôle bien secondaire. La cause principale des maladies de la peau doit, à mon sens, être recherchée dans l'alimentation. Le Canarien, ai-je dit, se nourrit de gofio, c'est-à-dire de farine torréfiée, faite le plus souvent de maïs, et le grain qu'on emploie n'est pas toujours de qualité irréprochable. Nous avons vu également que le poisson salé, fréquemment en mauvais état de conservation, entrait aussi pour une bonne part dans l'alimentation des habitants de l'archipel. Or, tous les pathologistes sont à peu près d'accord pour reconnaître à ces deux causes le pouvoir de produire des maladies cutanées. Il faudrait sans doute faire entrer aussi en ligne de compte le défaut de propreté si général dans toutes les îles.
Parmi les autres affections communes aux Canaries, je citerai encore la cataracte et l'anémie. La première est due, selon toute apparence, à la vivacité des rayons lumineux, le soleil n'étant presque jamais obscurci par des nuages. Quant à l'anémie, elle se rencontre principalement dans les villes, chez les femmes qui restent enfermées toute la journée -dans leurs mai-
sons et ne sortent guère que le soir, en même temps qu'elles suivent un régime débilitant. Elle est rare chez celles qui travaillent au grand air.
En somme, les maladies que je viens de passer en revue sont accidentelles, pour ainsi dire, et il est aisé de s'en préserver en adoptant un autre genre de vie que la plupart des Canariens. En ne restant pas oisif, en se nourrissant d'aliments sains, ce qui est facile dans ce pays où les ressources ne manquent pas, on ne saurait trouver un climat plus salutaire, et j'en ai eu la preuve personnellement. Ma santé laissait fort à désirer, lorsque j'ai entrepris mes voyages dans l'archipel Canarien, et elle s'est complètement rétablie pendant le séjour que j'y fis. Le lecteur a pu voir que je ne suis pas resté inactif; j'ai même mené une vie quelque peu pénible, marchant souvent quatorze heures par jour en plein soleil, et réduit parfois à une nourriture fort peu substantielle. Néanmoins, le climat a opéré des merveilles. Aussi me semble-t-il bon de signaler le fait à ceux qui seraient à la recherche d'un pays sain pour rétablir leur santé. Qu'il me soit permis d'entrer encore à ce sujet dans quelques détails.
J'ai dit que les Canaries jouissaient d'un climat sain, et, pour le prouver, il me suffira de citer des chiffres. Dans les grandes villes, à Las Palmas et à Sainte-Croix de Ténériffe, la mortalité annuelle est de 23 pour 1 000 ; or, dans toute la France, elle est d'environ 22,5 pour 1000, et, à Paris, elle s'élève à plus de 26. Ainsi, malgré les mauvaises conditions hygiéniques auxquelles ils se soumettent volontairement, les habitants ne meurent pas plus qu'en France, et le nombre des décès, dans les villes, est sensiblement moins élevé qu'à Paris.
La température est parfaitement supportable; nous savons déjà qu'elle dépasse rarement 35 degrés centigrades, à l'ombre, pendant l'été, et qu'elle s'abaisse plus rarement encore au- dessous de 10 degrés pendant l'hiver. Étant donnée la configuration du pays, il est facile de trouver le climat que l'on désire. Près de la mer, la température est toujours assez élevée ; mais, l'hiver, elle s'abaisse d'une façon très régulière au fur et à
mesure que l'altitude augmente. Ainsi, le 2 janvier 1872, le thermomètre marquait 12 degrés à Las Palmas (sur le bord de la mer), 9°,5 à Arucas (159 mètres d'altitude) et 4°,7 à Tejeda (958 mètres d'altitude) ; le 6 février de la même année, il marquait 14 degrés à Las Palmas, 10°,2 à Arucas et 4 degrés à Tejeda. Je pourrais multiplier ces exemples à l'infini, mais ceux qui précèdent me paraissent suffisants.
Dans l'été, les choses se passent d'une façon un peu différente : la température est surtout élevée près de la mer et dans les localités situées au-dessus de 800 mètres d'altitude ; les villages placés entre 200 mètres et 600 mètres au-dessus du niveau de l'océan sont ceux qui jouissent de la température la plus basse.
Il en résulte que les localités situées à une altitude moyenne sont celles qui offrent les écarts les moins considérables. Je me contenterai de citer quelques chiffres pour donner une idée de ces écarts. En 1872, à Arucas, où la température moyenne de l'année a été de 20°, 1 4, la différence entre la plus chaude journée de l'été et la plus froide journée de l'hiver a été de 28°,7. A Telde, l'année suivante, la température moyenne a atteint 20",52, et l'écart entre les deux extrêmes n'a pas dépassé 21°,2.
Si, au lieu de prendre les chiffres extrêmes de l'année, nous considérons les températures moyennes des trois mois d'hiver et des trois mois d'été, nous voyons qu'elles ne diffèrent que de 6°,4 à Arucas et de 4°,4 à Telde. Nous pouvons donc affirmer que les Canaries jouissent d'un des climats les plus constants de la terre.
Après ce que j'ai dit de la température et de la rareté des pluies, on pourrait croire qu'on respire aux Canaries un air sec, susceptible d'irriter les muqueuses; il n'en est rien. S'il pleut rarement, ce n'est pas qu'il n'existe point de vapeur d'eau dans l'atmosphère, mais qu'elle ne se condense pas. Je puis encore le démontrer par des chiffres. D'observations faites pendant une année à Las Palmas, à l'aide du psychromètre, il résulte que le maximum atteint parfois 0,96 et que le minimum
ne descend pas au-dessous de 0,40. La moyenne de l'année a été 0,73 à une heure de l'après-midi, et 0,76 à six heures du soir. Pour ceux que ces chiffres intéresseraient, j'ajouterai qu'ils ont été soumis à une correction, la température étant ramenée à zéro.
Il me serait facile de démontrer de la même manière l'excellence du climat des Canaries sous bien d'autres rapports ; je me bornerai à dire quelques mots des oscillations barométriques. La hauteur moyenne du baromètre pour toute l'année est de 766 millimètres à Las Palmas. J'ai vu des années où l'amplitude des oscillations n'a pas dépassé 13 millimètres, le maximum atteignant 773 millimètres et le minimum 760 millimètres. Je dois ajouter néanmoins que, pendant les premiers mois de l'année, on constate parfois des oscillations un peu plus étendues, mais il est extrêmement rare qu'elles dépassent 15 millimètres.
En résumé, sous tous les rapports, le climat des Canaries est d'une constance tout à fait remarquable. Il est caractérisé surtout par le peu de fréquence des pluies, par une température moyenne n'offrant que des écarts insignifiants entre l'hiver et l'été, par un état hygrométrique largement suffisant pour qu'on n'éprouve aucune sensation pénible en respirant, enfin par une fixité très notable de la pression atmosphérique. Tous ces avantages réunis font de l'archipel Canarien un des pays qui conviennent le mieux à une foule de malades. Ceux qui souffrent d'affections des voies respiratoires ne pourraient que retirer un grand profit d'un séjour aux Canaries ; les arthritiques en retireraient aussi un résultat avantageux, et nous n'hésiterions pas à le conseiller à certains malades atteints d'affections nerveuses, qui ressentent d'une manière fâcheuse les effets des grandes variations barométriques.
Les Anglais ont compris tous les avantages que nous venons de signaler. Jusqu'à ces dernières années, ils envoyaient volontiers leurs malades passer l'hiver à Madère, où les fils d'Albion avaient acquis une influence presque égale à celle des Portugais.
Ils: ont dû reconnaître la supériorité de l'archipel Canarien, et ils ont fondé un vaste sanatorium au port de l'Orotave. J'ajouterai que l'établissement nouveau est déjà à peine suffisant pour abriter tous les malades qui vont demander le rétablissement de leur santé au climat des îles Fortunées, et que les résultats obtenus ont été des plus satisfaisants.
Pourquoi n'imiterions-nous pas l'exemple de nos voisins? Pourquoi n'enverrions-nous pas aux Canaries les malades que nos praticiens envoient dans des stations hivernales dont le séjour est souvent plus nuisible qu'utile? On m'objectera sans doute la distance et les frais qu'entraîne un tel voyage. Certes, je ne prétends pas que le remède soit à la portée de tous, mais dans bien des cas mes conseils pourraient être suivis. La distance, les lecteurs la connaissent : ils savent que l'archipel est à environ 2 900 kilomètres du Havre ; mais cet espace se franchit en une semaine, et les lignes de paquebots ne font pas défaut. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la liste que nous en avons dressée pour voir qu'on n'a que l'embarras du choix. Le voyage se fait aujourd'hui, grâce à la concurrence, dans des conditions exceptionnellement avantageuses, et la plupart des compagnies délivrent des billets d'aller et retour valables une année.
Il est une autre considération qu'il faut faire entrer en ligne de compte : la vie est assurément bien moins chère aux Canaries que dans les stations en vogue où nos malades vont passer la saison rigoureuse. Tout calcul fait, il serait peut-être encore avantageux de choisir l'archipel Canarien.
Dans ce chapitre, je n'ai été guidé que par le désir d'être utile à quelques-uns de ceux qui souffrent. Après avoir cherché à montrer l'archipel tel qu'il est, sans m'être laissé entraîner aux exagérations de ceux qui n'ont vu que les beautés ou les laideurs ; après avoir essayé de faire connaître les ressources que peuvent y trouver les hommes de science aussi bien que les industriels et les commerçants, j'ai pensé qu'il n'était pas sans intérêt de l'envisager à un autre point de vue.
Malgré tout, ce livre doit fatalement renfermer bien des lacunes. Puissé-je avoir réussi à donner aux lecteurs une idée vraie de cet intéressant pays que l'on connaît si peu chez nous. D'autres chercheurs élucideront les questions qui sont en dehors de ma compétence. Ils seront aidés dans cette tâche par l'immense majorité des Canariens, et ils trouveront assurément auprès des autorités civiles et militaires ce bienveillant accueil que j'ai toujours rencontré moi-même. Je ne saurais oublier qu'il suffit d'être Français pour recevoir les témoignages de sympathie de tous les insulaires instruits. Que cette constatation publique soit considérée par eux comme une marque de gratitude, en même temps qu'elle servira d'encouragement à ceux qui voudraient à leur tour visiter les îles Fortunées.
INDEX ALPHABÉTIQUE ET ANALYTIQUE
A
Abona, localité de Ténériffe, 298. Adeje, localité de Ténériffe, 296. ADULTÈRE, son châtiment chez les anciens habitants de l'archipel, 37.
Agaete, localité de la Grande Canarie,
211.
AGAVE, ses usages, 227.
AGE de l'archipel, 6.
AGRICULTURE, avant la conquête, 36 ;
— à notre époque, 253.
Aguimes, localité de la Grande Canarie, 218.
Agulo, localité de la Gomère, 332. Alajer6, localité de la Gomère, 323. ALCALDE ou maire de Taborno, 269 ;
— de Buenavista, 293.
Aldea de San Nicolas, localité de la Grande Canarie, 214.
ALIMENTS des anciens habitants, 40- 45; — des habitants actuels, 188, 247, 268, 316, 337, 370.
ALMOGAREM on temple des anciens
Canariens, 87.
ALTAHAS, nobles de Fortaventure, 30. ALTITUDES de Lancerotte, 109, 132,155. .
159 ; — de Fortaventure, 166, 169, 171, 183 ; — de la Grande Canarie, 201, 203, 227, 231, 232, 235, 236 ; — de Ténériffe, 265, 278, 288, 296, 301, 307 ; — de la Gomère, 315 ; — de la Palme, 343, 351, 357, 362 ; — de l'île de Fer, 369, 371.
AMULETTES modernes, 180, 314. ANGIOLINO DEL TEGGHIA ramène, en 1341, des indigènes des Canaries en Portugal, 16.
Arabes, leurs voyages, 13 ; — ont probablement; visité les Canaries avant la conquête, 15.
Arafo, localité de Ténériffe, 300.
ARBRE saint de l'île de Fer, 370. Archipel canarien, sa situation, son étendue, 105; géographie de 1'—, 105-118.
Arguai, localité de la Palme, 360. Arico, localité de Ténériffe, 298. ARITHMÉTIQUE des anciens insulaires,
97.
ARMES des anciens habitants, 33 ; — étaient toutes en pierre ou en bois, 34, 61.
Arrecife, capitale de Lancerotte, 124. Arteam, localité de la Grande Canarie, 217.
Artenara, localité de la Grande-Cana- rie, 232.
ARTS avant l'arrivée des Européens,
97.
Arucas, ville de la Grande Canarie, ses fabriques de sucre, 205.
ASTRONOMIE avant la conquête, 97. Atlantide, 2 ; les Canaries ne sauraient être regardées comme les restes de l' —, 6.
AUGURES, 91.
AUTELS à sacrifices des ancienslinsu- laires, 88, 91.
B
BAIES, 106 ; — de Lancerotte, 120 ; — de Fortaventure, 165, 191 ; — de la Grande Canarie, 193 ; — de Ténériffe, 258 ; — de la Palme, 343.
Barlovento, localité de la Palme, 364. BAROMÈTRE, ses oscillations peu étendues, 400.
BEN-FARROUKH, son prétendu voyage, 15.
BÉTHENCOURT (Jean de) entreprend la conquête des Canaries pour le compte de l'Espagne, 18.
Bienheureuses (iles) ont été placées dans toutes les contrées du globe, 8 ; — ne sont pas les Canaries, 9.
BLÉ, sa production dans la vallée de
Santiago, 323.
BOISSONS des anciens insulaires, 45, 46; — des modernes, 247.
Bonheur (îles du) sont difficiles à déterminer, 14.
Bouches de l'Enfer, 156.
BOUCLIERS des anciens guerriers, 34. BOURREAUX guanches, 38.
Brendy localité de Lancerotte, 158. Brena, localité de la Palme, 351. Buenavista, localité de Ténériffe, 293. BUFADEROS ou jets d'eau naturels, 107,
261.
C
CALDERAS sont des cratères, 363 ; — de Bendama, 227 ; — de la Palme, 344, 363.
Canariens anciens appartenaient à plusieurs types, 22, 25.
CANAUX entre les îles de l'archipel sont libres, 106.
Candelaria, localité de Ténériffe, 299. CANNE A SUCRE, 206.
CANADAS (les) sont les bords d'un ancien cratère de soulèvement, 301.
CAPS (voir Pointes).
CARACTÈRES physiques des anciens habitants, 22-25 ; — moraux, 25, 26. Carboneras (las), localité de Ténériffe, 269.
CARNAVAL à Lancerotte, 138. Carthaginois, leurs voyages, 10. CASAS HONDAS, habitations souterraines antérieures à la conquête, 53, 151, 153.
CÉRÉMONIES religieuses des anciens Canariens, 87, 91, 92 ; — des habitants actuels, 251, 312.
CHAMEAU (voir Dromadaire).
Champ Elyséen, 8.
CHANTS anciens, 96.
Chasna, localité de Ténériffe, 297. CHASSE à l'outarde, 127, 137; — au dromadaire, 165.
CHATS sauvages, 266.
CHAUSSURES des anciens, 70, 71, 72; les paysans actuels ne peuvent s'habituer aux —, 245.
CHEFS guanches, 28 ; couronnement et insignes des —, 29.
CHEMINS, 111, 133, 190, 233, 240, 261, 266, 313, 325, 328.
CHEVAUX de Lancerotte, 151 ; rareté des — à la Gomère, 320 ; qualités des —, 152, 326.
CHÈVRES sauvages, 377.
CHIENS, 253.
Chilegua, localité de Fortaventure, 182.
Chipude, localité de la Gomère, 323. CITERNES, 113 ; — en bois, 352. CLERGÉ, 140, 218, 219, 291.
CLIMAT, 113, 207, 398. COCHENILLE, 227 ; élevage de la—, 387 COCHER canarien, 204.
COLLIERS anciens, 68, 75.
COMBATS avant la conquête, 33 ; — de coqs, 223.
COMMERCE, 242, 374 ; — d'exportation,
383 ; — d'importation, 392.
CONFRÉRIES religieuses anciennes, 86 ;
— modernes, 273.
Corralejo, localité de Fortaventure située au milieu de dunes de sable, 164.
COSTUMES modernes, 117, 162, 215, 244, 261, 313, 373.
COUTEAUX de pierre, 60.
COUVENTS (histoires de), 177, 220. CRATÈRES, 109, 141, 156, 227, 236, 308,
315, 344, 363, 377.
CUENTAS OU grains de colliers en terre cuite, 75.
CUILLERS en coquilles, 41.
CULTE des hauts lieux avant la con - quête, 87 ; encore en honneur à la Gomère, 333.
CULTURE des arbres au fond de puits, 129 ; — diverses de l'archipel, 133, 152, 178, 202, 205, 211, 220, 228, 351, 360 ; mode de — en usage de nos jours, 287.
D
DANSES anciennes, 90 ; — modernes,
250, 376.
DATTES de la Gomère, les meilleures de l'archipel, 316.
DÉCOUVERTE des Canaries, 10-19. DILIGENCES, 272.
DISTANCE de l'archipel à la côte d'A-
frique et à divers points de l'Europe, 105 ; — entre les îles, 106.
Doramas, localité de la Grande Cana- rie, 207.
DRAGONNIERS, 210; — de l'Orotave était un arbre prodigieux, 279, 299. DROMADAIRE, 127 ; qualités du —, 128, 182; maladies du —, 183, 187.
DUNES de sable, 161, 164, 216.
E
EAU, sa rareté, 112, 132 ; — saumâtre, - 172, 187, 321 ; — gazeuse, 207; — calcaire, 207, 241 ; — pour les usages domestiques conservée pendant quatre ans, 371.
EFEQUENES ou temples des anciens
Canariens, 87.
ÉGLISES, 130, 143, 232, 379. EMBAUMEMENT connu des Guanches, 80.
ENFANTS, leur éducation chez les anciens Canariens, 28, 31.
ENTERREMENT à Fortaventure, 185; — à la Gomère, 322.
ERMITAGES, 131, 143, 293, 323, 379. ERREUR du pape Clément VI au sujet des Canaries, 17.
ÉRUPTIONS volcaniques, 155, 291, 298,
310.
Espagnols atteignirent les Canaries dans le quatorzième siècle, 17. ÉTANGS, 205 ; —salés, 216, 310. EUPHORBES, 217.
EXCURSION sous terre, 159.
F
FAMILLE chez les anciens Canariens, 27. Fasnia, localité de Ténériffe, 298. FAUNE, 127, 130, 131, 137, 140, 183,
186, 239, 266, 275.
FAYCAN ou grand-prêtre, 29 ; costume et prérogatives du —, 85.
Femes, commune de Lancerotte, compte 60 habitants, 158.
FEMMES, leur condition avant la conquête, 28 ; les — accompagnaient les hommes à la guerre, 33 ; les — étaient entourées de respect, 32 ; les — d'aujourd'hui, 213, 348, 364.
Fer (île de), 367-380.
FESTIN à Garachico, 291 ; — à Hermi- gua, 330.
FEU, moyen employé par les anciens habitants pour se procurer du—, 44.
FIGUES de Barbarie jouent un rôle im- portant dans l'alimentation, 247, 264 ; opinion d'un Anglais sur les —, 281.
FILETS de pêche des anciens Canariens, 35, 67.
Firgas, localité de la Grande Canarie, 206.
FLUTE en roseau, 67, 250.
FONDAS (voir Hôtels).
FORÊTS, 211, 233, 267, 270, 271, 275,
278, 316, 329, 350, 358, 370.
Fortaventure, 164-192.
Fortunées (les îles) des Romains sont les Canaries, 13.
FOSSILES de l'archipel sont tous marins, 5.
FOURS à chaux, 137, 223 ; — à plâtre,
189.
FROMAGE entrait dans l'alimentation des anciens insulaires, 42; — de Fortaventure, 184.
Fuencaliente, localité de la Palme, 355. FUSEAU rencontré dans une ancienne grotte, 75.
G
Galdar, localité de la Grande Canarie, 208.
Garachico, localité de Ténériffe, 291. GLOUTONNERIE des Guanches, 43. GOFIO, farine torréfiée, la base de l'alimentation autrefois comme aujourd'hui, 40, 162, 247; —de cosco, 188; — de fougère, 316.
Golfo, localité de l'ile de Fer, 379. Gomère, 315-342.
Gorgades n'étaient pas les Canaries, 7. GOROS, enceintes de pierres sècbes antérieures à la conquète, 56.
Granadilla, localité de Ténériffe, 298. GRAND-PRÊTRE (voir Faycan). Grande Canarie, 193-255. GRENOUILLES, leur abondance dans les étangs, 310.
GROTTES naturelles habitées jadis, 47;
— travaillées, 49; — peintes, 51, 209 ; — sépulcrales, 81,296 ; — remarquables, 110, 135, 143, 144, 157, 158, 167, 173, 191, 232, 289, 353, 365, 378.
GUANARTEMES, chefs de la Grande
Canarie, 29.
Guajiches. Caractères physiques des —, 22 ; caractères moraux des —, 22; famille chez les —, 27; médecine des —, 46 ; habitations des —, 47 ; — étaient essentiellement troglodytes, 47, 58 ; ustensiles des —, 58 ; armes des —, 61 ; — ne polissaient pas la pierre, 61 ; industrie des — , 61-78 ; vêtements des — 69 ; beaucoup de — allaient nus, 72 ; sépultures des —, 79 ; religion des —, 84 ; connaissances des —, 96- 103; — ne connaissaient pas l'écriture, 101 ; origine des —, 103 ; — descendent des hommes de Cro- Magnon, 103 ; — modernes, 159, 192, 269, 287, 289, 298, 372.
GUAYRES ou nobles, 29.
6uia, localité de la Grande Canarie, 209.
Guia, localité de Ténériffe, 294. Guimar, localité de Ténériffe, 299.
H
HABITANTS actuels sont très mélangés, 117; — de Lancerotte, 124, 162; — de Fortaventure, 192 ; — de la Grande Canarie, 200, 244 ; — de Ténériffe, 271, 311 ; — de la Go- mère, 317,320 ; — de l'île de Fer, 372. HABITATIONS anciennes, 47, 56 ; — souterraines, 53.
HACHES en pierre, 61 ; les —polies ne sont pas l'œuvre des Guanches, 61.
HAMEÇONS anciens, 35.
HANNON, ses voyages, 10; — a pu aborder aux Canaries, 11.
Haria, localité de Lancerotte, 133. HARIMAGUADAS ou vierges sacrées, S6. Hennigua, localité de la Gomère, 329. Hespé?,ie, 7.
HIÉRARCHIE civile des anciens insulaires, 29, 37; -- religieuse, 84.
HOTELS, 123, 191, 199, 260, 279, 288, 347 ; — n'existent ni à la Gomère, ni à l'île de Fer, 320, 369.
HUIRMAS, guêtres portées par les nobles, 73.
I
Icod, localité de Ténériffe, 287. IDOLES, 88.
Igueste, localité de Ténériffe, 263. INDUSTRIE ancienne, 61-78; — moderne, 255.
INSCRIPTIONS lapidaires, 11, 99 ; les — ne sont pas l'œuvre des Gnünches, 1 QI ; pseudo— de Belmaco, 352 ; — de l'île de Fer, 378.
INSTRUCTION peu répandue, 250. INSTRUMENTS en pierre, 61 ; — en terre cuite, 64-66 ; — en bois, 67 ; — en os et en coquille, 68; — en peau, 68.
ISTHME de la Pared, 184 ; — de Gua- narteme, 202.
J
JACME FERRER, son voyage à Rio de
Oro, 17.
Jandia, presqu'île de Fortaventure,
183.
JARDINS, 150, 279; — d'acclimatation, 282.
JUBAQUES, mets favori des anciens habitants de l'île de Fer, 43.
JUGEMENTS d'épreuve, 38.
JUGES et JUSTICE, 37.
L
La Antigua, localité de Fortaventure, 169.
La Laguna, localité de Ténériffp., 273. LAMPES en pierre, 62, 264. LANCELOT-MALOiSEL aborde dans l'archipel à la fin du treizième siècle, 17.
Lancerotte, 119-163.
LANGAGE des anciens habitants, 98; — sifflé, 317, 3H.
La Oliva, localité de Fortaventure,
166.
LAPINS, leur abondance, 174.
Las Palmas, capitale de la Grande Canarie, 197.
LATITUDE de l'archipel, 105.
LAVE (coulées de), 136, 152, 155, 156,
166, 173, 287.
LETREROS (voir Inscriptions).
LIEUX sacrés des anciens Canariens,88. LONGITUDE de l'archipel, 105.
LUIS DE LA CERDA tente de prendre possession des Canaries, 17.
LUTTES très en vogue de nos jours,
223.
M
MAISONS en pierres sèches, 53, 239 ; — modernes de la Grande Canarie, 246; — de la Palme, 362.
MAL des montagnes, 304.
MALADIES, 151, 395.
MALPROPRETÉ des Canariennes, 213, 261.
MARES d'eau salée, 146, 182. MARIAGE chez les anciens insulaires,
27.
Mascona, localité de Fortaventure,
167.
Matanza, localité de Ténériffe, 276. Mazo, localité de la Palme, 352. MÉDECINE des Guanches, 46, 97. MENCEYS, anciens chefs de Ténériffe,
28.
MENDIANTS pullulent dans l'archipel,
277.
MÉTIS canariens, 25.
MIEL de palme, 316.
MIRACLES, 177, 179, 182, 274, 300, 351,
359, 361, 366, 380.
MIRAGE, 217.
MOBILIER ancien, 59; — funéraire, 81;
— moderne, 246.
Mogan, localité de la Grande Canarie, 215.
MOMIES, 80 ; enveloppes des —, 81 ;
-- naturelles, 297.
MONTAGNES, 109, 132, 133, 155, 159, 169, 170, 178, 183, 201, 219, 227, 271, 307, 315, 344.
MONUMENTS commémoratifs, 83. MORTALITÉ, 398.
MOULIN à gofio, 41.
MOUVEMENT maritime, 243, 381. MUSÉES, 199, 274.
MUSIQUE, 250, 375.
N
NAISSANCE chez les anciens Canariens,
28.
NEIGE, 236, 309.
NÈGRES de Tirajana, 239.
NOBLES, les qualités qu'on exigeait d'eux, 30.
NOMS anciens ont persisté à la Go- mère, 324.
NOPAL, 227.
NORIAS, machines élévatoires pour l'eau, 172.
Normands aux Canaries, 18. NOURRITURE (voir Aliments).
OBSIDIENNE, 304, 307.
OFFRANDES aux dieux, 90. ORGANISATION sociale des anciens habitants, 28-31 ; — politique et administrative actuelle, 115.
Orotava, ville de Ténériffe, 278. OUTARDE. Chasse de l' —, 127, 137. OUTRES de File de Fer, 377.
P
PAIN, inconnu à Taborno, 2G9 ; — de l'île de Fer, 370.
Pdjara, localité de Fortaventure, 180. Palmas (Las), son importance, ses monuments, 197.
Palme (île de la), 343-366. Papagayo, localité de Lancerotte, 160. PAQUEBOTS, 116 ; ligne de — européens touchant aux Canaries, eu regard de la carte.
PARANDAS, 135.
PARASITES, 174, 233, 247, 260, 270. PARURES anciennes, 75-78.
Paso de la Cumbre, à la Palme, 357. PATHOLOGIE, 395.
PASTEURS d'autrefois, 34 ; — modernes, 181, 215, 289, 303, 321.
PEAUX chamoisées étaient employées par les Guanches, 68.
PÊCHE miraculeuse, 160 ; — à la côte occidentale d'Afrique, 389.
PÊCHERIES, 224.
PÊCHEURS anciens, 35; — modernes,
203, 219, 252.
PEINES infligées par les anciens juges,
37.
PEINTURE corporelle, 77. PENDELOQUES en usage avant la conquête, 75.
PÉNINSULES, 107.
PERDRIX. Abondance des —, 239, 206. PHARES, 108, 194, 203, 265, 343. Phéniciens, leurs voyages, 9.
Pic de Ténériffe, 308.
PIGEONS sauvages, 137, 183, 2,8.
PIN des Canaries, 211 ; — de la Vierge, 359.
Pinar, localité de l'île de Fer, 371. PINTADERAS, servaient à s'imprimer des dessins sur la peau, 76.
PLAGES, 106.
PLATEAU central de la Grande Canarie,
235; — de la Gomère, 315.
PLATRE, 189.
PLATS en bois des auciens habitants,
67.
PLUIES, 112 ; rareté des — dans le nord de l'archipel, 132 ; — diluviennes, 168, 241, 268.
POÉSIES canariennes, 98.
POINTES de lances et de flèches, 61. POINTES de Lancerotte, 119 ; — de Fortaventure, 1G5 ; — de la Grande Canarie, 193 ; — de Ténériffe, 258 ; — de la Palme, 343.
POLYGAMIE était autrefois en usage, - 27.
PONCE, 304.
POPULATION de l'archipel, 116. PORTS, 106 ; — de Lancerotte, 120 ; — de Fortaventure, 105 ; — de la Grande Canarie, 191; — de Ténériffe, 258, 281 ; — de la Gomère, 315 ; — de la Palme, 347 ; — de l'île de Fer, 368.
POTERIES anciennes, 62-66, 181 ; — modernes, 137, 149,175, 299. POURPRE de Tyr, 10.
PRÊTRES et PRÈTRESSES, 84. PRODUCTIONS de l'archipel, 380-394. PROFONDEURS de la mer auprès des
Canaries, 5.
PSYCIIRO.NIÈTRE . Observations au —,
399.
PUCIIERO, composition de ce mets, 260. Puerto-Cabras, localité de Fortaventure, 191.
Punla del Hidalgo, localité de Ténériffe, 270.
R
Rambla, localité de Ténériffe, 283. RAVINS, 110, 196, 207, 217, 218, 262, 296, 298, 323, 325, 326, 352, 362. Realejos, localités de Ténériffe, 283. RÉCEPTION à San Bartolomé, 141 ; — à Fortaventure, 172,181 ; — à Ténériffe, 263, 265, 291; — à la Gomère, 320, 329, 337 ; — à Arguai, 360 ; — en négligé, à Valverde, 369.
RÉCIFS, 120, 194.
RELIGION ancienne, 84-95 ; —moderne,
251.
REMÈDES populaires, 289. RÉSERVOIRS d'eau, 113, 130, 132, 310. Rio Palmas, localité de Fortaventure,
178.
ROCHES sont toutes récentes, 5 ; — diverses, 109, 110, 153, 156, 170, 233, 234, 338, 340, 369.
ROCHERS notables, 234, 235, 267, 337. ROSAS, nom donné aux propriétés de
Fortaventure, 168.
ROUTES, 111, 129, 150, 201, 272, 350. RUBICON, ancienne cathédrale de--, 159.
S
SACRIFICES d'animaux en usage avant la conquête, 9!.
Sainte-Croix de la Palme, 348. Sainte-Croix de Ténériffe, 259. SALINES de la Grande Canarie, 216. SANATORIUM anglais, 281.
San Andres, localité de Ténériffe,
262; — localité de la Palme, 364.
San Bartolomé, localité de Lancerotte, 140; — localité de la Grande Canarie, 238.
San Juan de la Rambla, localité de
Ténériffe, 287.
San Miguel de Teguise, ancienne capitale de Lancerotte, 130.
Santa Maria de Betancuria, capitale de Fortaventure, 175.
Santa Ursula, localité de Ténériffe,
276.
Santiago, localité de Ténériffe, 294. Sauces (Los), localité de la Palme, 364. Sauzal, localité de Ténériffe, 276. Sémites vivaient à côté des Guanches, 24.
SÉPULTURES anciennes, 79-84. SERINS sauvages, 207.
SIGONES, nobles de Ténériffe, 29. Silos (Los), localité de Ténériffe, 292. SoiE. Production de la — à la Gomère, 326, 330.
SORCIERS anciens, 84.
SOUDE, sa fabrication, 175.
SOURCES, 112, 207, 231, 241, 278, 363. SPARTERIE ancienne, 67.
STATION HIVERNALE. Avantage des Canaries comme —, 400.
SUCRERIES d'Arucas, 206. SUPERSTITIONS des paysans actuels,
148, 218, 237, 311, 354.
T
TABAC. Culture du —, 204 .
TABONA, couteau d'obsidienne des
Guanches, 60.
Taborno, localité de Ténériffe, 268. Tacoronte, localité de Ténériffe, 279. TAFRIQUE, couteau de pierre des anciens insulaires, 61.
Taganana, localité de Ténériffe, 267. TAGOROR, lieu de réunion des Guanches, 29, 168.
Tahiche, localité de Lancerotte, 129. Talaya (La), localité de la Grande Ca- narie habitée par des troglodytes, 246.
Tamaraceite, localité de la Grande Canarie, 204.
TAMARCO, casaque en peau des Guan- ches, 69.
Tamaretilla, localité de Fortaven- ture, 187.
Tegueste, localité de Ténériffe, 268. TEINTURE des vêtements connue des anciens, 73.
Tejeda, localité de la Grande Canarie, 233.
Tejina, localité de Ténériffe, célèbre par sa plage, 271.
Telde, ville de la Grande Canarie, 219. TÉLÉGRAPHE, 116.
TEMPÉRATURE, 113, 262, 295, 302, 307,
308, 309, 398.
TEMPLES primitifs, 87.
Ténériffe, 256-314.
Terdune, village de la Gomère qui compte 50 habitants, 323.
Teror, localité de la Grande Canarie,
207.
THÉOGONIE des Guanches, 93.
Tias, localité de Lancerotte, 150. Tinajo, localité de Lancerotte, 143. Tiscamanita, localité de Fortaven- ture, 189.
TORCHES de pin des Canaries, 375. TOURNOIS en faveur avant la conquête,
31.
TROGLODYTES anciens, 47 modernes,
204, 219, 232, 246.
TROUPEAUX, 184.
TRUFFE blanche de Fortaventure mangée en guise de pomme de terre, 174. Tuineje, localité de Fortaventure, 188.
TUMULUS anciens, 82 ; — ne sont pas l'œuvre des Guanches, 84.
TUNNELS, 205, 223.
U
USTENSILES domestiques des anciens habitants, 59 ; — en terre cuite, fi4- 66; — en bois, 67.
V
Valle GI'an Rey, localité de la Gomère, 340.
Valle Hermoso, localité de la Gomère, 334.
Valleseco, localité de la Grande Canarie, 207.
VAPEUR d'eau, sa condensation, 358 ;
— contenue dans l'atmosphère, 399.
VÉGÉTAUX,114, 127,131,132, 136,150, 161, 165, 171,174, 175,178, 188, 192, 206, 207, 216, 217, 220, 224-230, 231, 274, 275, 277, 279, 281, 284, 298, 303, 332, 342, 344, 357, 370.
VENTS, 144, 294, 369.
VÊTEMENTS des anciens insulaires, 69-
75.
Victoria (La), localité de Ténériffe, 276.
VIERGE miraculeuse, 179, 182, 359. VIGNE, les résultats que donne sa culture, 153, 228.
Vilaflor, localité de Ténériffe, 297. VILLAGE enfoui sous le sable, 142 ; — ensevelis sous la lave, 152.
VILLES principales de l'archipel, 117. VIN de Lancerotte, 162 ; — de la Grande Canarie, 228 ; fabrication du —, 254 ; — inconnu à Taborno, 269.
VOLCANS, 110, 141, 155, 166, 208, 227,
310, 316, 351.
X
XERCOS, chaussure des anciens habitants, 73.
y
Yaiza, localité de Lancerotte, 154.
Z
ZONZAMAS, roi de Lancerotte, habitait une grotte entourée d'un rempart, 127.
TABLE DES GRAVURES
1. Moulin à gofio des Guanches (Ténériffe) 41 2. Grotte travaillée de Los Pilares (Grande Canarie) 50 3. Maison en pierres sèches des anciens Canariens (Tunte, Grande
Canarie) 54 4. Grand goro da la Aldea de San Nicolas (Grande Canarie). 57 5. Hache en pierre polie (Arucas, Grande Canarie) 61 6. Lampe en tjrre cuite (Mogan, Grande Canarie) 63 7. Tumulus en scories volcaniques, surmonté d'un monument commé- moratif (Agaete, Grande Canarie) 83 8. Idole en terre cuite (Fortaleza de Santa Lucia, Grande Canarie) 89 9. Autel à sacrifices (Fortaleza de Santa Lucia, Grande Canarie) 91 10. Inscription gravée sur un rocher, à La Caleta (Ile de Fer) 100 11. Vue d'Arrecife, principale ville de Lancerotte 121 12. Manière de voyager à Lancerotte 128 13. Ascension à la grotte d'Ana Viciosa 145 14. Jeunes gens de Lancerotte en costume local 161 15. Une oasis à Fortaventure 472 16. Un enterrement à Fortaventure; halte du cortège sur une montagne. 186 17. Las Palmas, d'après une vue prise des hauteurs qui dominent la ville. 195 18. Mairie de Las Palmas (Grande Canarie) 198 19. Guia, vue prise de Gaïdar 209 20. Pin des Canaries, feuille et fruit 212 21. Berger de Mogan (Grande Canarie) 215 22. Vue de Telde (Grande Caiiarie) 221 23. Le ravin de La Calzada, à Tafira 226 24. Nopal et cochenilles 228 25. Bentayga, El Roque et El Roquito (Grande Canarie) . 234 26. Journalier et marchande de fruits, sur la place de Teror 244 27. Vue de La Talaya (Grande Canarie) 246 28. Vue de Sainte-Croix de Ténériffe, capitale de l'archipel canarien 257 29. Le grand dragonnier de l'Orotave 280 30. Vue du Realejo Alto (Ténériffe) 282 31. Vue d'icod de Los Vinos (Ténériffe) ................................ 285 32. Vue du Pic de Teyde .............................................. 305 33. Homme de Ténériffe .............................................. 312
34. Femme de Ténériffe 313 35. Vue de Valle Hermoso (Gomère) 335 36. Valle Gran Rey (Gomère) 341 37. Sainte-Croix de la Palme 345 38. Groupe de femmes de l'île de la Palme 349 39. Vue de La Palmita (Palme) 365 40. Homme de l'île de Fer, eu costume (l'été 372 4t. Homme de l'île de Fer, en costume d'hiver ......................... 373 42. Église de Las Lapas, au Golfo (île de Fer) .......................... 379
PLANCHES HORS TEXTE
I. Armes et instruments de pêche des anciens insulaires 33 II. Parures et ustensiles domestiques des anciens insulaires 65 III. Pintaderas de la Grande Canarie 77 IV. Alpiste des Canaries, bananier, agave et papayer ................... 229
CARTE DE L'ARCHIPEL CANARIEN, avec le tableau des lignes de paquebots européens touchant aux Canaries ...................... Fin du volume.
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